_ Saja ? Sajaaaaa !

Les rares fois où son serviteur n'est pas dans son ombre, Sun passe son temps à le chercher.

Au point où Saja doit parfois l'avertir lorsqu'il souhaite s'isoler. Vous voyez, l'image du chien qui gratte à la porte quand son maître est à la salle de bains ? Sun, c'est un peu ça, bien qu'il fasse presque 2 mètres et une bonne centaine de kilos, et qu'il pourrait arracher la porte s'il s'impatiente. Se séparer pour dormir est devenu un sujet de négociation : Sun a installé un lit de camp pour Saja, pour que les longues heures passées à discuter ne privent plus son serviteur d'heures de sommeil. Depuis quelques nuits, Sun s'endort, bercé par le son de sa voix ou de son souffle discret. Son lapin serré contre son coeur, sa tête tournée vers son serviteur.

Pour l'instant, pas de rumeurs ; l'on s'est habitués à les voir toujours ensemble, Saja est sa mémoire vivante. Toujours là à lui rappeler, où il a posé ses affaires ou le programme de la journée. Veillant à ce que son maître soit toujours présentable. Dans sa maladresse et son impulsivité, il n'est pas rare que Sun tâche ou déchire ses vêtements. Quand il ne laisse pas sur ses joues, quelques miettes d'un goûter rapidement avalé, que Saja efface d'un geste précis et maîtrisé. Les contacts qui s'échangent sont toujours limités, bien qu'il arrive de temps en temps, que Sun écrase volontiers sa joue contre ses doigts… Cherchant timidement, à faire durer cette proximité.

Le pas lourd remonte les couloirs, les yeux vont et viennent, il est bien l'un des seuls à s'attarder sur sa silhouette… Jusqu'à reconnaître son port droit. Son allure éthérée. Le pas léger, soudain suspendu, par le son de sa voix. D'un geste gracieux, d'une élégance qui captive toute son attention, Saja se retourne pour le regarder… Et lorsque leurs yeux se croisent, Sun sent quelque chose éclater dans sa cage thoracique. C'est chaud, ça monte jusqu'à ses joues, un sourire radieux étire ses lèvres. La distance entre eux, rapidement avalée de quelques pas, Sun se retient de justesse de l'enlacer.

_ Tu es là !

Passer leur vie ensemble, ne retire rien au bonheur des retrouvailles. Quelques minutes sans lui, c'est l'éternité à endurer. D'ailleurs, Sun sautille presque sur ses pieds, d'un mouvement, laisse son épaule rencontrer celle du serviteur. Mais conscient de leur différence de masse, son bras en profite pour entourer timidement sa taille : fermement, l'empêche de basculer, jusqu'à se reculer d'un pas. Les joues rougies, les yeux brillants, heureux de l'avoir touché, un court instant…

Comme pour s'assurer, qu'il était bien là, que c'était bien lui, compenser, le manque, combler son absence, de sa présence.

_ Regarde ce que j'ai trouvé ! Tu crois que c'était pour moi ? Que c'était un cadeau ?!

Sa main libre montre fièrement le dessin griffonné, qu'il a trouvé sur le sol de son bureau. Il l'a soigneusement déplié, et de ses larges mains, a veillé à lisser soigneusement le parchemin… Il n'a pourtant pas fait couler le fusain. Signe qu'il s'est probablement appliqué, pour ne pas abîmer l'oeuvre qui lui a été déposée (qui a, en réalité, été oubliée).

_ Je suis beau dessus hein ? Je vais le mettre dans mon bureau ! Tu sais qui aurait pu le déposer ? Il faudra que j'aille remercier la personne !

Son pas vient doucement accompagner celui de son serviteur. Bien que marcher à deux de front soit difficile dans le couloir étroit, plus encore vu sa corpulence, par habitude, il passe devant, mais fait dos au couloir pour regarder Saja.

_ Qu'est-ce que tu allais faire ? Je peux t'aider ?

Il propose dans un grand sourire.

Bien que Noble, Sun aime mettre la main à la pâte, littéralement. Les domestiques s'opposent toujours un peu à l'idée de voir l’Héritier s'égarer dans les cuisines ou aller couper du bois… Mais Sun aime se sentir utile. Ca lui permet aussi de défouler son trop plein d'énergie. Les serviteurs s'écartent sur leur passage, et un meuble se rapproche dangereusement des hanches de Sun qui n'y prête, bien entendu, aucune attention…

_ J'ai parlé à Père du café ! Il pense que ça pourrait être une bonne idée… Et tu sais quoi ?! Il m'a même confié le projet de recherche ! A moi !!! Tu m'aideras ?

Il demande, faisant un pas en avant vers Saja.

_ J'arrive bien à réfléchir avec toi ! Et on pourra faire des expériences ensemble ! Qu'est-ce que tu avais pensé du café que je t'ai préparé ? C'est soi-disant stimulant mais moi, quand j'en bois, ça me donne envie de dormir…

Il avoue dans une grimace gênée… Hyperactif, malheureusement, les effets des excitants sont toujours inverse à ce que l'on attend chez lui.

_ Mais toi, il ne faut pas trop que tu en boives… Déjà que tu ne dors pas beaucoup…

S'inquiète Sun dans une petite moue.

_ Tu as réussi à dormir la dernière fois ? Tu n'es pas trop fatigué ?

Il trouve toujours de nouvelles choses à lui dire. Des pacotilles, parfois, des phrases qui n'attendent pas même de réponses… Mais ses questions attendent toujours, quelques mots de la part de son serviteur. Car il veut, discuter, il veut, échanger, il veut, partager.

Il a envie. D'être avec lui.

Depuis son tout jeune âge, Sun a toujours été social.

Quand ce n'était pas aux jupons de sa mère qu'il s'aggripait, c'était auprès de ses adelphes qu'il se rendait ; et quand frère et soeurs ont eu l'envie d'intimité, c'est auprès des serviteurs qu'il s'est réfugié. Cherchant toujours, une compagnie avec laquelle discuter, car Sun aime partager. Ce qu'il mange, ce qu'il vit, chaque instant.

Depuis plusieurs années maintenant, Saja est son principal conseiller, son guide, sa mémoire, la raison qui canalise ses actions. Il lui apporte l'ordre, la rigueur et le calme dont il peut manquer, la réflexion qui freine ses soudaines impulsivités, la mémoire qui lui rappelle où il a posé ses affaires ou ce qu'il a à faire. Peut-être a-t-on craint que leur caractère opposé ne finisse par les confronter ; alors que leurs tempéraments différents se sont tout simplement complétés.

_ Et je t’ai trouvé !

Se réjouit Sun, le visage éclairé d'un sourire radieux. Ils n'ont jamais passé plus d'une journée loin l'un de l'autre, et pourtant, chaque retrouvaille s'accompagne toujours d'une joie débordante, un peu envahissante, le besoin d'un contact, ne serait-ce que d'une main sur son épaule ou qui effleure son bras. Il s'impose sans le vouloir, sans vraiment penser à mal, avec maladresse et enthousiasme.

Il surprend la gêne sur le visage de son serviteur, bat à deux reprises des paupières, avant que son regard ne s'adoucisse. Qu'un sourire tendre, n'étire ses lèvres et qu'il penche légèrement la tête sur le côté. Sa timidité, fait toujours naître en lui une chaleur indescriptible. L'envie, de lui offrir ses bras pour qu'il se réfugie, contre lui. Envie balayée, d'un rire alors qu'il étend le parchemin pour observer une fois de plus son dessin.

_ Moi, je le trouve très ressemblant ! Si tu ne veux vraiment pas, je ne l'afficherai pas… Mais je compte bien le garder avec moi !

Les yeux brillants, il se contemple : le coeur bondit, face aux traits qui dessinent ses mâchoires, son sourire, ses longues mèches délicatement tracées, instinctivement, Sun entoure un index autour de l'une d'elles. Dans un geste un peu coquet, un peu gêné, il se mord la lèvre alors que des rougeurs s'étalent sur ses pommettes. Au fond de lui, la satisfaction d'avoir été la source de son inspiration. Etrangement flatté, d'avoir été la source de son observation.

_ Tu dessines vraiment bien ! Qu'est-ce que tu dessines, d'habitude ?

A-t-il d'autres modèles ? Comme pour s'assurer qu'il n'a pas été pris au hasard, qu'il a bien été, choisi….

Lorsqu'il entend que Saja a déjà étendu le linge, une petite moue déçue lui échappe. Il aime l'accompagner, durant ses tâches. Porter le panier, parfois s'amuser à étendre un linge sur son propre visage, crier “A l'aide !” avant d'éclater de rire quand Saja vient le libérer. Même s'il est probablement exaspéré par sa sottise, par ses bêtises, Saja finit toujours par sourire.

Sourire. Il sourit si doucement, quand il étend les draps et les vêtements. Quand la brise se glisse dans ses cheveux sombres, leur portant les parfums du jardin, ceux du savon noir, l'air marqué d'une humidité bienfaisante et bienfaitrice, qui boucle les épais cheveux de Sun. Et quand tout est terminé, quand tout, vole dans le vent, comme les grandes voiles d'un navire, que Sun s'assoit pour observer, sentir parfois une fine main s'égarer dans ses cheveux, discipliner vainement une mèche, la glisser dans sa coiffure. Jusqu'à ce que Saja vienne à ses côtés.

Saja aime les taches ménagères, et Sun aime travailler. Et tous deux aiment voir, le résultat de leurs efforts conjugués.

Sun se demande parfois, ce qu'il regarde le plus. Le linge baloté par le vent, ou la joie éclore sur le visage si lisse de son serviteur. Contrairement à lui, Saja est assez peu expressif. Spectre errant au travers des couloirs, teint livide, yeux mornes. Jusqu'à ce que la vie éclose, dans ce sourire qui s'esquisse, le relâchement de ses sourcils, dans ses yeux qui s'ouvrent davantage, qui s'illuminent.

Sun se dit, ce n'est pas grave, ça sera pour une prochaine fois. Et comme les nuages, la déception passe, chassée par le son si paisible de sa voix. Sun serre joyeusement les poings, les lève et les serre contre son torse, dans un geste impatient, une tentative, de se contenir.

_ Oh oui avec plaisir !!! J'adore les pommes !

Comme si Saja, ne le savait pas. Et peut-être d'ailleurs est-ce un moyen détourné de lui proposer un instant, à eux, entre eux, pour eux. Les pommes cueillies, quelques unes seront peut-être cuisinées, mais d'autres finiront probablement dévorées par l'héritier.

Quand les doigts fins de Saja se referment sur son poignet sans réussir à totalement l'entourer, Saja n'a pourtant pas un seul effort à faire pour que Sun suive sa directive. Son attention toute braquée sur son serviteur, son corps et sa volonté obéissent aveuglément à sa guidance. C'en est parfois effrayant : il suffit d'un mot, d'un froncement de sourcil, d'un geste, pour discipliner l’Héritier. Il est bien élevé, s'amuse-t-on, mais ce n'est pas qu'une question d'éducation.

Pas quand lorsqu'on voit, avec quelle confiance et dévotion, il observe Saja. Naturellement observateur, attentif, empathique, tous ses sens étudient le moindre détail, il a toujours su voir au delà de son masque. Il finit par faire face au chemin qu'ils remontent, et croise ses bras dans son dos, navire, ses voiles levées, gonflées par le souffle de son serviteur dans son dos.

Inquiet, il lui adresse une oeillade un peu penaude.

_ Oh… Tu n'as pas aimé ? Tu n'étais pas forcé de finir ta tasse tu sais ! Tu crois que je pourrais en améliorer le goût ? Qu'est-ce qu'il manquait, selon toi ?

Il demande avec intérêt.

A la mention de son ronflement, Sun cligne des paupières mais éclate d'un rire sonore. Amusé, il secoue légèrement la tête de droite à gauche, faisant voltiger son épaisse queue de cheval. Taquin, il lui adresse un nouveau regard.

_ C'est le Lion qui ronronne, ça !

Il affirme fièrement en posant ses mains sur ses hanches.

_ C'est parce que je suis bien ! Et que je dors profondément ! Toi, tu ne fais pas de bruit… En fait, une fois que tu es bien installé, tu ne bouges pas jusqu’au lendemain !

Comme quoi, lui aussi l’observe parfois lorsqu’il dort… Ils rejoignent la cour et passent près du poulailler de Sun. Le jeune homme sourit à ses poules mais ne s’y arrête pas, rejoignant d’un pas tranquille, le beau pommier qui longe l’un des murs de la bâtisse. Il n’a qu’à lever une main pour cueillir une pomme, l’essuie grossièrement contre son haut, avant de croquer dedans, puis en prendre une autre pour la nettoyer de la même manière et la tendre à Saja…

Bien que Saja n’ait pas de sang noble, il en a l’allure.

Le port droit, le pas gracieux, l’allure éthérée et élégante, toujours posé, dans le choix de ses mots ou le ton de sa voix, peu d’émotions transparaissent sur son minois : parfois, un sourire, bien souvent, un froncement de sourcil, il a l’autorité d’un Seigneur, lorsqu’il hausse la voix. Mais la Déesse a fait de lui un simple serviteur. Leur relation aurait-elle été différente, s’ils étaient tous deux issus d’une grande famille ?

Sun n’en est pas bien sûr. Le concernant, il est sûr qu’il l’aurait tout autant aimé.

Sa présence le rassure, son calme le canalise, il est sa mémoire, son ombre, son plus précieux ami. Ses rares instants de faiblesse, ses peurs et ses sursauts, éveillent en lui toute son âme guerrière et chevaleresque. Sa raison l’aide à dompter ses propres émotions et à freiner ses impulsions.

Sun cligne des paupières face à l’aveu de Saja et reste un instant interdit. Dessiner… Ce qu’il aime. Être comparé à une fleur, une plante, un chat ! Il rougit comme une pivoine, et s’il pouvait, il était sûr qu’il ronronnerait… Il a l’habitude qu’on le compare à un chien, un lion, une patate, voire une dinde, mais d’aussi jolies choses, ça, non, ça n’arrive pas souvent. A croire que Saja discerne en lui, une délicatesse que beaucoup ont tendance à ignorer. La douceur sur ses traits, l’intimide et Sun baisse légèrement la tête sans oser croiser son regard. Un sourire un peu niais sur les lèvres, il se dandine d’un pied sur l’autre.

_ Mais… ?

Qu’il soulève, qu’il demande, d’une petite voix, comme lorsqu’il veut une part de gâteau en plus de celle déjà avalée, une tresse de plus dans sa chevelure. Il veut un peu plus, de sa gentillesse. De cette tendresse. Les yeux légèrement brillants, à l’image de ce sourire qui s’esquisse, de cette tête qui s’incline, comme pour l’inviter à la connivence de ce moment passé ensemble.

_ Pas de dessert ?!

Répète Sun, stupéfait. Son regard se fait sincèrement inquiet alors qu’il secoue légèrement la tête de droite à gauche, agitant sa longue crinière.

_ Je ferai attention !

Qu’il assure, docile, d’ailleurs, il accepte de regarder devant lui sans plus discuter.

_ Du sucre… C’est une bonne idée. J’essaierai.

Songe Sun, croisant les mains dans son dos.

_... Je ne sais pas si c’est bien de m’acharner sur cette découverte mais… ce serait dommage de ne pas essayer de l’exploiter ou d’apprendre à en découvrir les particularités. Je ne dois pas baisser les bras.

Voilà qu’il s’encourage, serrant les poings et gonflant le torse.

_ Il faut juste que je continue d’essayer !

Lorsqu’ils passent près du poulailler, la demande inquiète de son ami le fait rire. Le geste n’est pas moqueur, bien qu’il trahit une certaine tendresse et un amusement innocent. Sa main naturellement, saisit un court instant celle de son serviteur pour l’entraîner à ses côtés, dans un geste protecteur bien que bourru.

Le couvant du regard, il hoche la tête.

_ Ne t’inquiète pas, j’ai refait leur poulailler, elles ne s’échapperont pas.

Il le relâche à contrecœur une fois à proximité du panier et n’a qu’à lever la main pour saisir une pomme rouge, qu’il observe entre ses doigts.

_ Du jus de pomme avec du café…, qu’il murmure comme pour lui-même, penchant la tête sur le côté, une moue lui échappe finalement, il s’agira probablement d’un de ses prochains essais. Ses prunelles reviennent sur Saja qu’il voit croquer dans son fruit et il l’encourage d’un sourire.

Saja ne mange pas beaucoup et n’est pas bien épais. Sun craint toujours qu’il ne manque de quelque chose. Qu’il ait froid, faim, qu’il n’ose pas, profiter de ce que Sun peut lui offrir. C’est une question de fierté, de dignité, peut-être la peur de déranger.

_ … Elle n’est pas bonne ?

Qu’il s’inquiète face à sa moue, se penchant pour observer le fruit – lui croque dans le sien, avant de le tendre à Saja.

_ Tu veux qu’on échange ?

Qu’il propose, la bouche pleine.

_ La mienne est juteuse, bien sucrée !

De son autre main, il prend celle de Saja et confie la sienne à son ami. Il veut le meilleur pour lui ! Quitte à lui donner la pomme dans laquelle il a croquée. Sun n’a pas vraiment un palais fin : l’important pour lui est de combler son appétit souvent insatiable. Il commence à ramasser des pommes, qu’il dépose dans le panier.

_ Qu’est-ce que tu vas préparer pour le dessert ? Une tarte ? De la compote ? Un moelleux ?

Il en salive d’ailleurs et s’essuie les lèvres d’un revers de sa manche.

Ses spécialités, il les connaît toutes pour les avoir goûtées – et sans cesse lui en redemander.

Sans jamais, se lasser.

L’idée que son serviteur ait pris du temps, pour lui, pour le dessiner ou pour cuisiner, suffit déjà à le toucher.

Si Saja peut se satisfaire de peu, Sun, lui, ne dit jamais non pour en avoir, un peu plus – tout en apprenant à se réjouir de ce qu’on lui a déjà donné.

Et peut-être qu’il espère un peu plus, que cette relation de servitude. Un peu plus, qu’une simple relation, d’amitié.

Le pouffement de Saja n’échappe pas au regard attentif de Sun.

Et en réponse, le jeune homme sourit tout naturellement. Heureux, de l’entendre rire, il en a oublié ses inquiétudes, elles sont déjà chassées d’un battement de paupière. Certains murmurent que le crâne du jeune héritier est empli de courants d’air ; qu’il suffit qu’une porte claque ou qu’il éternue, pour que toutes ses pensées s’éparpillent !

Il est vrai que Sun n’est pas toujours très attentif, mais étrangement, il a particulièrement bonne mémoire : il sait seulement à quoi accorder de l’importance. Les petits soucis, les plus gros, ce qui pèse sur son esprit, il le chasse d’un soupir, d’un mouvement de tête, d’un éclat de rire. Il n’aime pas s’encombrer, de plus qu’il n’a déjà à porter.

Et les encouragements de Saja lui donnent des ailes ! Galvanisé, Sun serre fièrement les poings et hoche vigoureusement la tête.

_ Je persére-persévrai-perse- BREF ! Je continuerai !

Qu’il affirme avec toute la force de sa volonté. Le contact de sa main, si délicatement déposée sur son épaule, le fait fondre : c’est dans ses entrailles, que se répand la chaleur. Si forte, qu’il sent sa température monter d’une flèche, et peut-être que son serviteur sent sous ses doigts, l’afflux d’un sang brûlant. Le rouge gagne ses joues, et sa main brûlante s’est doucement, tendrement, renfermée sur celle de Saja quelques instants…

_ Oh… Pas faim ?

Il répète, un peu stupidement, ce genre de concept, ça lui échappe. Il faut dire qu’il est un vrai ventre à pattes ; son appétit insatiable s’accompagne d’une gourmandise pour tout ce qui est un tant soit peu mangeable et d’une curiosité terrible pour la nouveauté… Tant et si bien que Saja doit sans cesse surveiller ce que l’on propose à son Seigneur. S’il y a bien un assassinat à redouter, le malfrat aurait mieux fait de lui offrir une boîte de chocolat que tenter de le poignarder dans son sommeil – plus discret, plus efficace et bien moins risqué pour celui qui attenterait à la vie de l’Héritier.

Quand l’index du jeune homme vient doucement presser sous son menton, Sun ferme docilement la bouche. D’une obéissance comique, à se demander qui commande, entre le Maître et son serviteur : mais Saja, est sa mémoire, sa raison, son guide. C’est d’ailleurs bien l’un des seuls, à contenir ses impulsions d’une œillade ou d’un regard, l’un des seuls, vers qui Sun se tourne en recherche d’un assentiment. Comme pour être sûr, de ne pas lui déplaire, de ne pas l’agacer, de ne pas l’impatienter, être sûr, de toujours l’avoir à ses côtés.

A partir de cet instant, Sun est plus prudent : il veille à terminer sa bouchée, avant de parler.

_ Oh oui une tarte ! C’est ce que je préfère !

Tous les desserts faits par Saja sont ses préférés. Si la pomme revient finalement à la personne qui l’a croquée, c’est pour être une nouvelle fois mordue, d’ici quelques bouchées, il n’en restera plus. La main qui se lève vers son front attire son regard, avant qu’il ne ferme les paupières, le laissant replacer la mèche derrière son oreille… Le contact de sa peau contre la sienne, invite sa tête à suivre le geste, pour faire perdurer l’instant, jusqu’à se détacher à contrecœur.

Le voyant tendre le bras pour saisir une pomme, Sun l’aide en abaissant la branche, d’une pression ferme et douce, veillant à ne pas briser cet arbre qu’il aime tant. Il le relâche pour adresser un regard à l’intérieur du panier, de son goûter, il ne reste qu’un trognon qu’il fend entre ses doigts, pour le jeter aux poules un peu plus loin. Puis, comme un enfant, il offre ses paumes à Saja, pour qu’il les mouille un peu d’eau.

_ C’est une très bonne idée ! On pourrait essayer, pendant qu’on cuisine ? Je peux t’aider pour la tarte, comme ça, elle sera vite faite, et pendant qu’elle cuit, on pourra s’entraîner ensemble ! On pourrait euh… faire d’autres tartelettes ou… tiens, les biscuits infusés avec du thé, voir ce que ça fait, avec du café ? Ou mélanger ça à du gâteau à la crème ! Ca ajouterait de l’épaisseur, du sucre pour adoucir l’aigreur…

Qu’il commence à réfléchir à voix haute.

_ Ca pourrait être vraiment bien ! J’aime faire des choses avec toi, ça me fait plaisir, ça me fait du bien !

Qu’il avoue, avec sa spontanéité déconcertante, prenant doucement le panier des bras de Saja.

_ Je peux le porter, s’il est lourd !

Il ne l’est sûrement pas tant que ça, mais le grand dadais aime se sentir utile, plus encore pour Saja.

_ Ah j’ai aussi parlé du projet d’imprime-livres ! Papa ne semblait pas bien intéressé… Il commençait à me dire que ça pourrait être risqué, si quelqu’un tombait dessus…

Une petite moue, un peu déçue, lui échappe.

_ Je me suis quand même inscrit au concours d’invention. On verra bien ce qu’il en est. Si ça fonctionne… Je pense qu’on pourrait s’en servir. Pour de bonnes causes. Comme distribuer des recettes !

Il y aurait sûrement bien plus sérieux, bien mieux à faire,  mais les idées viendront plus tard. Puis Sun aime l’idée d’offrir ce qu’il croit être utile. A ses yeux, bien manger est un moyen accessible à tous, d’être heureux.