Certaines terres sont plus rudes que d'autres.

Et celles-ci sont impitoyables.

La neige, partout, borde le monde d'une couverture sournoise. Sous son épaisseur cotonneuse, tant de vies s'y étouffent. Arbres maigrelets, vaincus par les assauts du gel, des fleurs, il n'en reste que des racines brûlées par le froid. Les corps ne sont plus qu'un simulacre de vies, Gobelin a tant de fois, gratté la peau, la fourrure, arracher la chair, de ses ongles et de ses griffes, parfois, pour la faire cuire, d'autres fois, pour simplement la gober.

Pourquoi leur chef, ne reste-t-il pas toujours avec sa troupe ?

Pour explorer les lieux, évaluer les risques, estimer les offres que l'on pourrait leur proposer, et plus important encore, l'accueil qu'on pourrait leur réserver. Les mercenaires sont bien considérés, mais la réputation ambiguë des Lanternes suscite parfois les méfiances. A quoi faut-il donc s'attendre ? C'était le risque pour accepter d'abriter toutes ces populations rejetées. Les erres en situation d'handicap, les personnes présentant une orientation ou un physique divergeant, toustes celleux qu'on pourrait accuser d'être, Disciples de Nergal.

Car si ces terres sont impitoyables, le Monde l'est plus encore.

La dichotomie de l'univers, entre la Déesse et la Calamité, entre la Perfection et le Reste, car l'on a beau dire, que ce qui compte est la bonté du coeur c'est au visage que toustes se réfèrent. Gobelin sait, que sans la générosité et la tolérance de quelques un.es, il ne serait plus de ce monde. Et les Lanternes ont pour but d'accueillir toustes celleux dont l'on ne veut pas : pour prouver au monde, qu'ils y ont leur place, qu'ils sont utiles, qu'ils feront au moins tout autant de bien que les autres.

De telles convictions sont révolutionnaires. Novatrices. Dangereuses. Car face à cette petite troupe, il arrive que les accueils ne soient pas ceux que l'on espère. C'est ce pourquoi les autres mercenaires font toujours un campement loin des regards, loin des passages, à l'abri des arbres, pendant que leur chef parcourt les villes, leur cherche, des allié.es ou des endroits suffisament tolérants pour qu'ils soient en sécurité.

Mais ces errances ne sont pas sans risques.

Gobelin a pansé ses pieds, a enfilé, chausses et fourrures, porte mitaines et fourrures rapiécés sur ses épaules. La faim lui tiraille le ventre, tant et si bien qu'il garde la langue tirée. Comme si les particules de gel inscrites sur ses papilles pouvaient lui offrir la sensation de se nourrir. Il a abandonné le réconfort de la forêt protectrice : à proximité du village, les arbres coupés laissent libre passage à un vent glacé. Sa morsure n'épargne pas les lèvres du Gobelin, qui retrousse les babines et laisse la bourrasque cogner ses dents. Rictus bestial, yeux luisants, la sauvagerie ravivée par la brutalité des éléments. Car il est survivant.

Tant d'années, il a rongé la mousse sur l'écorce, grignoté les racines, avalé même un peu de terre, pour tenter d'apaiser les crampes de son estomac et la faiblesse des chairs. Il pourrait pourtant, utiliser l'argent qu'il gagne : mais il le garde en réserve, pour les coups durs, pour celleux qui ne peuvent pas ou plus se battre. Pour les soins, des maladies ou des blessures, pour acheter de la viande aux enfants, des couvertures.

Lui se dit toujours qu'il va survivre, qu'il a connu pire. S'infligeant sans cesse, les mêmes sévisses, la privation, par habitude, par peur de manquer, par incapacité, de se privilégier. Le seul plaisir qu'il s'accorde, non sans culpabilité, est l'achat de cosmétiques. Paillettes et pigments, couleurs et teintures, pour dissimuler, effacer, corriger, ses traits difformes, alléger le poids de sa carcasse.

Et son estomac s'est atrophié : affamé, il suffit de quelques bouchées pour le rassassier, avant que la faim ne revienne le tenailler. Les muscles faméliques plaqués sur ses os, articulations saillantes, tendons ramollies, par le manque d'apports caloriques, Gobelin a la souplesse d'un serpent, mais la force d'une brindille. Sur le verglas et les passages gelés, Gobelin redoute les chutes - sentir ses os, se casser ou sa peau, se fendre, sous l'assaut d'une glace effilée.

Mais ici, les chemins sont plus dégagés. Son regard croise l'oeillade surprise de quelques habitants. Gobelin les observe en chien de faïence mais leur offre, sourire chaleureux ou joyeux signe de main, gestes qui suscitent des réponses variées : sourire charmant, d'une belle femme à la forte poitrine, d'une mère au foyer qui caresse la tête d'un bambin curieux, oeillade assassine d'un homme à la barbe grise qui le suit sur quelques mètres, semblant hésiter à le chasser loin de la ville, une jeune fille sursaute, un adolescent lui lance une boule de neige et éclate de rire, jusqu'à ce que Gobelin lui fasse une grimace horrible.

Yeux à l'envers, langue qui se tortille, borborgymes d'une gorge qu'on écrase, l'adolescent ne demande pas son reste et se réfugie chez lui.

Gobelin ne cherche pas même à retirer la neige prise dans ses cheveux.

Plus de vie, ici. Il y avait même du monde dans les rues. Gobelin se faufile, bien que parfois, un coup d'épaules ou une bousculade le renvoient contre un mur, d'autres fois, une main le remet sur ses pieds, tapote ses épaules, dans un geste bourru, comme pour s'assurer que le cadavre tenait toujours debout. Gobelin est habitué à ces réactions, prend toujours le temps de remercier l'acte de gentillesse spontanée, offre même un geste de prière voire quelques vers, avant qu'une odeur délicieuse n'attire son regard.

Un vendeur de brochettes.

La viande, sur le feu, grésille. La graisse caramélise sur la surface, y dessinant de petites bulles, bientôt consolidées en un sirop brun, épais, qui entoure la chair rosée d'un délicieux coulis. L'odeur est douce, pas aussi forte que celle des autres gibiers, se contentant de caresser les papilles, d'imprégner ses arômes… Gobelin sent la bave dégouliner de ses lèvres, s'approche et le vendeur se contente de désigner l'affiche d'un geste de la main. Le prix, bien sûr, est hors des moyens du petit Gobelin : il sort de sa poche quelques écus, un et l'autre tordu, échange un regard avec le vendeur.

L'homme croise simplement les bras sur son torse épais, message silencieux, signifiant bien qu'il ne reviendra pas sur sa proposition : et que le regard d'un Gobelin battu, ne suffira pas. L'étale n'est pas si grand, il serait difficile de le voler sans le faire voir. Gobelin reste encore quelques minutes, inspirant l'odeur à pleins poumons : mais le fumet ne le rassasie pas.

Au contraire.

La faim devient si poignante qu'il retient une grimace de douleur. Croisant les bras sur son ventre, légèrement voûté, Gobelin reprend sa marche. Le pas est moins sûr.

Et à dire vrai, au fur et à mesure qu'il s'éloigne, son esprit, réduit le risque d'être pris : peut-être aurait-il le temps, d'en manger une, deux voire trois, avant que les coups ne s'abattent, que les gardes ne le saisissent ? Il vaut mieux, avoir mal que faim, la douleur finit par disparaître, mais la faim, la faim prend toute la place…

Son regard croise celui de chiens errants, qui aboient désespéramment.

Gobelin sourit, le visage déchiré, d'un rictus amusé.

_ Qui aura de quoi se repaitre ? Chiens ou Gobelin ?

L'idée, qu'il puisse s'en faire un encas, lui frôle l'esprit. Ce ne serait pas les premiers animaux de compagnie, qui lui servent de repas, Gobelin s'est déjà nourri, de choses qu'il ne faut pas nommer. Il s'éloigne, jusqu'à une ruelle isolée. Il s'adosse au mur et s'assoit à même le sol, s'accorde un court moment, pour se reposer. Il sait, que c'est risqué, qu'il ne faut pas s'endormir ici, pas sans un abri. Mais il est fatigué.

La bouche pâteuse, c'est après quelques heures pense-t-il, qu'il entend un mouvement, qu'il aperçoit quelqu'un, qu'il reconnaît les chiens.

Il ne voit pas l'homme : il ne voit que les brochettes de lapin. La viande retirée une à une des bâtons, jetée au sol, les chiens se jettent dessus. Il ne reste plus grand-chose des brochettes. Un morceau juteux, roule un peu par terre, si chaud qu'il s'en dégage une légère fumée. Un chien referme ses mâchoires - non, une main détourne sa gueule, une autre, s’empare de la viande. Les deux animaux soudain, montrent les crocs, oreilles plaquées en arrière, les mâchoires claquent, dans le vide, quand Gobelin s’est vivement reculé.

A 4 pattes, la bave dégoulinant de ses propres mâchoires, il avale son morceau de viande et quand un chien va pour se jeter sur lui, Gobelin se dresse dans un rugissement, les bras levés, les animaux se plaquent au sol, mais ce n’est pas la fin de l’affrontement. Sous le regard probablement décontenancé du salvateur, chiens et Gobelin se battent, du sang coule, mais ce n’est pas celui des animaux.

Une morsure a laissé sur son avant bras malingre, blessure ; mais l’animal est soumis au sol, plaqué par les mains griffues, le chien se débat, couine, Gobelin le relâche, l’autre chien a bondi dans son dos, déchiré la fourrure qui le recouvrait, jusqu’à ce que Gobelin attrape ses mâchoires et le plaque à son tour au sol. Les babines retroussées sur ses propres dents, jusqu’à ce que les animaux reconnaissent qu’il est le dominant, au moins en cet instant.

Haletant, Gobelin récupère son morceau de pelisse dont il ne reste qu’un morceau, frotte sa plaie, qui, heureusement, n’est pas des plus graves : l’animal n’a pas eu le temps de fermer ses mâchoires. Gobelin alors, joint les mains et courbe l’échine, face au regard de l’homme en face de lui.

Il est borgne. Et franchement intimidant.

Et si Gobelin a osé faire face aux bêtes, face à l’homme, il courbe l’échine. Nez à terre, mains jointes au dessus de sa tête, il finit par redresser les yeux et offre un sourire à l’inconnu.

_Seigneur, Seigneur, vous reste-t-il, un peu de viande ?

Et il aboie, avant de rire, jusqu’à s’incliner une nouvelle fois.

_ Peut-être en reste-t-il assez, pour partager entre nous 3 !

Car les chiens ne se sont pas encore éloignés, malgré le combat, ils sont encore là, à attendre et à quémander, ils gémissent et remuent la queue, Gobelin, agenouillé parmi eux, offre ce qu’il veut être, son plus beau sourire.

Il prend garde à ne pas dévoiler ses dents, à laisser son visage, caché par ses longs cheveux, ne laisse percevoir, que ses grands yeux verts brillants.

Vêtu, de son kimono abîmé, de cette peau déchirée qui recouvre ses épaules malingres, la manche abîmée dévoile son bras famélique, couvert d’une peau, pâle. Chair carmine bourgeonne, comme une trace de vie, dans ce corps si mort ; mort, dans ses yeux si vides, dans ses os perceptibles sous sa peau difficilement étirée, ses lèvres rongées par ses dents ou les gerçures, les tremblements de son corps, ce qu’il a vêtu, ne suffit probablement pas mais le Gobelin, ne semble pas avoir mieux.

Ce n’était vraiment pas facile, de naître Gobelin.

_Comment puis-je vous appeler, Seigneur ? Pour vous remercier comme il se doit ! Je me nomme Gobelin !

Le silence n’inquiète pas réellement Gobelin.

La créature est habituée à l’ignorance : aux personnes qui s’écartent, lorsqu’il les croise dans la rue, les yeux qui se détournent, de son faciès grimaçant, les pas qui s’accélèrent pour le semer. Mais aussi dérangeant soit-il, Gobelin veille toujours à ne pas s’imposer. Par respect, aussi car il sait que les âmes acculées savent réagir avec vivacité, lui, aussi prédateur soit-il, n’est point appâté par la détresse. Que ce soit la sienne ou celle des autres ! Les brochettes, par contre…

L’homme qui se lève de toute sa hauteur, l’invite naturellement à courber les épaules, les mains levées en geste de prière devant son visage. L’homme est grand, solide, et l’œil borgne atteste à ses yeux, qu’il s’agit probablement d’un vétéran… Oh, si Gobelin savait l’origine de cette blessure en réalité ! La créature dodelinait de la tête, de droite à gauche, observant avec curiosité la haute et froide silhouette.

Il ne semblait pas décider à s’en aller. Et il ne fit aucun pas vers lui, rechignant probablement à lui accorder une punition. La créature déplie lentement ses bras, repose ses mains sur le sol, ses yeux verts ne lâchant pas la haute silhouette, guettant nerveusement ses gestes. A quoi devait il s’attendre ?

La voix grave offre un semblant de réponse. Le sourire de Gobelin s’étire avec malice, alors qu’il hausse les épaules.

_ Vous avez payé la nourriture et l’avez donnée !

Répond-t-il. Sans cela, le Gobelin n’aurait pas eu de quoi repaître son estomac. Les chiens ont suivi l’homme, mais pas lui. La froideur apparente de l’homme, son allure intimidante, éveillent sa méfiance viscérale. Mais il y a toujours au fond de cet esprit facétieux, cette étrange impertinence, cette défiance, à moins que ce ne soit simplement le désespoir. Qui le pousse à toujours, aller de l’avant, à se confronter aux autres, à ne pas craindre assez les risques, on le dit, téméraire ou imbécile, peut-être compte-t-il trop sur sa chance… Ou qu’il accorde trop vite sa confiance.

La réalité est bien moins complexe : beaucoup ignorent que la survie dépend souvent des risques que l’on prend. Pour manger, il faut parfois voler, quitte à se faire voir, quitte à se faire arrêter, quitte à se faire frapper. Le besoin s’impose et fait taire la raison, la faim s’impose, à la méfiance.

Finalement, l’homme s’approche et le toise du regard.

C’est comme frotter du vinaigre sur une plaie. C’est glisser la lame d’un couteau, sur une cicatrice à peine refermée. C’est, une vraie torture. Son seul œil est une lame, qui le déshabille, qui le dénude, qui pointe ses imperfections. Le mépris, d’un Supérieur, d’un Tout Puissant, d’un Géant, comme Gobelin les appelle. Depuis le temps, ce dédain devrait couler comme la pluie sur les plumes d’un canard, comme les insultes, sur un Gobelin, mais c’est différent.

C’est gluant. C’est visqueux, ça colle à sa peau, c’est plein d’aiguilles. Tout son être se révulse, la chair de poule parcourt ses bras, son corps s’hérisse, sans réussir à rejeter, tout ce qui s’accroche. La nausée saisit ses entrailles, mélange, de peur et de bien d’autres choses, à moins que ça ne soit simplement le fait d’apporter enfin un peu de nourriture à son estomac affamé. L’étrange mucus s’incruste dans ses vêtements, la sensation est physique, de cette froideur qui l’écrase, de ce miasme qui lui donne l’envie, de tout arracher.

De se disséquer face à ce regard qui l’éviscère, de déchirer sa propre chair, pour dévoiler les os et le reste, mais Gobelin sait que montrer qu’il saigne, ne suffit pas à prouver qu’il est humain. Qu’il mérite, comme tout le monde, d’être respecté – non, il ne le mérite pas ! Dans ce monde, la seule légitimité est celle de la puissance et de l’argent. D'un nom, d'un titre, d'une puissance physique, d'une autorité acceptée, validée et appuyée par la société. Lui, qui n'est qu'une poussière, que vaut-il ?

Ca ravive, tout ce qu’il déteste en lui.

L’homme qui tend sa brochette restante. Impassible, d’une froideur absolue, tout simplement écrasant.

Et la haine mord ses viscères à pleines dents.

Qu’il déteste, les Tout Puissants. Et qu’est-ce qu’il déteste, ressentir cette colère. Cette envie. Ces pensées si noires. Celles qui aimeraient, les voir à sa place, bien qu’ils seraient encore assez vantards pour prétendre qu’ils s’en sortiraient mieux que lui. Qu’ils sont plus forts, plus beaux, plus intelligents, qu’ils sauraient faire face au monde et son adversité, qu’ils sauraient trouver les fils à tirer pour s’élever ! Invulnérables, intouchables, intimidants, inhumains, eux aussi, sont probablement des monstres, sous masque humain.

Gobelin ne montre à personne, son aigreur et sa déception de l’Humanité, il préfère dévoiler sa vulnérabilité, sa honte, ses blessures, que toute cette rage qu’il garde bien enterrée. Il ne veut pas écouter cette colère, ses conclusions hâtives, ses préjugés, il ne faut pas se fier, à ce qu’il croit percevoir.

Ah, l’homme qui lui tend ainsi la brochette, peut-être est-ce un simple acte de bonté, de compassion, de gentillesse ? Peut-être qu’il n’a aucunement l’idée d’en profiter pour le frapper, pour l’effrayer, peut-être ne pense-t-il pas même à l’humilier.

Gobelin, s’invective-t-il, Sois gentil, accepte l’aide qui s’offre.

Laisse le, mépriser et prendre de haut, si cela satisfait son ego, l’important est, qu’il a accepté de donner plutôt que le laisser souffrir de la faim, le geste compte bien plus que l’intention derrière. Alors Gobelin appuie ses mains sur le sol, redresse d’abord son dos voûté en premier lieu. Les mains nerveusement jointes contre son ventre, Gobelin s’approche à petits pas, surveillant particulièrement la main libre du Duc.

_ Merci, Seigneur. Gobelin est affamé !

Il offre un grand sourire, face à l’expression fermée.

Babines dévoilant les dents, dans un rictus qui pourtant, ressemble presque à un chien qui montre les dents, la main de Gobelin s’est déjà ravie de la brochette et la créature s’est reculée pour s’accroupir et la dévorer. Le geste a été d’une vivacité reptilienne.

Car il ne faut pas se fier, à ce que l’on voit.

Si l’homme en face de lui, a tout d’un loup Alpha, le Gobelin n’en reste pas moins, mercenaire.

Survivant.

Se battre contre bêtes ou hommes, tout cela pour une bouchée de pain et vivre, un jour de plus, est son quotidien. Si les privations ont affiné et affaibli son corps, ramolli ses articulations, la créature sait se montrer particulièrement vive, parfois, d’une souplesse dérangeante. Son esprit brisé, renferme en ses fêlures, une intelligence sauvage, la loi du plus fort, il la connaît bien, et s’il y a bien une chose dont Gobelin est sûr, c’est qu’il a survécu à tant d'épreuves.

Peut-être est-ce de là, que vient son aspect téméraire, d’une confiance en ses capacités, de la conviction que chaque jour gagné, est un miracle, qu’il s’attend à mourir, si un Puissant le décide – que pourrait-il y faire de toute façon ?! Ce n’est pas comme si, il avait son mot à dire.

Gobelin, assis à même le sol, mange avec appétit, bien qu’il observe parfois l’inconnu en chien de faïence. Il glisse le bâton entre ses lèvres, le ronge, puis lèche consciencieusement ses doigts, suce ses ongles, se fiche de récolter la crasse, se contente ensuite de pourlécher ses lèvres. Puis, heureux, joint une nouvelle fois les mains.

_ Merci Seigneur ! C’était très bon ! Que la Déesse veille sur vous et vos proches, je prierai pour vous, pour qu’Elle vous remercie de cet acte de bonté envers Gobelin !

Ne l’a-t-il déjà pas vu, cet homme ? Bah, de toute façon, il doute de l’intéresser d’une quelconque manière… Et il s’inquiète de ce que cet homme le fait ressentir. Toute cette colère, ça ne lui ressemble pas, il s’interdit, de la ressentir, il veut au plus vite l’enfermer loin de son esprit, ne plus y penser, ça n’a pas lieu d’être, Lief n’en est pas même vraiment la cible.

Gobelin se redresse finalement et dépoussière tant bien que mal, son kimono sale. Sans vraiment savoir, s’il peut se permettre de s’en aller, s’il vaut mieux attendre, Gobelin fait finalement un pas en arrière, les mains croisées derrière la tête.

_ Gobelin va pouvoir retourner à ses errances ! Et vous, mon Seigneur ? Avez-vous des choses de prévues ? Des tâches à confier aux mains d’un petit Gobelin ? Il vous est reconnaissant, de l’offre que vous lui avez faite, alors il peut bien donner un peu de son temps et de son énergie, rendre service à son tour, à l’homme qui l’a nourri !

Oui, oui, la reconnaissance. Le remerciement, comme pansement à cette plaie gangrénée, retrouver ces émotions qu’il préfère ressentir, la joie, la surprise, pas, la colère.

Finalement, le corps famélique défaille.

Soudain accroupi au sol, les genoux presque ramenés à ses oreilles, Gobelin observe curieusement le borgne en face de lui.

Sa langue, pâle, s'extirpe d'entre ses lèvres, reste suspendue un instant, avant de caresser son derme gercé. La pointe s'enfonce dans les blessures, cherchant, au fond de ces crevasses, quelques fragrances de son repas. Sous ses yeux mi-clos, ses yeux verts luisent : l'homme en face de lui, est peut-être loup, mais lui est, vermine. Les mains effleurent le sol, jusqu'à ce que les ongles s'incrustent dans la pierre. La tête dodeline, penche en arrière, le sourire s'étire, ricanement doucereux ébranle la cage thoracique, son qui roucoule au fond du larynx osseux.

_ Pas si important…

Répète Gobelin, levant un index pour le glisser dans sa narine. Puis il observe songeusement qu'il a trouvé sur le bout de son index jusqu'à s'essuyer sur son kimono.

_ D'accord ! Alors comment je vous appelle ?

Rictus qui s'étire.

_ L'homme qui n'a qu'un oeil, mais un grand coeur ? Le donneur de brochettes ? Le dompteur de chiens sauvages ? Quand même pas, le Borgne !

Et pourtant, un rire ébranle ses épaules osseuses, à 4 pattes, il est prêt à prendre la fuite au moindre geste vif…

_ Ici, comment traite-t-on, les Différents ?

Il demande avec une sincère curiosité.

Il a reconnu l'homme de l'assemblée - mais a décidé de se plier à ses demandes. La pique qu'il a osée cracher, a suffi à lui faire ressentir une décharge d'adrénaline. Face à l'homme si intimidant, il n'espère que son humour décalé sera vu comme l'acte de folie d'un esprit détraqué plus qu'un acte d'impudence… Il ne peut compter que sur la pitié qu'il peut inspirer, pour survivre face à sa propre imbécillité. Le Gobelin a appris à survivre. A offrir sa gorge, son ventre, sa nuque, à lécher des bottes, à enfoncer sa tête dans la poussière, quand cela est nécessaire. Si le Noble exige qu'il s'écrase, il s'y pliera.

Il n'a rien d'un Puissant.

Aigreur, au fond des viscères, ce poison qu'il crache parfois, d'une insulte ou d'un rictus. Il est, bouffon, bien que la seule compagnie qu'il amuse, soit celle de ceux qui n'ont pas de voix. Cachant sous ses grimaces, sa malice et ses farces, toute une satyre de cette société qu'il exècre.

Mais lui, préfère semer le rire que la guerre.

Le bruit attire instinctivement son attention. Gobelin a tourné la tête, ses yeux verts s'échappent vers le couple qui s'échauffe. La question incongrue l'arrache de son observation. Ses pupilles ont roulé jusqu'au coin de ses paupières. Paupières plus lourdes, sur ses prunelles.

_ Gné ?

Un sourcil se lève, l'autre s'abaisse, les lèvres esquissent une grimace. Si la situation n'était pas si étrange, il aurait crû que l'homme se moquait de lui… Ses sourcils se froncent, plus sérieux, ses pupilles reviennent sur le couple de jeunes adolescents.

_ Ils ne se draguent pas.

Si l'homme est accroupi, c'est au tour de la créature de lentement, émerger de sa torpeur. Ca commence par la tête, qui tombe vers l'avant. Les épaules qui se voutent. Dans un effort, la colonne vertébrale se déplie. Dos rond, bras branlants, entre ses longues mèches noires, un rictus étire ses lèvres, dévoilant ses dents.

_ Ne voyez vous pas…

Il murmure, d'une voix tranchante.

_ La peur, dans le corps de ce garçon ? Dos au mur, les genoux pliés, les mains levées, supplication. Le mépris ? La violence. Dans ces mots, qu'elle assène, ces coups, qu'elle donne. Elle écrase, ce garçon. L'amour, ne doit pas être tyrannie ou destruction, ce n'est pas du charme, ce n'est pas, de la séduction, elle l'accule. Son corps est tendu, il se soumet et n'ose, rien faire, rien dire, il est…

Ses yeux s'écarquillent.

_ Impuissant.

La jeune femme sursaute quand une boule de neige la touche sur son vêtement. Surprise, elle s'immobilise, puis se retourne en fronçant les sourcils.

Gobelin n'est plus aux côtés du borgne. Les mains étendues de part et d'autre de sa tête, Gobelin louche en tirant la langue.

_ Pouah ! Vilaine fille !

Sa grimace se fait cruelle, les babines s'étirent alors que les yeux, luisent d'une lueur mauvaise.

_ Alors ? Tu prends ton pied à écraser, à piétiner, à mépriser ? Celui qui te paraît, plus faible ! Ah ah !

Il la pointe d'un index accusateur.

_ Viens donc écraser Gobelin ! C'est satisfaisant, d'entendre ses os craquer…

Roucoule Gobelin, joignant les mains pour les glisser contre sa joue, dans une posture lascive, il agite langoureusement des hanches.

_ Ecrase, écrase, écrase !

La fille, furibonde, serre les mâchoires. Elle crache probablement quelques insultes, s'approche et Gobelin, provocateur, lui tire la langue… L'adolescent, hésitant, se recule de deux pas, hésitant à s'enfuir… ou tenter de se réconcilier avec sa “douce” qui tente de saisir Gobelin par les cheveux. Avec la vivacité d'un serpent, Gobelin l'esquive d'un rire, tourne sur lui-même en levant les bras au ciel.

_ Qui trouve-t-on fort ? L'enfant, qui affronte sa peur du noir, la femme, qui donne la vie, l'homme qui fait face à la mort, ou les personnes, qui piétinent les autres ? Abus, de pouvoir, abus, de puissance !

D'un élan, voilà que son visage est si proche de la jeune femme, qu'elle est saisie de dégoût et protège son visage de son bras.

_ Qui, trouve-t-on fort ?

Reprend Gobelin, sans plus sourire cette fois.

_ Ceux qui écrasent les faibles ? Le père qui bat l'enfant, le tyran qui massacre les innocents, le Noble qui piétine les paysans ? Ceux qui profitent, de la vulnérabilité, de la fragilité, de la sensibilité ? Est-ce vraiment ça, la force ? … Gobelin n'y voit que la faiblesse. Une  me, n'est valeureuse, que lorsqu'elle affronte de VRAIES épreuves, que lorsqu’Elle est confrontée, à de Vrais Dangers, lorsqu'elle prend des risques. Tu te crois forte ? Non.

Il esquive un de ses coups, s'accroupit pour la regarder d'en bas.

_ Tu n'as rien de fort. Tu ne protèges, que ta petite personne, ton petit ego, et encore.

Rictus moqueur, mais cette fois, le coup de pied le touche à l'épaule, l'envoie par terre. La fille en profite pour sauter sur Gobelin, ses mains saisissent son collet.

_ Tu veux voir ma force ?!

Qu'elle rugit, levant déjà le poing pour l'abattre. Le coup brusque arrache un gémissement, mais un rire secoue sa cage thoracique, Gobelin lève ses yeux verts vers elle…

_ Tu as perdu ce combat.

Répond simplement Gobelin.

Et le sourire qui s'étire sur ses babines, a tout d'une balafre : comme si une lame, avait traversé son visage, gravant une estafilade béante.

Elle l'a perdu.

Car le garçon a pris la fuite.

Voilà que le borgne intervient !

Voir son adversaire ainsi maîtrisée soulage Gobelin, qui se dit qu’il n’aura pas à faire le mort pour s’en débarrasser. Un soupir franchit ses lèvres alors que la créature se redresse en position assise, récupère un peu de neige pour s’en appliquer sur le bleu qui commence déjà à se former sur sa joue. Sa peau immaculée, se teinte si vite de bleu, de noir, de pourpre, comme si la vie n’attendait que s’étaler sur ce linceul. Germer, en bouquet de fleurs sombres et purpurines, semblant, de putréfaction.

La langue émerge d’entre les babines, la pointe impétueuse se dresse comme un doigt d’honneur à l’adresse de la fille qui ne le regarde même plus. Jusqu’à la remarque de Lief qui le fait éclater de rire : un coup, deux bisous ! Le rire de crécelle racle et résonne dans sa cage thoracique, avant qu’il n’observe avec attention la fin de l’échange. La demoiselle reposée au sol, les insulta avant de prendre finalement la fuite. Les chiens aboient, comme en soutien au maître qu’ils ont adopté, Gobelin se demande si l’homme va les ramener.

Le compliment le surprit, et bien qu’il ait toujours la langue tirer, ses babines se retroussent d’un rictus vicelard, les yeux plissés, Gobelin finit par hausser les épaules et ricaner, jusqu’à ce que les animaux viennent lécher son visage. Gobelin préfère rentrer sa langue, d’une main ferme, pousse un peu le museau et grimace face à l’haleine.

_ Pouah ! Combien même l’haleine de Gobelin est peut-être proche de celle de ton postérieur, ne va pas y mettre ta langue, berk berk !

Grimace la créature en s’essuyant la joue du plat de sa main avant d’hausser les épaules.

_Il faut bien, que ce corps malingre serve à quelque chose ! Vivacité, rapidité, souplesse, au dépend de la force, de la puissance et de l’endurance , qu’il répond avec une certaine humilité. Quand l’homme pointe son œil borgne, Gobelin prend le temps de le dévisager.

_Du plus fort ? Oh…

Gobelin, amusé, plisse tendrement les paupières.

_ Tu n’as pourtant pas l’air, d’avoir été jeté dans une poubelle toi.

Qu’il constate en s’accroupissant, jusqu’à ce qu’un rire n’ébranle franchement sa cage thoracique. Roulant des yeux dans les orbites, saisissant ses oreilles pointues entre ses mains, Gobelin se roule sur le dos, bascule sur ses jambes, se lève d’un bond en levant les bras.

_ Alors voici ! Voici le pire des déchets, le plus monstrueux, des humains, le vulgaire, Gobelin !

Se vante-t-il, avant de s’élancer, soudain basculer sur l’avant, se recevoir sur les mains, d’une roue, se reçoit sur ses geta, bat des bras pour ne pas glisser. Virevoltant, étendant les bras finalement, Gobelin esquisse quelques pas de danse en roucoulant.

_ Le plus fort, mais qui, le plus fort, physique ?! Ah, parle-t-on de celui, qui soulève plus lourd, de celui qui court, le plus loin, de celui qui comprend le monde et déjoue les manigances, de celui qui a plein d’enfants, plein de conquêtes, de celui qui ne tombe jamais, malade, de celui qui, saute le plus haut ou gravit plus vite, les montagnes ? De celui qui survit au froid, qui endure le chaud,  de celui qui vit, le plus vieux ? Qu’est-ce qui est, fort, celui qui se jette dans un combat quitte à en mourir, celui qui le fuit pour le survivre ? Comment décide-t-on ! De ce qui est fort ou faible ?!

Qu’il s’amuse, revenant près de Lief en glissant ses mains dans son dos, en courbant légèrement l’échine, basculant doucement la tête, laissant ses longs cheveux dégouliner le long de son visage.

_Gobelin veut savoir ! Bien qu’ici, il ne sera probablement jamais vu, comme humain, comme ici ou ailleurs, ah ! S’il avait choisi, il serait né, beau, avec une chevelure, magnifique, des muscles épais, la force de soulever des montagnes, et avec beaucoup, beaucoup d’argent oh oui, plein d’argent !

Il rit de nouveau puis d’un élan, va grimper sur un tonneau oublié là pour s’y percher en posant ses mains sur ses hanches, tout sourire, en levant les yeux.

_Que trouves-t-on, de courageux, l’homme qui n’a peur de rien, ou celui qui la défie ? Il y a tant de forces, dissimulées sous bien des aspects, au travers de bien des masques, ces animaux errants, ces chiens que tu as aidés, pourraient être vus comme des déchets… mais ils se sont rendus utiles ! Grâce à eux, tu as acheté des vivres pour les nourrir, cela fait aussi vivre le commerce, cela a nourri Gobelin ! Un Gobelin qui, peut t’apprendre comment savoir, ce qu’est, charmer, ce qu’est, séduire !

Il saute devant Lief et sort de sa manche, un éventail élégant, qu’il replie d’un geste élégant et maîtrisé : son extrémité effleure le menton de Lief, alors que langoureux, il ferme à demi les paupières… Avant d’ouvrir l’éventail pour dissimuler le bas de son visage, les yeux tendrement plissés.

_Gobelin maîtrise cet art, à merveilles, il peut t’instruire, si tu le désires…

Il penche lentement la tête sur le côté, son sourire s’étirant de part et d’autre de son visage.

_ Et peut-être, que Gobelin pourra aussi t’apprendre, à considérer les personnes différentes d’une autre manière… Qu’en penses-tu ?

Sa main libre, s’offre à celle de Lief.

_ Que penses-tu de cet arrangement, Ô Homme Fort ?

Qu’il pouffe malicieusement, les yeux brillants.

_Tu devrais l’accepter ! D’habitude, Gobelin fait payer, pour de tels enseignements ! Mais il y voit l’occasion, de satisfaire le besoin de chacun, sans que personne n’ait à y perdre, mais qu’à gagner, un peu de charme pour Lui, et un peu plus de considération, pour les êtres comme Gobelin ?

Un homme qui accepte un contrat sans totalement le comprendre…

Ah ! N’avait-il donc du travail à faire qu’en séduction ? S’étonne Zeng en clignant des paupières, assez interdit de sa réponse. La surprise ne dure que quelques secondes, le temps que l’amusement ne le fasse pouffer avec malice, jusqu’à ce que l’épaisse cape s’abatte sur ses épaules. Dans un couinement, Gobelin manque de ployer sous le poids soudain… Les jambes écartées pour retrouver une certaine stabilité, Gobelin s’entoure d’un large pan de fourrure. Il gazouille et rit, agite les bras et tournoie sur lui-même, apparemment ravi de voir le vêtement suivre son geste, jusqu’à une nouvelle fois s’y réfugier. Le visage éclairé d’un sourire malicieux, presque repus de chaleur, les paupières mi-closes, Gobelin minaude en frottant son nez contre la pelisse, s’imprégnant de l’odeur de l’homme. Habitué aux fragrances corporelles de ses adelphes, il trouve toujours un étrange réconfort à sentir un parfum autre que le sien, plus encore quand il s’agit d’une personne d’un genre masculin…

Désir interdit, tapi au fond de ses entrailles, Gobelin se contente de profiter de cette chaleur qui renforce la sienne, de cette étreinte indirecte, de ce vêtement qu’il compte bien ravir comme souvenir, de cette rencontre des plus étranges. Lui qui se pensait, bizarre, voilà que le borgne n’est à son tour pas des plus adaptés en société ! Enfin, plus l’on est de fous, plus l’on rit, et Gobelin a le rire terriblement facile.

Sous les paupières mi-closes, luisent ses pupilles, d’un éclat d’une pure malice. Minuscule sous son tas de fourrure, ses cheveux se mêlant à la pelisse, il a tout d’un de ces monstres légendaires qui hanteraient les Montagnes les plus Hautes, des créatures velues qui raviraient les Hommes pour les dévorer dans leurs tanières…

_ Lief, Lief…

Répète alors la voix croassante de Gobelin. Sa tête dodeline, à droite puis à gauche, geste accompagné du mouvement de ses pupilles, comme s’il cherchait, dans les recoins de sa tête, ce que ces sons font résonner. Quels souvenirs, sont ravivés.

_ Oh… Lief, qu’il répète une dernière fois, sur un ton différent : à croire, qu’il se souvient. Ou que ce nom est seulement gravé, au sein de sa mémoire.

_ Marchons, qu’en dîtes-vous ? Trouvons peut-être, un endroit où nous installer. Car la leçon que vous demandez, exigent de nombreux échanges voire, un peu de théâtre, pour illustrer les sujets que nous aborderons !

Annonce Gobelin en levant l’index, avant de se mettre en marche, de son pas sautillant : bien qu’il engage, le déplacement, il ne tarde pas à ralentir et préférer tourner autour de Lief, se fiant à sa connaissance du terrain pour suivre son allure.

_ Votre épouse, est-elle jalouse ? Comment se fait-il, qu’elle doute ainsi de vous ? Depuis combien de temps agit-elle ainsi, s’est-il passé un évènement qui ait provoqué cette insécurité ? Cette colère, exprime probablement une tristesse ou une inquiétude de sa part, que craint-elle ? Pour votre couple… ? Bien qu’apparemment, elle semble davantage craindre pour votre sécurité, lorsque vous dîtes qu’elle craint « des abus » à votre égard…

Songe Gobelin en grattant sa joue de l’index. Il prend, à dire vrai, la situation très au sérieux.

_ Aux yeux de votre épouse, quels sont les signes qu’une femme cherche à vous séduire ? Quelles sont les menaces qui la font réagir ?

Il lève les yeux vers Lief.

_ Selon le pays et la culture, la séduction ne s’exerce absolument pas de la même manière. Comme l’on ne manie pas une arme, de la même manière. A Nuhoko, par exemple…

Gobelin ouvre son éventail et dissimule le bas de son visage.

_ Tout passe avant tout, par le regard. Langueur, d’yeux qui s’éternisent dans les vôtres, d’un long battement de paupières, de mouvements particulièrement lents, pour attirer le regard et faire durer, le plus longtemps possible l’instant. Elle cherchera, votre regard sur elle, à le happer et à ce qu’il y reste.

Il replie son éventail dans un sourire amusé, le repose songeusement sur son menton.

_ Les femmes du Domaine sont souvent bien plus directes. Manifestent leurs attirances, en instaurant rapidement une proximité physique, cherchant la chaleur d’un corps contre le leur… Mais tout cela, sont des codes bien souvent stéréotypés, qui dépendent de la culture et de l’éducation comme j’ai pu vous le dire. Il y a des variantes, selon les personnalités et l’évolution de la société.

Explique Gobelin en agitant son éventail.

_ La séduction est un art complexe… Mais ce qui suscite votre intérêt, est de ménager avant toutes choses la relation avec votre épouse. A ce que je comprends, elle ressent une certaine peur, avez-vous parlé avec elle de ce qu’elle craint, très précisément ? Et de ce qui pourrait la rassurer ?

Gobelin dévisage attentivement Lief et, de son éventail, tapote son bras solide.

_ Vous avez tout l’air d’être un homme fidèle. Assez ferme avec, j’ai l’impression, la tête sur les épaules, bien qu’il y ait une certaine maladresse dans vos interactions sociales… Avez-vous déjà été abusé ? Quels abus craint-elle ? Comprenez, il y a une différence entre un abus physique, un abus financier, un abus psychologique... Sur lesquels vous, vous et votre épouse, vous pensez vous le plus vulnérable ? ... Ou a -t-elle besoin d'être rassurée sur sa valeur, sur sa beauté, sur ses propres capacités de séduction ?

Les réponses données par l’homme, poussent le Gobelin de surprises en surprises.

Parfois, un pouffement ébranle ses épaules, il serait difficile d’y voir une offense, l’être étrange se tord toujours d’une manière ou d’une autre, produit borborygmes, claquements de langue, roucoulements ou ricanement, selon les idées qui traversent son esprit. Il n’aurait jamais cru voir, une telle complexité et étrangeté dans un couple ; un homme si franc, avec si peu de mots, dont les paroles pourtant, manquent d’informations, de précision ou parfois, de réflexion.

Et peut-être pour la première fois de sa vie, il trouve quelqu’un plus bizarre que lui !

Ce n’est pas physique : c’est dans son attitude. Dans sa façon de concevoir la réalité. Voilà, qu’il semble s’attribuer toute la faute, il ne manquerait plus qu’il se dévalorise tiens ! Bien que dans son discours, Gobelin y reconnaisse un fait avec lequel, il n’est que trop familier. La croyance, d’être inférieur – à sa femme, mais pas au reste.

Gobelin, songeusement, enfonce son petit doigt dans son oreille et le tourne à deux reprises, comme pour s’assurer à ce qu’il ait bien entendu, ou simplement, lancer le rouage de son esprit.

Arrivant dans ce bric à brac, Gobelin commence naturellement à chercher s’il y a quelque chose d’utile, d’abandonné entre les caisses et les tonneaux. Il s’amuse à en basculer un sur le sol, et s’amuse de son corps crevé pour y glisser sa fourrure fraichement gagnée, puis s’y abriter. Il piaille de bonheur face à sa trouvaille, bien qu’il accepte d’émerger de sa cachette pour continuer la discussion, reprenant la fourrure qu’il pose sur ses épaules.

_ En parlant d’abus, Gobelin ne ciblait pas particulièrement votre femme…

Relève la créature, surpris qu’aussitôt, Lief ait pris sa défense.

_ C’est vous qui avez parlé d’abus et c’est à Gobelin de définir ?! Un abus, c’est lorsqu’une personne outrepasse les droits que tout être humain possède. Il y a des abus de pouvoir, des abus sexuels, des abus financiers… Dès l’instant où l’on ne respecte pas les droits d’un être humain pour lui imposer ou lui faire subir, quelque chose, il y a un abus.

Explique patiemment Gobelin. Accroupi à même le sol, avec ses bras qui se balancent, jouent avec les morceaux de bois.

_ Pourquoi craint-elle que vous acceptiez de coucher avec une autre femme ?

Gobelin penche doucement la tête sur le côté.

_ Si elle est jalouse, qu’une femme ou non tente de vous séduire, elle y verra une menace. Mais évincer toutes les femmes de votre entourage est impossible. Comme repérer les signes de séduction, aux yeux d’un modeste Gobelin, est insuffisant…

Une idée germe dans son esprit. Levant une brindille, qu’il vient de ramasser, Gobelin l’agite.

_ Prenez pour exemple, un homme qui craint constamment d’être assassiné. Même si vous évincez ses ennemis, il commencera à douter de ses amis. Même si vous enlevez leurs armes, il craindra d’être empoisonné. Et même avec un antidote universel, il craindra qu’on ne le pousse par la fenêtre… La peur, trouve toujours des occasions de se manifester et Gobelin ne sait pas si le problème vient seulement du fait que vous ne repériez pas les tentatives de séduction…

Songe Gobelin.

_ Vous semblez sincèrement amoureux d’elle. Pourquoi doute-t-elle de votre fidélité ?

S’interroge Gobelin, posant songeusement son coude sur son genou, puis sa tête contre son poing.

_ Selon elle, qu’est-ce que vous pourriez trouver AILLEURS pour qu’elle redoute ne serait-ce qu’une femme qui vous approche ? Vous n’allez pas vous jeter sur toutes ces demoiselles qui traversent votre route, comme elles ne vont pas toutes bondir à votre cou, aussi beau soyez-vous… Et qu’elle se rassure, ce n’est pas un simple échange de regard qui fait naître un enfant…

Ne peut s’empêcher de pouffer Gobelin, glissant la brindille entre ses lèvres pour la mâchouiller.

_ Gobelin a l’impression, qu’il serait pertinent de creuser cette histoire de jalousie. Que pense-t-elle, manquer, pour que vous puissiez vous intéresser aux autres ? Aux autres plus qu’à elle ? A-t-elle l’impression de ne pas vous plaire, de ne pas vous combler, qu’il manque quelque chose entre vous, pour que l’ailleurs puisse vous menacer ?

A la question naïve, Gobelin éclate franchement de rire. Tellement qu’il met quelques secondes à se reprendre. La tendresse dans ses yeux, éclate d’un sourire d’une douceur, maternelle.

D’une affection qu’il n’offre, d’habitude, qu’aux enfants égarés.

L’index, se lève lentement et se dresse devant les lippes exsangues, dans un geste conviant au silence.

_ Qu’en penses-tu ?

Qu’il susurre, avant de rabaisser la main.

_ C’est ainsi, que ma-mie m’a nommé, le nom que l’on nous donne, suffit-il à nous définir ?

Ses yeux se détournent, s’éteignent, ses mains effleurent le sol, ses épaules, s’haussent.

_ Je suis un Gobelin, qui, un jour, sera humain. Gobelin observe, minutieusement et apprend. A être, comme toi, comme les autres, et s’il n’y arrive pas, bah, ce n’est pas grave, c’est aussi bien d’être un Gobelin. On apprend à se satisfaire, de pas grand-chose.  

Pour un homme aussi impassible, aussi imperturbable, son esprit va en tous sens.

Nier l'abus, pour enfin l'admettre, silencieux, pour ensuite bavarder, son regard s'embraser, pour qu'au final, ses joues s'empourprent. Le proverbe affirme qu'il faut se méfier de l'eau qui dort - sous la surface en apparence tranquille, les émotions l'agitent de courants violents parfois contraires, trahissant, comme une perte totale de repères.

Et face à sa détresse s'éveillent les instincts prédateurs de la Créature abjecte. Elle se repait du malheur et de la souffrance. Elle s'en imprègne, la dévore, s'en nourrit, jusqu'à ne plus en laisser, la moindre miette. La faire disparaître. Eclats sournois au sein de ses pupilles, la Bête caresse ses babines de sa langue effilée, jusqu'à ce qu'à l'annonce des talents de la Dame au lit, le fassent franchement éclater de rire.

D'un rire de crécelle, d'un rire sincère, qui ruisselle. D'un geste digne de Zeng Min, il ouvre son éventail d'un geste élégant, dissimule pudiquement ses lèvres, les yeux malicieusement plissés, il n'y a pourtant aucune moquerie dans sa voix. Lubrique, il se repait de ces détails croustillants qui generaient pourtant plus d'un…

Jusqu'à ce que son visage redevienne grave, prenant le temps de réfléchir à toutes ces informations qui lui sont données. Son regard vert parcourt longuement l'homme en face de lui, d'un geste de la main, il appuie songeusement son éventail sur le torse du maître d'armes pour comme en évaluer la solidité, y exerce une légère pression jusqu'à finalement le tapoter.

_ Qui vous a abusé ? Quels abus vous a–t-on infligé ?

Demande lentement Gobelin.

Cette fois, ce n'est plus tant la créature qui est parle. L'homme a dressé dignement la tete, son éventail revient tapoter songeusement la paume de son autre main.

_ Il y a plusieurs pistes à travailler. Deux pistes principales me viennent à l'esprit. A ses yeux, quels sont les comportements concrets que tu adoptes, qui lui font croire que tu es malheureux avec elle ? Et inversement, quels changements de ta part, quels éléments concrets, prouveraient que tu es heureux en sa présence ?

Reprend le mercenaire. Il pointe son éventail vers son propre oeil, l'appuyant contre sa pommette.

_ Il y a une différence, entre ce que l'oeil voit et ce que l'esprit perçoit. Nos peurs voilent et troublent ce que l'on voit : si elle a peur que tu sois malheureux avec elle, ses yeux chercheront toutes les preuves qui confirment cette hypothèse. Le mieux à faire, est de s'appuyer sur des faits et des éléments concrets, des changements de comportement objectifs et observables, qui prouveront le contraire. C'est à elle de définir quels changements elle attend, et toi, ce que tu peux faire.

Zeng commence à marcher autour du maître d'âme, baissant les yeux de bas en haut pour le dévisager.

_ Tu lui es totalement dévoué. Tu es fou amoureux d'elle. Peut-être a-t-elle l'impression que cette relation est déséquilibrée ? Qu'elle ne t'offre pas tout ce que tu lui donnes ?

Il abaisse son éventail.

_ Et si tu as été abusé…

Il marque un silence.

_ Peut-être craint-elle… De t'abuser à son tour. S'il y a un déséquilibre dans votre relation, si elle a l'impression d'avoir l'ascendant, peut-être redoute-t-elle… ce pouvoir qu'elle a sur toi. Le mal qu'elle peut te faire.

Zeng repose son éventail sur ses lèvres. Les yeux baissés, une main dans le dos, l'autre tenant toujours son accessoire, il y a dans son attitude, une demande silencieuse - d'attendre, de longues secondes, de longues minutes.

_ C'est grave. De ne pas se sentir humain. D' être considéré… Comme un rejet de l’Humanité.

Il concède. D'une voix grave.

Je suis né difforme. Dans un pays, où la beauté est une nécessité pour survivre. L'on a tant de fois espéré ma mort, ou tant de fois tenté de me l'infliger. L'on m'a insulté, rabaissé, battu… Pour survivre… J'ai endossé ce rôle. Celui de Monstre. De Gobelin.

Il sourit faiblement.

_ J'ai fait de leurs insultes, mon armure. J'ai accepté le rôle qu'on m'imposait, pour essayer de me trouver une place dans ce monde. C'est grave, de ne pas se sentir humain, de se croire inférieur, de s'en persuader au point de justifier, valider, appeler, aux violences, aux moqueries, au mépris. C'est destructeur.

Ses yeux verts se plantent dans le seul oeil de Lief. Le fixent au plus profond de son âme.

_ J'ai été abusé tant de fois. J'ai commencé à me haïr, à me dire que mon existence, n'avait pas d'importance.

Il sourit. D'un sourire, triste et beau à la fois. Eclats, de neige qui fondent, sous les premiers rayons.

_ Encore aujourd'hui, je me dénigre et je rêve d'un jour, où l'on verra l'humain, avant le Gobelin. Cela arrive, parfois. Souvent, avec le temps. Des personnes apprennent à m'apprécier. Pour ce que je suis. A me considérer comme un égal. Ils me demandent alors… De ne plus me dévaloriser. De ne plus m'insulter. Me disent, que j'ai de l'importance, de la valeur… Et… Cela me fait beaucoup de bien à entendre.

Avoue Zeng en détournant pudiquement les prunelles.

_ Parfois... j'agis instinctivement de sorte à convaincre que je suis un Gobelin. Comme si tout ce qu on me répétait, était vrai, comme si j étais vraiment, ce qu ils pretendent. Peut-être craint-elle, de prendre le rôle de bourreau ou d'abuseur, peut-être redoute-t-elle de te faire du mal, de te rabaisser, qu'elle aimerait… Qu'elle aimerait que votre relation, soit plus équilibrée. Et peut être, que tu agis d une manière qui fait... qu elle a l impression d abuser de toi ? Qu'en penses-tu ?

Il n'a pas répondu, au sujet de la femme - il en a eu, mais jamais plus d'un soir.

Quant aux hommes… Les relations auraient pu durer, plus longtemps. Continuer. S'il n'avait pas été, ce qu'il est. S'il était né, d'un genre différent.