Bien. Ce sera plus facile de réfléchir maintenant qu'il s'est retiré. Elle va pouvoir l'entendre sans être déconcentrée. Ses yeux fixent le plafond pour rester ouverts, ne pas céder à la paresse. Ses mains caressent les cheveux de Lief qui semble porter tout le poids du monde. Elle ne se doute pas une seconde que c'est de la faute de sa famille. Les Gunnulf n'ont rien commis de répréhensible ; du moins rien qui soit remonté à ses oreilles.

Les mots qu'il vient de prononcer sont tellement lourds qu'elle croit rêver. Ses yeux s'écarquillent, se tournent vers lui bien qu'elle ne puisse pas le voir correctement. Ils se sont rencontrés alors qu'ils étaient de jeunes adolescents. Si à cette époque, il voulait déjà mettre fin à sa vie, qu'avait-il traversé ? Elle n'est pas capable de l'imaginer et elle ne pose pas de questions.

Cette fois, il parlera sans qu'elle ne doive le cuisiner. Ses doigts ne font que le cajoler afin qu'il en trouve le courage. C'est bon. Elle ne l'abandonnera pas. Elle ne le laissera jamais tomber. Ils sont ensemble depuis tant d'années. Elle est assez solide pour encaisser la vérité. Aussi forte soit-elle, Barbara ne s'attendait pas à apprendre cela. Les Gunnulf ont toujours été de loyaux vassaux, suivant leurs maîtres et prenant les coups à leur place. Jusqu'ici rien d'étrange… Cependant…

— C'est eux qui t'ont fait ça…

Murmure la duchesse d'un ton plat. Elle ne réalise pas encore comment des parents peuvent réduire leur progéniture à une arme. Elle n'arrive pas à imaginer faire la même chose avec ses enfants. Ils sont bien trop précieux pour qu'elle ne les traite ainsi. Sa moitié s'éloigne afin de prendre un peu d'air, d'essayer de calmer sa respiration. Elle ne le regarde faire. Cette vulnérabilité ne lui plaît pas. Elle aime le voir soumis dans leur rapport de force mais… Elle hait le savoir ainsi tourmenté. Ça n'a rien d’amusant. Au contraire, cela la contrarie profondément.

Et tout ce qu'il raconte ne fait que l'énerver davantage. Barbara ne dit rien. L'excitation a laissé place à un autre sentiment bien plus nocif. La colère. Elle embrase presque son corps. La chaleur fait s'évaporer les dernières gouttes d'eau et de sueur qui glissent sur sa peau. Ses yeux fixent chacun des mouvements de son homme. Chaque geste lui donne envie d'éclater. De tout détruire.

— C'est eux qui t'ont fait ça…

Répète t-elle. Cette fois, sa voix gronde. Son ton est grave. Le feu brûle dans son regard. Ses muscles se raidissent et son corps se tend.

Elle devrait lui susurrer des promesses pleine de douceur et d'amour. Elle devrait le consoler et lui dire que ce n'est pas grave. Qu'elle l'aimera encore et toujours. Que son vécu ne définit pas ce qu'il est. Qu'il n'y a rien à faire si ce n'est de passer à autre chose.

Ah. Quelle blague. Jamais elle ne pourra lui dire cela. Parce qu'elle-même n'a qu'une seule envie : celle de faire payer sa famille. Elle va les traquer, leur arracher les yeux, couper chacun de leurs membres, broyer leurs os et les faire brûler au bûcher. Il n'y aura aucun pardon. Elle se penche sur le côté du lit, récupère ses lunettes pour les reposer sur son nez.

— ... Je t'ai toujours considéré comme un être humain, Lief. Attends-moi j'ai quelques affaires à régler.

Comme le génocide des Gunnulf. Bizarrement, elle n'est plus fatiguée. A la place, elle bout. Son derme brûlerait presque au toucher. Elle est furieuse et si sortir en tenue d'Ève lui importe peu, elle a conscience qu'elle ne peut pas aller affronter le climat ainsi. Alors, elle se dirige vers la penderie pour sélectionner ses vêtements. Et puis… Peut-elle vraiment lui demander d'attendre ? Il vient de formuler le regret de ne pas avoir tué sa famille. Peut-être qu'il voudrait l'accompagner. Elle bascule sa tête vers l'arrière, le regarde.

— Tu veux m'accompagner ? Je pars les massacrer.

Dans le plus grand des calmes. Comme si les conséquences n'avaient aucune importance.

La belle Duchesse est bien loin de se douter des pensées qu'éprouvent son époux. Elle n'y songe pas un instant. Se trouver un autre homme qui puisse la supporter à son âge ? Impossible et sans intérêt. Il a peut-être tendance à l'oublier mais il reste le père de ses enfants, le Duc Nyugard. A la vie à la mort, c'est la promesse muette qu'ils ont scellé lors de la cérémonie de mariage. Depuis ce jour, il n'a plus jamais été question de se séparer. Dommage pour lui. Il va devoir la supporter pendant de longues, très longues années. Jusqu'à ce que leur seconde promesse ne devienne réalité. Le trône reviendra aux Nyugard.

Cependant, pour le moment, elle a quelque chose de plus urgent à régler. Exterminer des insectes. Barbara attrape une robe noire qu'elle enfile, elle passe ses bras dans les bretelles, se moque des sous-vêtements, se soucie uniquement de son objectif de cette nuit. Sa main se referme sur un épais manteau de fourrure qui lui permettra de ne pas attraper la crève dans sa tenue, prête à partir sur le champ. Mais, les paumes de son cher Lief se referment sur ses épaules brûlantes. Inconsciemment, elle essaye de réduire la température de son corps pour ne pas lui faire mal. Il a déjà bien trop été blessé par ces rats.

Barbara se mord les lèvres, sa voix gronde comme un volcan, se retenant de ne pas exploser à la figure de la mauvaise personne.  

— Juste pour ça ? Lief. Ces gens ont osé te faire souffrir. Ils t'ont fait du mal. A toi. Mon mari. Le Duc Nyugard. C’est intolérable.

Oui. Peu importe ce qu'il dira, elle ne se calmera pas. Elle ne les laissera pas s'en tirer plus longtemps sans payer les conséquences de leurs actes. Ils ont déjà eu bien trop de chance, pendant trop d'années. L'heure est venue qu'ils subissent son courroux et aucune supplication ne la fera reculer. Pas mêmes celles de son mari qui essaye de la faire plier. Elle lève le menton, dirige son regard vers le sien, sans aucune peur. Il a déjà donné la réponse. Elle n'a pas à craindre. Elle est au-dessus des angoisses et des répercutions.

— Je suis la reine. Quoique je fasse je resterai la reine. Personne ne peut remettre mon autorité en cause. Mes vassaux m’obéiront et ne douteront jamais de mes actes. Si j'agis, c'est pour une bonne raison. Ils le savent.

Ils savent et lui offriraient leur tête si elle leur demandait. C'est ce que sont les vassaux des Nyugard. Ils sont prêts à mourir pour les souverains légitimes. Elle se tourne de moitié afin de venir effleurer le contour de son visage d'une main tandis que l'autre s'empare de son manteau pour le décrocher de la penderie.

— Ne t'excuses pas. Ce n'est pas contre toi que je suis en colère.

C'est contre eux. Eux qui doivent bien rire, vivre tranquillement et dormir paisiblement sans même savoir que leur fils a perdu toute confiance en lui à cause d'eux. Il l'étreint et elle ne réagit pas. Elle ne se dégage pas mais ne cède pas.

— C'est grave.

Elle l'observe, secoue la tête.

— Ça ne va pas.

Ses doigts fins retracent sa mâchoire, s'arrêtent sur ses lèvres. Elle murmure, siffle ses menaces.

— C'est toi qui souffres le plus. Pourquoi… Tu n'exploses pas…? Pourquoi tu agis comme si ce n'était rien…? Ça me met hors de moi. Comment ont-ils pu te faire souffrir de la sorte ? Laisses-moi y aller. Je vais t'apporter leur tête... Non. Tu n'as pas le choix. J'irai. Tu ne peux pas m'arrêter.

Barbara l'écarte en poussant son épaule pour qu'il la lâche. Son sourire fou grandit sur son visage, ses yeux s'écarquillent et elle enfile déjà son manteau. Il ne reste qu'à retrouver ses chaussures et elle se mettra en route. Pour provoquer un bel incendie en cette nuit étoilée. Il restera dans les mémoires. Ah. Ce n'est qu'une question de temps.

Il s'exprime et elle refuse de l'écouter. Il y a plus important pour l'heure que de fermer les yeux sur le passé et trouver des excuses à ceux qui n'en méritent pas. Pas elle. Eux. Elle veut sortir. Annihiler. Puis rentrer. De simples actions qu'elle va entreprendre afin de calmer ses nerfs et le venger. S'il souffre vingt ans après leurs persécutions, c'est qu'elles ont été suffisamment graves pour qu'il ne puisse les oublier. 

La Duchesse s'apprête à franchir la porte, enfiler ses bottes et récupérer son épée. Sauf qu'elle est retenue par sa voix. Enfin ! Enfin il reprend ses esprits et va l'accompagner ! Le sourire de satisfaction ne dure que quelques secondes avant que l'incompréhension ne germe. Il est la victime de cette histoire, non le coupable. Pourquoi prendre leur défense ? Il sort sa lame, vient la poser contre sa gorge. 

Un geste, un mort. 

Barbara ne bouge pas. Pourtant, son regard veut tout dire. Des yeux qui ne le lâchent pas. Horrifiée. Comment peut-il abandonner aussi facilement la vie ? De reproches. Pourquoi en vient-il là ? Pourquoi lui fait-il cela ? Quand a-t-elle ressenti ce mélange de peine et de colère pour la dernière fois ? Lors de sa défaite ? Non… Lorsque ses enfants ont été pris pour cible par un assassin. Et maintenant, son mari veut s'ôter la vie ? Pour protéger des rats ?... Il y a de quoi perdre la tête. 

— ... C'est lâche. Tu as promis… Comment peux-tu… me menacer avec ta vie….

La frustration et la rage font frémir son corps. Elle tremble. Impuissante. Une Nyugard qui a le couteau sous la gorge parce que sa moitié menace de se trancher la carotide. Il ne lui laisse pas le choix. Ou plutôt quelque soit le choix, il s'agit d'un piège. 

— Penses-tu que ta mort me fera changer d'avis ?...

Non… Ça sera le contraire… S'il meurt de cette façon, elle n'épargnera pas même un enfant. Elle explosera. Détruira tout sur son chemin. Il ne restera rien à part des flammes. Et ce n'est pas la solution qu'elle veut envisager. Sacrifier sa famille est devenue impossible. Elle ne peut pas les perdre. 

Barbara se mord la lèvre inférieure, si fort. Ce n'est pas assez pour la calmer. Alors, elle abat son poing fermé contre le mur de pierre, une fois, deux fois, trois fois. Assez pour que la douleur remplace la colère. Assez pour ne pas craquer. Garder son sang-froid ou du moins le peu qu'il lui reste. Elle prend une inspiration, expire et glisse une main dans sa chevelure, dégage son front de ses boucles roses. 

— Dors donc après avoir brisé une promesse d'une journée. Dors donc avec la fierté de t'être opposé à moi.

Sa main se pose sur la poignée, ouvre la porte et avant de partir, elle lui donne un avertissement. 

— Je vais travailler. Ne me suis pas.

La porte se referme et elle se dirige vers son bureau afin de penser à autre chose qu'à la famille qu'elle ne peut faire taire à jamais. Au moins, elle a de quoi s’occuper avec le Mithrilin. Et elle a besoin d'être seule.