Le monstre a pris la fuite. Pour une fois, Barbara a décidé d'épargner son adversaire et de faire preuve de pitié. Ou plutôt, elle n'a pas eu le choix. Dans son état, si elle avait continué le combat, elle aurait récolté bien plus que quelques bleus. Elle aurait pu perdre la vie à s'entêter face à quelque chose qui la dépasse. Et dire que ce quelque chose est une biquette… Une vulgaire chèvre… C'est pathétique. Quelle honte. Peu importe la taille et la force de cet animal, perdre contre une brebis… 

Il n'y a pas moyen qu'elle en parle à son mari. Barbara a préféré prolonger son inspection pendant quelques jours. Elle a patrouillé dans le Fief et a averti les habitants de la menace en leur précisant de ne pas sortir la nuit pendant quelques temps. Quelle réglerait le problème. 

Barbara s'est vite rendue compte de la stupidité de sa décision. Pour rassurer les habitants, il lui faut des troupes à mobiliser. Pour avoir des troupes à mobiliser, il lui faut l'accord du Duc. Pour obtenir cet accord, il lui faut expliquer la situation. Et c'est là que ça coince. Elle n'a pas le choix. Il est temps de rentrer.

La Duchesse ne peut pas l'éviter plus longtemps. Pas à cause de sa fierté. Elle serre ses mollets sur les flancs de sa monture pour la faire accélérer et se rend à la Capitale, dans le château des Nyugard. En arrivant, un écuyer récupère le cheval et après avoir franchi le seuil de sa maison, elle retire son épais manteau de fourrure, humide à cause de la neige et de sa sueur. Elle se douchera après leur discussion. Ça peut attendre. 

Une domestique récupère son manteau sans un mot. Barbara se doute de quelque chose. Elle passe une main dans sa chevelure rose, dégageant son front et lance un regard à la jeune bonne qui tremble presque. 

— Où est Lief ?
— E… Eh bien…

La plus jeune lance un regard à ses camarades qui tentent de lui transmettre des messages muets. Elle hésite à prendre la parole sachant ce qui se passe non loin de là, sur le terrain d'entraînement. 

Barbara le comprend sans avoir besoin de lui tirer les vers du nez. 

Le Duc prend trop à cœur son rôle d'enseignant et ne fait pas attention à comment son entourage va percevoir son comportement. Il ne se rend jamais compte de l'attitude des femmes qui l'entourent. C'est évident pour tout le monde sauf pour lui. Ce n'est pas la première fois et ce ne sera pas non plus la dernière. 

La Duchesse attrape l'extrémité de ses gants en cuir pour tirer dessus, raffermissant sa prise. C'est de mauvaise augure. Elle se rend là où il est, d'un pas puissant qui s'écrase sur le sol, énervée par avance de ce qu'elle va certainement voir. Ses pas résonnent dans les couloirs, elle ouvre la porte qui mène vers l'extérieur d'un geste doux, presque délicat. 

Pour assister elle-même à ce qui se passe. Pour savourer son rôle de prédateur, épier la leçon du jour, observer attentivement chaque geste déplacé, chaque sourire un peu trop séducteur. A peine est-elle là que la scène lui déplaît. 

Je déteste. Je déteste cette vue. Je déteste ce sentiment. Depuis des années il m'étreint. Je déteste cette facilité que tu as de me faire réagir. On me dit froide et insensible alors pourquoi ça m'affecte autant de te voir aussi bien entouré ? Les femmes ne savent pas que tu es marié ? Dès que j'ai le dos tourné, elles en profitent, des renardes c'est ce qu'elles sont. Toutes. Et je meurs d'envie de les réduire en bouillie. Pourquoi pas aujourd'hui ? Ce serait mérité.

Avec fluidité, Barbara sort son épée du fourreau. Elle tend son bras sur le côté, inspire profondément et commence à avancer vers eux. Il est de dos, il ne la repère pas tout de suite. Les jeunes hommes qu'il forme la voient et s'éloignent face à l'aura meurtrière qui émane de son corps. La tête relevée, son regard glacial les jauge. 

Deux ou trois recrues en moins, ce n'est pas grave n'est-ce pas ? Il suffira d'envoyer une lettre à leurs parents : “nous avons le regret de vous annoncer que votre enfant est mort au combat”. Car c'est le cas. Elles provoquent la Duchesse en flirtant avec son époux. D'ailleurs, c'est lui le dernier obstacle sur sa route la menant jusqu'à elles. Elles qui commencent à trembler. 

— Chéri. Décales-toi tout de suite.

La Reine est folle de rage. Et son épée ne compte pas ignorer de si jolis minois. Elle va les découper. Là. Maintenant. Tout de suite. 

Chéri. Sais-tu pourquoi je suis en colère ? Non, tu n'en sais rien. Je ne te répondrai pas. Pas tout de suite. Parce que c'est difficile à formuler. Trouver les mots, tout autant. Il me suffit de croiser le regard des biches pour bouillonner un peu plus. Elles le font exprès. Elles savent. Elles s'en délectent. Quelle impudence. Laisses-moi leur brûler les rétines afin qu'elles ne les posent plus jamais sur toi. Laisses-moi leur couper la langue pour qu'elles cessent de te susurrer des demandes indécentes. Laisses-moi leur trancher les membres pour qu'elles ne se tiennent plus jamais devant toi. 

Même ça tu ne m'y autorises pas.

— Je t'ai dit de te pousser ! 

Sa voix gronde et le menace. Son épée s'abat sans hésitation vers lui. Elle est arrêtée net par le manche de la lance qui résiste. Les traits de son visage se tordent de colère. Barbara serre les dents. Ses orbes rubis suivent les proies disparaître de son champ de vision. Ne reste que lui et elle. Son calme et son indifférence. Sa fureur et sa jalousie. Elle brûle mais pas contre lui. Ce n'est pas lui qui se joue d'elle. Il ignore ce qu'il a fait de mal. 

Barbara enchaîne les attaques, ses coups sont violents et brutaux. Si son adversaire n'était pas aussi puissant, il ploierait sous sa force. Lief ne pose pas un genou au sol, il tient bon. L’épée de sa femme tremble. Elle a été fragilisée par son précédent combat. Le choc suivant ébréche le métal. Elle maintient ses appuis sur le sol pour ne pas glisser à cause de la neige. 

Il se penche vers elle, la domine de sa taille et lui repose la question. 

— Tu es toujours aussi tactile avec tes apprenties, Lief. 

Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas lui. Ce sont elles. Elles qui en profitent. Il ne comprendra pas avec aussi peu d'éléments. Il faut qu'elle soit plus incisive, plus directe. 

— Faut-il que je leur propose de te rejoindre dans tes appartements ? De te masser après l'entraînement ? 

Ses sourcils se courbent légèrement, ses lèvres se pincent, son regard brille et montre une expression de faiblesse que ses verres teintés lui permettent de cacher. Pourquoi ? Pourquoi son coeur l'étreint ? C'est elle qui aimerait le savoir. Pourquoi la seule réaction qu'elle a est celle d'une enragée ? D'un prédateur voulant se repaître de chair fraîche ? A chaque fois, elle grogne et mord. 

La cassure dans son épée en provoque d'autres. Elle éclate entre ses mains. Ce n'est pas la première fois que Barbara détruit une arme à cause de sa force. Un râlement franchit ses lèvres. Elle lâche la poignée et envoie sa jambe se perdre dans son estomac, d'un coup de pied sans délicatesse. Elle murmure. 

— C'est trop doux. 

Pour elle ou pour lui. 

La Duchesse n'est pas rassasiée. 

— Si tu m'empêches de les tuer et de sauver mon honneur, comment suis-je censée me satisfaire ? 

Oh, les mots sont porteurs de bien des messages mais aussi de bien des interprétations. Communiquer n'a jamais été aussi compliqué qu'en cet instant où pour la première fois, Barbara essaye de lui faire comprendre ce qui lui déplaît tant. Plutôt que de se défouler sur lui en le frappant encore et encore, elle a choisi de délier sa langue, d’échanger avec lui d’une autre façon. Il n’est jamais trop tard pour essayer et apprendre.

Il a une réaction, une prise de conscience. La lance est jetée, brisée. Le silence plane, étouffe. Et les paroles qui s'échappent de ses lèvres font se mordre les siennes. Elle s'approche, frappe le sol de ses talons, comme si elle était encore plus énervée. Qu’elle lui en voulait, s’apprêtait à le gifler. Cependant, avant de l’effleurer, Barbara retire ses gants et ses mains viennent couvrir sa bouche, l'une sur l'autre. Délicatement, presque tendrement. Son regard fixe le sien, regrette d'avance ce qu'elle a provoqué sous sa colère. Elle aurait pu en parler autrement. Ça aurait été mieux plutôt que de l’assassiner avec son venin.

— Non.

Ses doigts glissent sur ses joues, tendre caresse d'une âme affligée par ses erreurs. Elle est si froide, coeur de glace et corps imperméable à tout. Pour une enfant à qui ses parents n'ont jamais offert ni une étreinte ni un encouragement, il est bien pénible de parler à cœur ouvert. Même avec celui qui partage sa vie depuis tant d’années. C'est d'autant plus dur qu'elle vient de se rendre compte qu'elle le blesse. Elle lui dépose un baiser pour capter son attention et murmure.

— Non…

Sa voix autoritaire s'adoucit. Elle le répète une seconde fois. Pour qu'il l’imprègne. Pour qu'il ne se sente pas en tort. Pour qu'il sache que ce n'est pas ce qu'elle voulait dire. Que tout lui paraît tellement ridicule en l'écoutant. Qu'elle s'est déchargée sur lui. Il n’irait jamais la trahir ni la tromper, elle en est convaincue. Mais si lui ne le ferait pas, cela n'empêche pas les demoiselles de lui tourner autour. Elle ferme ses paupières, secoue la tête.

— Je sais.  Je sais tout ça, Lief. J'ai confiance en toi plus qu'en n'importe qui.

Alors où est le souci ? Il y en a forcément un sinon elle n’aurait pas menacé de tuer de jeunes recrues et ne l’aurait pas attaqué avec autant de hargne. Barbara hésite. Elle prend quelques minutes pour réfléchir à comment formuler cela sans créer un malentendu et sans lui faire davantage mal. Ses bras se croisent sous sa poitrine, ses sourcils se froncent légèrement et elle souffle, d'un ton se voulant détaché.

— Cependant, ne puis-je pas être agacée de voir à quel point tu es convoité par les autres femmes ? Tu n'as rien fait. Ce n'est pas toi. Ce sont elles qui s'amusent et profitent de toi.

Et c'est ce qui la met dans un tel état. Que les renardes l'approchent, battant des cils avec innocence tout en sachant qu'il est marié et trop gentil (ou aveugle ?) pour les repousser proprement. Qu'il ne fait rien de mal puisqu'il ne voit pas de problème à accepter une danse, à donner des conseils en matière de combat et à faire rougir les demoiselles.

Il lui demande de se défouler sur lui afin de sauvegarder son honneur et sa dignité. Qu'elle soit satisfaite de frapper un innocent. Ce n'a rien d'amusant, c'est vrai qu'elle peut torturer des prisonniers afin de leur tirer les vers du nez mais elle n'agira jamais ainsi avec lui. Sa main attrape son col, elle le tire pour qu'il s'abaisse à sa hauteur et ses iris se plantent dans les siens. Elle ne peut pas accéder à sa proposition. Cela ne lui convient pas. Elle n'est pas un tyran. Enfin, pas entièrement.

— Ne me demandes pas si aisément de te tuer… Tu as promis de m'accompagner jusqu'au bout. Je t'interdis de mourir Lief. Si tu me jures de ne pas trépasser, je consentirai à pardonner ces effrontées.

Leur conversation a été plus efficace qu'une douche froide. Elle n'a plus envie de lui taper dessus ni de retrouver les trois recrues pour les passer au bûcher.

Doucement le ciel s'assombrit. Le soleil se cache derrière les nuages, laissant les ombres s’étendre sur le terrain d’entraînement. Un vent frais souffle et soulève quelques mèches de sa chevelure. Barbara n’aime ni la chaleur ni la fraîcheur du climat. Sans son épais manteau, la peau de son dos est exposée et lui provoque quelques frissons désagréables. 

Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est de réparer son erreur auprès de son époux. Ses mains soutiennent son visage, ses pouces caressent ses joues et elle savoure la chaleur qu’il dégage, en opposition avec ses mains glacées. Elle sent qu’il se détend, que ses muscles contractés s’apaisent et naturellement, elle en fait de même. Barbara aurait pu lui voler d’autres bisous, cependant, elle s’éloigne pour ne pas l’étouffer et le laisser s’exprimer. Elle veut être certaine qu’il a bien compris, cette fois. 

Pendant que Lief prend conscience de sa popularité auprès des nordiennes (et certainement des femmes d’autres pays), Barbara garde ses bras croisés contre son corps, elle le détaille de bas en haut. C’est évident à ses yeux, qu’il attire autant. Les femmes aiment les hommes qui sont grands, cela leur donne l’impression d’être en sécurité. Elle, elle aime le fait qu’il se tienne droit à ses côtés et qu’elle doive lever les yeux pour croiser les siens. Les femmes aiment aussi sa personnalité, il est droit et fidèle, malgré qu’elles lui fassent des propositions, il n’y répond jamais. Elle, elle sait que c’est parce qu’il ne les comprend pas et qu’elle n’a pas besoin de le surveiller ; il ne la trahira jamais. 

Il y a tant de qualités qu’elle pourrait lui citer pour le convaincre mais à la place, elle se contente de secouer la tête et de relever mollement les épaules, exaspérée. Elle n’attend pas qu’il change, elle l’aime tel qu’il est depuis toujours. Et même s’il essayait, il aurait bien du mal à comprendre l’art de la séduction qui est bien éloigné de celui du combat.  

— Elles t’approchent pour avoir un enfant, même illégitime. Il gagnerait beaucoup à avoir comme père le Duc Nyugard. Je ne pense pas qu’une autre femme à part moi pourrait te dominer mais sois prudent. Qui sait ce qu’elles pourraient tenter pour arriver à leurs fins.

Rien que d’y penser, son sang se remet à bouillir dans ses veines et elle songe à rattraper les recrues pour leur faire passer un mauvais quart d’heure. Mais s’en prendre sans cesse aux renardes est-ce vraiment pertinent ? Cela ne l’aidera pas. S’il veut repérer ce genre de comportements, peut-être qu’elle devrait y mettre du sien. 

— Chéri. Je t’aiderai. Je ne supporterai pas de te voir avec une professeur qui te formera aux arts de la séduction.

Elle s’en occupera. Si ce n’est pas le cas, elle exécuterait probablement le professeur en question. 

Lief attrape doucement sa main, la pose contre son torse, près de son coeur. Son coeur qui bat contre ses doigts fait frémir ses épaules. La dernière chose qu'elle désire est qu'il s'arrête. C’est sa plus grande peur. C’est pour cette raison qu’elle lui demande de lui promettre une telle chose. Afin que son pire cauchemar ne devienne jamais réalité. Afin qu’il reste toujours à ses côtés car sans lui, atteindre le trône n’aurait pas la même signification ni la même valeur. Il se penche vers elle, elle relève son menton et l’observe. 

Sa première promesse énoncée lui arrache un sourire. La seconde, imprévue, fait se relever ses sourcils, entrouvrir sa bouche. Ils pensent la même chose. Ne pas blesser l’autre. Elle rate un battement, s’apprête à lui répondre sans en avoir le temps. Il plaque ses lèvres sur les siennes, geste habituel de sa femme mais rarement venant de lui. A tel point qu’elle le laisse faire. 

Peut-être que ses joues se sont davantage teintées de rouge. Peut-être que ses yeux n'ont pas pu masquer leur étonnement. Il faut dire qu'elle est celle qui initie le plus. Pas cette fois. Trop peu habituée à ce qu'il se montre démonstratif, Barbara lui envoie un petit coup dans les côtes, uniquement pour lui partager sa gêne qu'il la prenne par surprise. Cela ne l'empêche pas de passer ses bras derrière sa nuque, ses doigts glissent dans sa chevelure, attrapent quelques mèches et elle le tire un peu plus vers elle. Juste assez pour qu’il sache ce qu’elle ressent. 

Il réchauffe son être et son coeur. Barbara appuie son contact, mordille sa lèvre inférieure avant de se reculer pour le laisser souffler. Ses mains descendent de sa nuque jusqu’à son torse, elle vient le serrer contre elle. Une minute avant qu’elle ne le regarde de nouveau. Un sourire amusé lui échappe, du pouce elle vient retirer le rouge à lèvres qui le tâche. Cela ne l’encourage pas à penser à autre chose qu’à son initiative plaisante. 

Heureusement, Lief la ramène sur terre, lui rappelle la raison première pour laquelle elle voulait le voir. Ses sourcils se froncent, Barbara tourne la tête, appuie une joue contre son torse et fixe son épée en morceau. Ses paupières se ferment et elle finit par avouer, gênée par sa propre faiblesse. 

— Il… Il s'agit d'une chèvre… Elle mesure quelques mètres, sa laine amortie les attaques et elle crache de la salive gluante et écoeurante qui gèle. Elle s'en sert pour immobiliser ses cibles. C’est la première fois que je croise ce genre de monstres. 

Barbara aurait préféré lui ramener sa tête et faire un nouveau manteau avec sa fourrure mais à la place, elle revient épuisée avec une arme brisée. Elle n’est pas rentrée pour se plaindre mais pour prendre des mesures contre cette menace. 

— J’ai besoin que des troupes soient mobilisées et s’assurent que les habitants restent chez eux pendant la nuit. Il faut mettre en place un couvre-feu. C’est notre devoir de garantir sécurité à nos citoyens.

Décidément, la Reine n'est jamais facile à déchiffrer. Son comportement est en contradiction avec ses pensées, elle déteste la chaleur mais elle apprécie la présence de son mari lorsque la température chute. Elle déteste être dominée et faible, le frappe lorsqu'il l'approche mais apprécie les contacts qu'il lui offre. Le pauvre doit constamment faire attention à ce qu'il fait et aux conséquences que cela pourrait avoir sur l'humeur de sa femme. Il n'a pas choisi la plus facile des fleurs. Celle a ses côtés est imprévisible et terriblement agaçante.

Furtivement, ses mains viennent se glisser sous son manteau pour se maintenir à une température plus élevée. Ses doigts sont déjà glacés et cherchent sa chaleur. Son regard ne cherche plus à croiser le sien, il observe le cadavre de sa lame alors qu'elle repense à cet affrontement pénible. C'est rare que son épée ne puisse trancher une tête. C'est pour dire à quel point ce monstre est puissant et résistant. Et c'est ce qui le rend d'autant plus dangereux.

Barbara n'ose l'observer de peur de voir une quelconque forme de jugement, c'est vrai quoi. Elle est inébranlable, bien supérieure aux autres. Perdre face à une chèvre, c'est une tâche sur son tableau de chasse et c'est une insulte à son nom, à sa personne. Pourtant, elle est la seule à le penser. Lief la surprend par ses paroles. Elle relève ses iris écarlates vers le sien, ses lèvres se tordent pour contenir un rire qui finit par éclater avec sincérité. C'est vrai, il n'est pas homme à la prendre en pitié ni à la dénigrer. C'est l'une des raisons pour lesquelles elle est autant attachée à lui. Il resserre son étreinte et elle se hisse un peu plus haut sur la pointe de ses pieds pour venir poser ses lèvres contre son cou. Un remerciement silencieux de rester toujours le même malgré les années qui passent.

Puisque le sujet le plus important est lancé, Barbara peut jouer carte sur table avec lui. Le plus important est de définir un nom pour ce spécimen et de pouvoir le décrire afin que chaque soldat puisse l'identifier rapidement dès qu'il le voit. Sans ça, ils perdront du temps. Le plus urgent est de réunir toutes les informations à leur disposition et d'établir un profil clair et net du monstre.  

— Ses cornes sont plus résistantes que le meilleur de nos aciers, il pourrait s'agir de ce matériau rare, le Mithril... Alors appelons cette chèvre, Mithrilin. Demain, nous demanderons à un peintre de venir afin qu'il puisse en faire un portrait. Je pourrai ainsi t'expliquer au mieux les points faibles et forts de cette bête. Je suis certaine qu'à deux, nous pourrons la tuer. Inutile d'informer les autres Fiefs, les problèmes des Nyugard ne concernent qu'eux. Je ne supporterai pas qu'un Lodowic traîne sur notre territoire. En parlant de ça, un mercenaire m'a assisté lors du combat. Ses compétences ne sont pas si mauvaises. Il faudra le retrouver pour qu'il nous assiste.

En échange d'une bourse d'or, il ne devrait pas refuser leur offre. Les mercenaires travaillent pour les ducs et duchesses ainsi que les citoyens tant que le prix est suffisant. Barbara n'est pas assez naïve pour croire qu'ils oeuvrent pour le bien-être des autres. Ils ne le font que pour le profit, c'est ainsi que l'humain fonctionne. Avare et égoïste.

— Il se trouve à dix minutes de la capitale en cheval. C'est une distance trop maigre, il pourrait à tout moment y pénétrer. Cependant, j'imagine qu'il va d'abord se remettre de ses blessures.

Répondit-elle presque spontanément. Heureusement que l'animal ne l'avait pas suivi jusqu'à la capitale mais rien ne disait qu'elle ne s'en approchait pas. Après tout, c'était une espèce méconnue absente des contes et légendes. Les seuls animaux fantastiques présents dans ses souvenirs sont ceux qu'ils ont l'habitude de vénérer. La Déesse et la Calamité. Il n'a jamais été mention d'une chèvre divine ni maléfique.

— Au minimum, il faut cinq personnes. Mithrilin est capable de bloquer les mouvements d'une personne, dans ce cas, il faut que quelqu'un aide cette personne afin qu'elle n'encaisse pas une attaque de plein fouet qui pourrait être fatale. Et pendant ce temps, les trois autres continueront d'assaillir la bête afin qu'elle n'ait aucun repos.

A peine rentrée, Barbara ne songe pas un instant à se reposer. Elle ne désire que mettre au point un plan qui pourra contenir cette menace et l'éradiquer. Pourquoi faire preuve de pitié envers un animal stupide ? Elle n'a pas cette gentillesse en elle. Sa main dans celle de Lief, elle se déplace sur sa droite pour combler son manque de visibilité, elle a toujours procédé ainsi afin qu'il ne soit pas pris par surprise par quelqu'un d'autre qu'elle.

Les couloirs désert la laissent indifférente ; elle apprécie le fait que ses serviteurs savent quand se faire tout petit afin qu'elle ne se décharge pas sur eux. Lief s'arrête, Barbara fait quelques pas supplémentaires pour être dans son champ de vision et elle tourne son visage vers lui. Son sérieux et ses mots étirent un nouveau sourire sur son visage si strict. Elle ne peut s'empêcher de lui répondre du tac au tac.

— M'invites-tu à te manger ?

Le prendre de court est la meilleure façon pour qu'il la laisse travailler en sa compagnie.

— Je mangerai et me laverai après. Nous avons plus important à régler pour le moment.

Barbara reprend leur marche afin de se rendre dans son bureau. Elle lâche sa main le temps d'ouvrir la porte et d'allumer quelques torches pour éclairer la pièce. Elle attrape une carte de leur pays, l'ouvre sur la table et pointe un endroit approximatif.

— Il est dans les environs. Comme c'est un animal il doit certainement demeurer près des fleuves d'eau... Ça ne vaut pas le coup d'empoisonner les rivières, il y aurait trop de pertes pour une seule bête... Concernant la nourriture, peut-être que disposer des appâts pourrait l'affaiblir...

La voilà, la Duchesse Nyugard qui ne cesse de réfléchir et d'agir plutôt que de se reposer. A croire qu'elle ne s'octroie aucune pause dans son Fief et ne les réserve que lorsqu'elle se rend dans les thermes de Cheol.

De la séduction ? A ce stade, c’est plutôt une proposition qui fait mouche. Son pauvre époux est pris de court, son visage se teinte de rouge et elle meurt d’envie de l’embêter encore un peu plus. Qui pourrait croire que le loup si indifférent en public affiche un tel air face à sa femme ? C’est son privilège de le voir ainsi et elle en profite.

Un rire lui échappe, ses doigts retracent doucement le contour de son visage, s’arrêtant sur son menton alors qu’elle souffle.

— C’est plus que de la séduction… De la provocation…

Et peut-être que Lief cherche gentiment à le lui rendre. D’habitude, il se place à ses côtés pour étudier les documents. Cette fois, il lui offre une nouvelle étreinte, repose sa tête sur la sienne. Barbara se crispe légèrement. Une vague de chaleur l’envahit, réchauffe son être glacé par son inspection à l’extérieur. C’est inattendu. Lief n’est pas ainsi. Il sait que la reine n’aime pas être collée, qu’elle a besoin d’espace et de liberté. Qu’elle frappe quiconque l’approche. Il ne fait pas exception. Elle pourrait lui remettre un coup sauf qu’elle n’en a pas envie.

Une de ses mains vient se poser sur les siennes alors que son regard reste focalisé sur la carte. Elle sait ce qu’il veut lui dire. Oui, elle devrait se nourrir et elle le fera. Après. Après. Ses paupières se ferment et ses sourcils se froncent. Elle ne parvient pas à se concentrer. Est-ce qu’il a décidé de changer son approche pour la distraire et l’empêcher de travailler…? Ça fonctionne bien. Son idée ne lui ressemble pas. Affaiblir un adversaire avec du poison… Le vieux Adda commence à déteindre sur elle.

— Tu as raison. Ça serait inutile. Il devrait en ingérer une trop grosse quantité et pendant ce temps, beaucoup d’animaux seraient sacrifiés.

Barbara effleure ses lèvres de l’index, réfléchissant à ce qu’il vient de lui dire.

— Elle n’avait pas l’air de vouloir nous manger. Ce sont les récoltes qui l’intéressaient… Tu as encore raison, Lief. C’est un herbivore… Empoisonner le gibier serait contre-productif. C’est notre source de nourriture principale.

Il s’éloigne et elle l’observe faire. A ses yeux, il est bien plus intéressant de le voir à ses côtés que dans son ombre. Il n’en donne pas l’air mais il mérite son titre de Duc. Elle n’a pas besoin de tout porter seule, il l’aide à merveille. Ce sont des choses qu'elle sait depuis des années et qu'elle parviendra à lui faire comprendre, à force de le mettre en avant. Son mari s’arrête en face d’elle après avoir fini son raisonnement. Il s'obstine à essayer de lui faire entendre raison, comme d'habitude. Et à chaque fois, elle le contredit jusqu'à s'endormir sur sa chaise.

Cette fois, ça ne sert à rien de s'acharner, elle referme ses paupières.

— D’accord, j’irai me reposer.

Sûrement le prend t-elle de court. Ce n’est pas souvent qu’elle abdique aussi facilement. Pour une fois, elle va arrêter de bosser encore et encore dans cette pièce, réduisant ses heures de sommeil sans s’en préoccuper. Pour une fois, elle va écouter son corps glacé qui désire se relaxer en prenant une bonne douche chaude et retrouver les draps d'un lit confortable.

— Avant, je vais manger un morceau et me doucher.

Barbara se penche vers lui, assez pour effleurer ses lèvres.

— J’aime quand tu agis de cette façon, Lief. Comme le Duc que tu es. Ton assurance est attirante.

Elle recule et vient contourner la table sans chercher à le taquiner, cette fois.

— Tu me prépares quelque chose ?

Oh... ? A-t-elle mal entendu ? Son silence constant lorsqu’elle essaie de l’élever, de lui faire prendre conscience de ses qualités n’est pas nouveau. Que ce soit aujourd’hui n’y change rien. Il continue de faire la sourde oreille au moindre de ses compliments. Peut-être devrait-elle être plus insistante ? Le forcer à acquiescer et, s'il désobéit, lui tirer les oreilles afin d’appuyer davantage sa demande ? Elle pourrait agir comme cela. Elle pourrait le soumettre par la force puisque c’est ce qu’elle fait de mieux mais cela ne le ferait pas changer sa vision de lui.

Les interactions avec les autres n’ont jamais été son fort. Elle ne sait pas comment exprimer ses pensées ; elle n’a appris qu’à taper sur les autres depuis son jeune âge. Elle ne sait que se tenir au-dessus d’eux, les dominer par la force et la peur plus que par la compréhension. On n’apprend pas à un Nyugard à aimer son prochain mais à s’assurer qu’il ne nous causera aucun problème. Surtout lorsqu’elle est destinée à devenir Duchesse.

… De temps en temps, le bilan de sa vie lui fait demander “Et si…”, la faisant douter du chemin emprunté. Elle a obtenu le titre de Duchesse, elle est mariée à un homme qui s’accorde parfaitement à elle et ne la trahira jamais, a des enfants en bonne santé qui ne manquent de rien et qu’elle peut protéger puisqu’elle en a le pouvoir. Mais à côté, elle a échoué à devenir Odin, son époux n’a jamais rien dit à ce sujet mais elle a pu sentir sa déception en écho avec la sienne.

Et dix-huit ans après, les remords ne cessent de lui donner des migraines.

Est-ce que les Nyugard sont condamnés à échouer près du but ? Même en ayant le meilleur partenaire, la meilleure descendance et en étant la meilleure, ce n’est pas assez ? Alors, est-ce que tout n’est pas le résultat d’un facteur qui la dépasse comme la chance ou le destin ? Que des foutaises. Ils n’ont pas pu obtenir la victoire lors du Tournoi alors, ils l’obtiendront d’une autre manière. Lief lui a promis qu’il l’amènerait sur le trône.

Et pour le moment, il l’amène sur un dangereux terrain. Depuis quand est-il aussi audacieux ? Barbara pouffe de rire, se retenant de contre-attaquer immédiatement.

— Pff… Je t’ai tant manqué que cela pour que tu sois aussi pressé ?

Sa main remonte le long de son torse, caresse sa joue et elle murmure avec une certaine sensualité.

— C’est ça, Lief. Je garde le meilleur pour la fin.

Il attrape sa main et la guide vers les cuisines. Le fait qu’il ne souffle pas les torches étire son sourire. Il pense vraiment qu’elle va le laisser quitter le lit avant l’aube ? Peut-être a-t-elle été trop délicate et douce au point qu’il a oublié. Ou peut-être est-ce parce qu’elle est trop absente du domicile à cause de toutes ses obligations. C’est vrai que maintenant que ses enfants sont assez grands pour se débrouiller seuls, elle passe plus de temps à l’extérieur à remplir ses devoirs.

Un pied dans la cuisine, son mari est accueilli avec entrain et quand les regards se posent sur elle, Barbara remarque le changement dans l’air. L’atmosphère est pesante, chacun se tient droit, vérifie qu’aucun pli de vêtement n’est visible, travaille plus consciencieusement. Comme s’ils avaient peur qu’elle les réprimande ou les frappe. C’est vrai qu’elle agit de temps en temps, pour ne pas dire constamment ainsi, mais ils en font trop. Les voir s’éloigner ne lui fait ni chaud ni froid.

Elle s’en fiche. Elle n’a pas besoin d’être appréciée par les autres, tant qu’ils travaillent bien, c’est l’essentiel. Tant qu’ils restent à leur place et ne volent pas ce qui lui appartient aussi. Le sourire d’une des jeunes femmes ne lui échappe pas. Cependant, Barbara n’a plus l’énergie pour s’en énerver. Une seule dispute lui a suffi. Elle ne peut pas menacer toutes les employées, surtout pour un regard ou un sourire. Cela ne signifie rien.

Barbara s’appuie contre un plan de travail qu’il ne va pas utiliser, elle retire ses lunettes et frotte ses paupières, fatiguée avant de lui répondre.

— Aucune préférence, je ne suis pas difficile. Cuisines ce qui te fait envie.

La seule période de sa vie où elle était contrainte de se nourrir différemment fût pendant ses grossesses. Incapable d’avaler ce que les cuisiniers faisaient, vomissant ses trippes dès qu’elle reniflait une odeur trop forte, quel calvaire. Dans ces épreuves, à chaque fois, Lief avait pris la peine de faire des plats plus légers afin de convenir à son palais. Ils n’ont pas besoin de grandes démonstrations d’amour, de petits gestes destinés à l’autre, c’est leur façon de fonctionner.

Lorsqu’il lui pose cette question, Barbara prend le temps de la réflexion. Il a remarqué le regard de la jeune femme… C’est déjà un progrès. Mais de la même manière qu’elle ne peut pas l’enfermer jusqu’à la fin de ses jours, il est improbable qu’il puisse esquiver les femmes. Ils ne peuvent pas renvoyer toutes les servantes pour ce motif qu’est sa jalousie et ne peuvent pas exterminer la moitié des habitantes du continent non plus.

— ... Tu ne pourras pas éviter toutes les femmes qui peuplent le continent, c’est impossible… En revanche, tu peux faire attention…

Elle s’approche de lui, pour ne pas le déranger, elle se contente de poser ses mains sur ses épaules et d’embrasser sa nuque brièvement avant de se reculer. Elle n’est pas douée pour trouver les mots justes. Tout ce qu’elle peut faire, c’est essayer de trouver des gestes pour l’encourager dans sa quête de détection de drague.