Ses pieds s'enfoncent dans la neige qui craque à chaque foulée. Ses expiration laissent percevoir des nuages, attestant de la température froide de ce début d'année. A chaque pas, Barbara sent le vent fouetter ses joues et elle remercie sa fille de lui avoir donné une écharpe en poil de bête pour ne pas subir les bourrasques gelées en pleine gorge. C'est désagréable. Ça la chatouille. Quelle plaie. Au moins elle n'aura pas la voix enrouée et restera digne devant ses subordonnés.  

Mettre le nez dehors n'est pas une bonne idée. Peu d'habitants traînent dans les rues, ils sont tous chez eux, profitant d'une cheminée.  Si elle n'avait pas eu une information de la part des gardes, elle aurait fait de même. Cependant, des souris ont cru bon de s'introduire sur son domaine sans y être invitées. Entre les malfrats, les Chevaliers de l'Ordre et les mercenaires, le Fief perd de sa tranquillité et de sa noblesse.  Le sol maculé ne peut être foulé par n'importe qui. Elle qui aime tout contrôler ne le peut pas avec des gêneurs qui vont et viennent. Ils menacent la stabilité en oubliant les règles de bienséance, ils ne prennent même pas la peine de venir la saluer. Sûrement ont-ils conscience qu'elle ne les laisserait pas traîner dans ses pattes.

Arrivée sur la grande place, son regard sévère toise les deux rigolos qui se plaignent de ne pas trouver leur employeur. Ils ne réalisent pas tout de suite que Barbara s'approche d'eux. Ce n'est que quand elle souffle du nez, agacée qu'ils la regardent et sont tout de suite moins sereins. Ils pensaient pouvoir s'enrichir ici mais ils se trompent. L'argent de son Fief n'ira pas entre les mains de vagabonds.

— Je suis curieuse de savoir ce qui vous a fait venir jusqu'ici. Parlez.

Sa voix n'a rien de doux ni de tendre. Elle est autoritaire et peu avenante. Les deux rongeurs lui répondent pour ne pas la froisser avant d'être expédiés à la frontière où ils pourront prendre la route du retour. Barbara, quant à elle, examine les indices dont elle dispose. Le nom de l'habitant qui a publié cette quête ne lui est pas inconnu. Elle sait où le trouver. Elle connaît bien la capitale et son peuple. Même si cet homme ne lui a laissé qu'un souvenir fugace, tant il est insignifiant.

Sa marche la mène jusqu'à une porte.

Elle toque d'un coup sec.

Une fois, deux fois, trois fois.

Pas de réponse, pas de voix.

La Duchesse pousse un soupir contrarié, s'éloigne d'un pas et fait volte-face comme si elle allait partir. Cependant, ce n'est que pour prendre de l'élan. Elle vient frapper de sa botte de cuir la porte en mauvais état. Le bois craquelant tombe dans un fracas qui suscite l'intérêt des passants. Cela fait, elle repose son talon au sol non sans se frotter les mains.

— C’est pas vrai ! On peut pas être tranquille un peu ??! Je vous ai déjà tout dit !!

Se plaint un homme, nu comme un vers, énervé d'être interrompu pour la deuxième fois dans son moment d'intimité. Il ne s'attend pas à voir la Duchesse de Nyugard sur le seuil de la porte, le jugeant d'un regard indifférent. Ses orbes rubis descendent vers son corps, elle remonte ses lunettes sur son nez. Le désintérêt dont elle fait preuve ne rend pas hommage à la virilité de l'homme qui s'empresse de faire une courbette pour ne pas lui manquer de respect.

Sans être gênée le moins du monde, Barbara croise ses bras contre sa poitrine et les dévisage tour à tour. Amante et homme.

— J'ai peu de temps à vous accorder, une poignée de minutes. Ensuite vous pourrez reprendre. Qu'est-ce que vous m'avez déjà dit ?
— A... Avant ça je peux m'habi-
— Dépêchez-vous de parler.

Il  n'a d'autres choix que d'abdiquer.

[...]

Ah. Quelle belle plaisanterie. Une quête a été faite sans qu'elle n'ait conscience elle-même de la situation. A quoi cela rime ? C'est le devoir de la Duchesse et du Duc de veiller sur leurs sujets. Pas celui d'inconnus. Il y en a encore un qui traîne quelque part. Barbara a emprunté le cheval de quelqu'un afin de ne pas perdre davantage de temps. Épée à la taille, son regard fixe le sol, observant les traces dans la neige. Heureusement qu'elles sont encore fraîches.

Barbara quitte la selle de sa monture, attrapant les rênes pour l'attacher à un arbre. Le reste n'est qu'un jeu de piste et si elle n'est pas aussi douée que les Unfrid, elle a des bases solides. En quelques minutes, elle le trouve. Une silhouette masculine. Sa démarche ne se fait pas discrète quand elle s'avance. S'il veut s'échapper, il peut toujours essayer bien qu'elle ne le laissera pas partir trop loin. Le dos droit, les bras croisés sous sa poitrine, l'absence de sourire sur son visage ne la rendent pas très accueillante.

— Arrêtes toi là. Les problèmes de Nyugard ne regardent qu'eux. Un étranger n'a pas à mettre son nez là-dedans.

Soudain, un drôle de sentiment l'envahit. Quelque chose naît de son instinct. L'impression d'être observée. L'impression de ne pas être dans le rôle du prédateur. Elle est la proie. Mince. Cette bestiole rôde déjà dans les parages ? Elle aurait aimé s'occuper du mercenaire avant mais ça ne va pas être possible. Lentement, sa main vient se poser sur la poignée de son épée. Une chèvre ne l'effraie pas. Cependant, Barbara sait que la prudence est de mise face à un adversaire inconnu. Même s'il s'agit d'une chèvre.

— Ça arrive. Je ne serai pas responsable de ta mort, débrouilles-toi pour ne pas me gêner.

Devant eux, les arbres sont bousculés par l'apparition d'une bête. Mais bon, ce n'est qu'une chèvre. Pas de quoi prendre peur.

Voici donc le petit rat manquant. Il ne fait preuve d’aucune culpabilité, n’a même aucun regret et surtout aucune peur à la voir s’approcher de lui. Non, il demeure muet, ne répondant à sa provocation que par une autre. Cela lui arrache un sourire arrogant. C’est bien un rongeur, il a la tête bien remplie. Il est un peu trop grand en revanche pour qu’elle continue de le considérer comme tel. Soit elle lui brise les rotules pour lui faire perdre une vingtaine de centimètres, soit elle trouve un autre surnom pour le désigner. Et comme elle n’a que des noms d’oiseaux en tête, autant qu’elle lui brise les os, ça sera plus simple.

Barbara aurait tant aimé passer à l’acte, cependant, l’herbivore pointe le bout de son nez. Son camouflage ne le dissimule plus, bien qu’il s’apparente à une grosse boule de neige avec des morceaux plus tranchants qui dépassent. Un peu comme un porc-épic version arctique. Rien de bien inquiétant si ce n’est qu’il est un peu trop gros. Il les dépasse. C’est une espèce animale qu’elle n’a jamais vu sur ses terres. D’ailleurs, elle n’est pas certaine d’en avoir croisé dans les autres Fiefs.

Avec le plus grand des sérieux, Barbara replace ses lunettes sur son nez, fixant le monstre et essayant de répondre à son camarade de galère.

— Ce n’est pas une chèvre ça. C’est un mouton… Un bouc. Ou un bouquetin ?

Imperturbable, Barbara ne montre aucune peur. Si elle était défaite par un mammifère, sa réputation en prendrait un coup. Elle qui est connue pour avoir terrassé des ours à mains nues, perdre contre une mignonne petite brebis… Non. C'est impossible. En plus, elle a beau prendre ça à la légère, elle ressent bien la dangerosité de ce qui se dresse devant elle. Surtout qu’elle se fait charger par l’animal. Ça l’arrange. Qu'il la prenne donc pour cible. Il ne sait pas ce qui l'attend. Elle va lui envoyer un bon coup de boule et le mettre K.O. Elle maintient ses appuis, l’attend avec un sourire de satisfaction qui s’estompe quand l’homme la pousse pour lui éviter de se faire éclater le front.

Le sol tremble, l’impact est violent et ne fait aucune victime. Barbara grogne de mécontentement à l’idée d’avoir été gênée et même s’il n’a pas eu tort, elle ne lui accordera aucun remerciement. Il s’est interposé. Elle ne lui a rien demandé. Même s'il lui a été utile. Sans le faire exprès (bien entendu, elle est si aimable et sympathique), Barbara lui écrase le pied de son talon pour l’inciter à ne pas refaire quelque chose d’aussi stupide que de voler à son secours. En même temps, elle se permet un commentaire cynique.

— Ha. Tu crois vraiment que cette chose va se laisser tuer gentiment pour que tu touches ta récompense ? C’est un monstre. Il ne risque pas de nous épargner.

Sa taille, ses cornes, son pelage, tout chez lui est une arme. Et cela ne rend la situation que plus excitante. Parce que si elle en vient à bout, elle pourra montrer à nouveau sa supériorité, que ce soit à son mari mais aussi aux habitants. Une occasion qu’elle ne va pas rater. Le mercenaire est plus rapide, utilise sa magie -tiens, ils ont la même- et bien qu’elle n’en attendait pas grand chose, le résultat la fait froncer davantage ses sourcils.

Ça n’a aucun effet. La bête est insensible au feu.

— Tch. Quelle plaie.

Barbara ne cache pas son agacement. Elle se décide à cesser d’être spectatrice de cet affrontement. A elle de passer à l’action. Sa main se referme sur la poignée de son arme, elle se penche vers l’avant, sur sa jambe fléchie. Elle se propulse, court vers la peinte afin de prendre de la hauteur sur le monstre. Quand elle est suffisamment élevée, elle bondit et sort son épée. Elle la tient à deux mains, au-dessus de sa tête alors qu’elle s’apprête à trancher vers le bas, la nuque de l’animal. Son regard le jauge avec mépris.

— Prends-ça bichette.

Spoiler:

Bichette hurle lorsque l'épée rencontre l'arrière de sa tête. Pourtant, Barbara ne parvient pas à lui trancher la nuque. Elle est trop résistante pour se laisser avoir par une seule attaque bien placée. L'animal menace de lui donner un coup de corne et elle parvient à le bloquer contre sa lame, le choc la fait reculer, ses talons glissent dans la neige et elle s'éloigne de sa cible. 

Bichette est résistante, puissante et tenace. Ce n'est pas un adversaire à prendre à la légère, au moindre relâchement, elle lui infligera de lourds dégâts. Le regard de Barbara observe la zone d'impact de son attaque puis son arme. Une matière visqueuse coule le long de l'épée et elle l'éjecte d'un geste rapide, avant qu'elle ne se solidifie. 

C'est la première fois qu'elle voit ce genre de phénomènes. La bave devient glace. Et malgré cela, l'animal est résistant au feu… Les attaques armées ne sont pas efficaces. C'est un vrai château fort. Il est insensible à tout. S'il est impossible de lui couper la tête, quelle zone privilégier ? C'est évident. Les pattes. En lui sectionnant des nerfs, elle se déplacera moins vite. 

C'est parti. 

Ou pas. Bichette a une quinte de toux, crache une salive immonde qui l'asperge. Elle ferme ses paupières bien que ses lunettes protègent ses yeux et fronce des sourcils. C'est la première fois qu'on ose lui cracher dessus. C'est écœurant. Dégoûtant. Son corps est parcouru par un tremblement de rage. Elle s'apprête à se débarbouiller sauf que son corps ne peut pas bouger. La salive devient de la glace et elle est prisonnière. 

— ... Espèce de…

L'insulte lui échappe alors qu'elle essaye de frapper avec le manche de son épée la glace qui immobilise ses jambes afin de s'en dégager au plus vite. C'est une question de secondes avant que la prochaine attaque n'arrive et si elle ne veut pas se la prendre de plein fouet, elle a intérêt à se dépêcher. Bichette ne va pas l'épargner. 

Spoiler: