Une lettre est arrivée. Après Sehrazad, c’est celle d’Alvaro. Sauf que ce n’est pas en réponse à l’une des siennes. Elle n’a pas encore réussi à coucher sur papier les mots qu’elle aimerait lui adresser.

Sa gorge se noue, ses lèvres se pincent et elle en a mal au ventre. Trop d’années sont passées dans le silence et la crainte. Elle a peur de lire des mots qui pourraient la détruire. Elle a peur de savoir la déception qu’il a éprouvée et éprouve encore à son égard. Elle a peur que quelque chose d’autre ne se brise entre eux.

Cela l’effraie tellement qu’elle n’ose pas lire le parchemin scellé par une ficelle dorée. Elle ne s’en relèverait pas s’il lui disait lui en vouloir encore ou pire… Rien que d’imaginer ce que renferme ce bout de papier l’empêche de l’ouvrir. Elle n’est pas prête à affronter celui qu’elle a tant déçu.

Quelques jours passent, Lannah effleure plusieurs fois le papier mais ne le déroule jamais.

Sehrazad lui a pardonné mais rien ne dit que Caspian et Alvaro auront la même réaction. Le premier pourrait bien l’étriper s’il la croise et le second… Elle ne sait pas. Alvaro est-il vraiment ce genre de grand frère…? N’a-t-il pas toujours été de son côté, n’a-t-il pas toujours fait en sorte de subvenir à tous ses caprices et à lui fournir toutes les attentions réservées aux princesses de la noblesse ? S’il a écrit, c’est qu’il veut reprendre contact… Mais…

Lannah claque ses joues. Non ! Si elle ne fait rien, rien ne changera ! Elle ne veut plus choisir la fuite. Fuir et avoir peur, c’est ce qui l’a conduit à commettre des erreurs si cruelles pour son entourage. Elle ne peut plus s’y résoudre. Déterminée, elle s’assoit devant son bureau, inspire profondément et retire la ficelle dorée maintenant le parchemin fermé. Elle le déroule d’un coup, les yeux clos, la boule au ventre.

Elle entrouvre un œil, parcourt les lignes, tremblant à l’idée d’affronter de douloureuses accusations. Elle cherche une marque de rejet mais ne trouve que des mots d’amour qui la prennent au dépourvu.


Lannah sent les larmes lui monter aux yeux, sa vue se trouble, elle frotte ses paupières, renifle un peu. Ses épaules s’affaissent, soulagée. Elle baisse la tête, lâche le papier pour adresser une prière à la Déesse. Son soulagement s’échappe dans un soupir. Quelques larmes glissent sur ses joues.


Ce n’est pas un reproche. Elle bascule la tête en arrière, cherche à appuyer son dos sur le dossier de la chaise, sauf qu’elle a oublié que dans sa chambre, ce n’est qu’un tabouret. Elle perd l’équilibre, se cogne contre le sol et gémit de douleur. Le choc a pour mérite de lui faire prendre une décision impulsive. Celle de se rendre là où il est. Et plus vite que ça.

Lannah prend une sacoche, le strict nécessaire pour son voyage de courte durée. Enfin, c’est surtout qu’elle n’a pas réfléchi. Elle n’a qu’une idée en tête, le revoir. Maintenant. Elle prévient ses parents, se dépêche de se rendre dans une compagnie de voyages. Elle ne sait pas monter correctement à cheval, elle n’en a même pas un. Ça lui paraît risqué de se précipiter sur un équidé sans savoir tenir en selle… Au moins, les carrosses ont des prix plus ou moins abordables et même si cela lui prend trois jours, elle arrivera à la capitale sans soucis.

Trois jours, ce n’est rien après tout !

[...]

Elle a trop tardé. Elle aurait dû lire sa lettre tout de suite. Si elle l’avait fait, elle aurait pu le rejoindre à temps. Alvaro est parti dans le Domaine de North Odin afin d’accompagner Sehrazad dans sa quête. C’est normal. C’est elle qui n’a pas été assez rapide. Tant pis. Ce qui est fait est fait, elle n’a plus qu’à l’attendre à son tour. Comme ça, quand il reviendra, il aura une bonne surprise. D’ici là, il faudrait qu’elle récupère encore un peu de poids pour ne pas l’inquiéter.

Tout ira bien. Elle est habituée à se débrouiller seule. Elle trouvera un petit job quelque part, gagnera quelques pièces pour payer l’auberge et s’en sortira d’une façon ou d’une autre jusqu’à ce qu’il revienne.

Lannah n’est pas si inquiète que cela. Son frère est fort, Sehrazad peut compter sur lui pour les protéger tous les deux. Le poids sur son coeur s’est effacé et lui paraît de plus en plus insignifiant à mesure qu’elle relie la lettre d’Alvaro.

Tous les jours, Lannah se rend devant le palais de Pharaos et demande aux gardes si son frère est rentré. A chaque fois, la réponse est la même. Un non expéditif. Elle peut comprendre leur réticence à l’aider. Ils doivent être au courant de son attitude et reflètent ce que pense le maître des lieux. Elle n’est pas la bienvenue. Il faut qu’elle s’excuse auprès de tant de personnes encore. Ce n’est que le début de sa rédemption.

Les semaines sont passées à toute allure. Grâce à la réputation des Domingo, Lannah a pu travailler dans une petite boutique de vêtements, retouchant des vêtements et aidant les clientes à choisir des tenues qui les mettraient les plus en valeur. Elle s’amuse bien mais ce n’est pas la raison pour laquelle elle est venue à la Capitale. Le mois est presque terminé et toujours rien… Et s’il refusait de la voir en prétendant être absent ? Non, il ne ferait jamais ça ! Ce n’est pas son genre… Alors… Et s’il lui était arrivé quelque chose de suffisamment grave pour le retenir aussi longtemps ?

A cette pensée, Lannah prend peur. Elle se réveille un peu plus tôt que d’habitude, se prépare et se met en route vers le palais royal. Les gardes somnolent et n’apprécient pas de la voir sitôt, encore et encore, sans qu’elle ne se dégonfle. Ils commencent à être fatigués d’entendre les mêmes refrains bien que celui du jour soit différent.


Outch. Elle ne s’y attend pas et met quelques secondes à s’écarter, traînant des pieds dans l’allée principale. Que faire ? Peut-être qu’elle devrait se rendre dans le Domaine…? Mais il paraît que les températures sont très très très froides là-bas, elle s’en sortirait toute seule…? Que pourrait-elle faire…? Elle ne sait pas se battre, elle peut panser les plaies mais… C’est tout… Un soupir lui échappe. Elle relève son regard.

Il y a des passants dans tous les sens. La foule s’éveille, s’active. Son regard est attiré par une silhouette plus grande que les autres. Il doit être à peu près aussi grand que son frère… A peu près la même couleur de cheveux, le style vestimentaire est aussi semblable… Ça pourrait être son jumeau ahah !


Lannah se moque bien que son cri ait fait se retourner quelques personnes pour lui jeter des regards confus. Elle se faufile entre eux, court droit devant vers la montagne qu’il représente. Elle n’a qu’une envie, celle de se jeter dans ses bras. Pourtant, elle s’arrête devant lui, soudainement gênée. Ses doigts se crispent, ses bras aussi et elle a un moment de bug. Peut-elle vraiment être comme avant alors qu’ils ont changé…? Peut-être qu’il ne veut plus qu’elle le colle…? Peut-être qu’elle n’a plus le droit d’être une enfant avec lui…? Elle ferme ses mains sur sa robe, se contient un peu. Son sourire aussi l’est.


Ses mots sont maladroits. Elle s’avance de quelques pas. Ce n’est pas grave s’il la rejette. Elle est assez tenace pour l’encaisser. Lannah vient passer ses bras autour du corps de son frère, s’agrippe à son vêtement et elle pose sa tête contre son torse.


C’est un murmure pour lui signifier qu’elle a bien lu sa lettre, qu’elle s’en souvient parfaitement. Elle enfouit son visage contre lui, frotte ses yeux qui commencent à s’humidifer. Elle ne peut pas s’empêcher de pleurer tellement elle est heureuse de le voir mais aussi de le savoir sain et sauf.

Elle a cherché à le retrouver jusqu'au dernier moment. Et elle n'a pas été assez rapide. Elle a attendu si longtemps qu'il revienne à tel point que maintenant, Lannah peine à y croire. Ce n'est pas un rêve. C'est bien lui. Si grand mais si doux à la fois. Ses bras l'entourent et elle se serre un peu plus contre lui. Sa poitrine qu'elle déteste la gêne et elle tente de ne pas y penser. L'important c'est qu'Alvaro soit rentré sain et sauf. Lannah frotte davantage sa tête contre son torse, ses épaules tremblent. Les larmes coulent. Certaines s'écrasent sur le sol et elle ne sait pas s'il s'agit des siennes ou de celles de son frère. Elle perçoit les battements de son cœur, ce son parvient à l'apaiser assez pour geindre quelques mots.


Lannah n'aime pas qu'il s'insulte. Elle sait à quel point il est gentil et aimant. Il est le meilleur frère au monde. Il l'a toujours été. Il l'a toujours aimé et gâté. Pas un jour elle ne s'est sentie délaissée. Pas une seule fois. Il n'a pas à penser du mal de lui alors qu'il est si tolérant avec elle. Elle renifle du nez entre deux mots, la voix enrouée par la peine.


Lannah le lâche pour venir essuyer ses cils humides. Elle prend de profondes inspirations et essaye de calmer ses pleurs. Elle ne veut pas le rendre triste. Elle sait qu'il n'aime pas la voir ainsi. Alvaro pose ses mains sur ses joues et elle l'observe. Elle étire ses lèvres en un sourire lumineux, ses dents blanches visibles pour le rassurer. Cependant, il remarque bien qu'elle n'est plus la même. Elle n'a pas encore récupéré tout son poids.


Son frère est fort et fiable cependant, il n'est pas infaillible. Lui aussi peut attraper un rhume ou d'autres maladies. Lui aussi peut être affecté par des événements et s'effondrer moralement. Pour le rassurer, elle enchaîne rapidement.


Celui de défendre son amie. Elle est revenue et ce n'est pas pour se tourner les pouces.

On ne se sépare plus… Oh mon cher très cher frère, j'aimerais tellement que ce soit vrai mais j'ai trop d'erreurs à réparer pour choisir la voie de facilité.

Lannah ne peut pas lui répondre car ce serait un mensonge. Tout comme lui, elle devra partir, rattrapée par ses obligations. Il retournera auprès de Sehrazad pour la protéger et elle ira dans les autres villes et villages pour l’aider. Ils se battront pour la même personne sans être ensemble. Oui, elle ne pourra pas rester éternellement à la Capitale. Elle ne peut pas le lui cacher. Mais pour le moment, elle profite de son câlin, de le savoir là, à ses côtés. Cela fait trop longtemps.

Ses paupières se ferment lorsque son frère vient essuyer ses sanglots et cette scène lui rappelle tant de souvenirs d'enfance que son coeur se comprime et qu'elle pousse quelques hoquets, se retenant de ne pas s'excuser encore une fois. De ne pas s'apitoyer sur son sort car elle a mérité cette punition. Son égoïsme est en tort et même s'il lui pardonne, au fond de son être, Lannah continuera de s'en vouloir jusqu'à ce qu'elle ait purgé sa condamnation. Pour cela, la seule solution est que Sehrazad soit acceptée par tous et qu'elle devienne celle qu'elle aurait toujours dû être : l'épouse du Pharaon.

Ses yeux ambrés se plongent dans ceux de son frère et elle affiche un large sourire, dents sortis rien que pour lui. A ses mots, Lannah ne peut que rire en secouant la tête, bien loin de s'imaginer qu'elle ne fasse un quelconque effet à quiconque ici bas. Certainement car elle est trop aveugle pour s'en rendre compte.


Et certainement pas les passants qui doivent avoir du mal à l'apercevoir sous les bras protecteurs de son aîné. Il lui dépose un baiser et ça la fait rire de plus belle. Son sourire appelle le sien, elle s'accroche à son bras et tente maladroitement de caresser sa chevelure mais avec sa petite taille, c'est compliqué et elle abandonne. A la place, elle gonfle ses joues, ses sourcils se courbent et sa voix se fait plus mature comme si cela pouvait lui donner un peu plus de pouvoir sur lui.


Elle imite leur mère à la perfection. La même intonation, la même gestuelle. Cependant, elle n'a pas la même assurance ni la même expérience. Ce n'est qu'une imitation qu'elle interrompt bien vite pour secouer la tête plusieurs fois, sautillant gaiement sur place.


Elle s’accroche à lui, le serre pour qu’il ne s’en aille pas. Il la pousse et elle fait semblant de lutter, appuyant son dos vers l'arrière. Elle n'est pas inquiète, il ne la laisserait pas tomber. Sa tête basculée vers lui, elle rit encore et continue un moment avant de le laisser la conduire dans une auberge. Son regard va de droite à gauche, observe le lieu inconnu et s'installe à la table. Après une dizaine de minutes, les déjeuners servis la font battre des paupières comme si elle rêvait. Son estomac gargouille et elle attrape un morceau de pain sur lequel est étalé de l'omelette. Elle croque dedans, commence à profiter du festin et réfléchit à la réponse qu'elle peut lui donner. Rien ne sert de mentir. Elle n'est pas douée pour cela.


Son regard descend, ses mains reposent la tranche de pain, elle joue avec ses doigts avant de les enserrer les uns dans les autres et d'inspirer profondément. Il va se faire du souci. Il va peut-être s'y opposer. Mais il doit savoir.


Une part d'elle s'en veut en sachant qu'elle le fera encore souffrir par sa décision. Une autre espère qu'il comprendra et ne s'opposera pas à sa décision comme leurs parents ont tenté de le faire.

Ses mots font vibrer son petit coeur blessé. Lannah ne peut que rire en réponse à ses compliments. Il est le seul à lui en donner. Il est le seul à l’aimer autant. Elle, celle qui a fauté et commis un grave péché. Il est de son côté, il comprendra sa décision, son choix et l’acceptera. Elle a besoin que lui plus que tous les autres la comprenne. Et elle est persuadée que ça sera le cas. Face à son affection, elle sourit, reconnaissante.


Qu’importe. Ce n’est pas grave si elle ne l’est que pour lui. Elle ne cherche pas à s’élever, elle désire simplement consacrer les prochaines années à son but. Aider Sehrazad, restaurer sa réputation. C’est essentiel. Et pour y parvenir, elle doit reprendre du poids. Comme un rongeur, Lannah grignote ce que ses mains attrapent, pressée à l’idée d’être de nouveau en forme et de reprendre les routes.

Elle s’interrompt lorsqu’il parle d’une créature. Sa tête bascule sur le côté, ses yeux fixent le plafond. Créature, elle en a rencontré une aussi, une bien sympathique qui l’a aidé à prendre sa décision et entamer son périple. Sans elle, elle n’aurait jamais pu se remettre et avancer. Sans elle, elle se morfondrait encore et toujours dans sa chambre sans rien accomplir.


L’ambiance change du tout au tout lorsqu’elle évoque son projet futur. Au fond de son être, Lannah pensait qu’il réagirait autrement. Qu’il serait fier d’elle, qu’il l’encouragerait. A la place, il est tourmenté. Elle ne veut plus fuir, plus mentir. Mais elle blesse en essayant de ne pas le faire. Elle n’a pas pu tenir sa langue. Elle n’a pas pu le laisser dans l’inconnue, ne rien lui révéler et lui briser le coeur le jour où elle partira.


Son regard se détourne, les mots lui manquent. Abattue. Sa gorge se noue et l’empêche de parler. Sa tête s’abaisse, elle fixe ses genoux, serre ses mains contre le tissu de sa robe. A quoi s’attendait-elle ? A ce qu’il accepte avec le sourire ? Oui. Elle aurait voulu un peu plus de courage, un peu plus de confiance. Sauf qu’elle n’en a pas reçu. Elle a l’impression qu’ils auraient tous préféré qu’elle se fasse oublier et ne ressorte jamais. Son coeur se compresse douloureusement et elle se pince les lèvres.


Elle avait tellement hâte. De le revoir, de lui parler. Mais les temps ont changé et ils ne pourront pas revenir à ce qu’ils étaient. Il restera toujours son frère aimé. Elle ne peut plus être cette enfant naïve et inactive. Elle ne peut plus rester immobile. Elle a trop attendu et elle ne le fera plus. Maintenant, c’est à elle d’avancer et de faire bouger le monde.