Accroupi près de l’enclos, Sun finit paisiblement de lier le grillage au poteau.

Dans son dos, une poule grise, à la tête aussi emplumée que son maître, s’éloigne en dandinant. Sun ne lui adresse qu’un regard.

_ Ne t’éloigne pas trop, Olga. J’ai bientôt fini.

Il assure, se saisissant du marteau. Probablement pour enfoncer le poteau dans la terre. Quoi qu’après une courte hésitation, le jeune homme se contente de poser sa main sur l’extrémité du bâton. Une pression de son corps suffit à ce que le poteau s’enfonce convenablement dans le sol. Un sourire satisfait éclaire le visage du jeune homme.

_ Voilà. Ton enclos est prêt.

Sun se recule d’un pas pour observer le résultat, les mains fièrement posées sur les hanches.

_ Maintenant, il ne devrait plus y avoir de problèmes ! Tu ne devrais plus pouvoir t’échapper avec ça.

Pas de réponse, bien sûr, le jeune homme se retourne avant de cligner des paupières.

_ Olga ?

Bien sûr, Olga ne l’a pas attendu.

Dans les couloirs de l’immense bâtisse, l’on se retourne avec surprise. Une Poule Barbue d’Uccle s’avance fièrement, en territoire conquis. La tête haute, sa houppe et sa barbe grises ondoient avec majesté, accompagnant son déhanché gracieux. Lorsque des mains qu’elle juge indignes de sa prestance, manquent de la toucher, elle s’élance avec une vivacité digne d’une de ses cousines autruches : d’un pas déterminé, la tête penchée et le bec en avant, Olga profite de son aérodynamisme naturel pour fendre l’air, le tout dans un caquètement outré. Arrières, manants ! Aucun de vous ne posera ses sales doigts sur son pelage d’argent !

Jusqu’à soudain s’arrêter, face au Maître des Lieux.

Olga se fige, tourne la tête, observe d’un œil marron, l’homme qui s’affiche devant elle. Elle agite ses courtes ailes, gonfle son plumage déjà épais, pour salutation, un hochement de sa tête. Et n’est-il point raffiné ! Avec sa moustache si bien dessinée, sa barbe si bien taillée, un humain à son image, satisfaite, elle avance dans sa direction d’un pas noble.

_ Ah Olga ! Tu es là !

De grandes mains se referment de part et d’autres de son corps, la soulèvent avec prestance. Olga répond d’un piaillement agacé : son maître a mis bien assez de temps, son enclos est-il prêt ? Elle lui adresse une œillade, mais referme les paupières quand ses doigts épais se perdent dans son plumage. Une caresse, la voilà traitée comme elle le mérite ! Apaisée, un roucoulement fait vrombir son poitrail, elle s’installe docilement contre le torse de Sun, ses pattes sous son ventre, son corps appuyé sur son avant-bras.

Sun lève les yeux vers son père.

Les années passent, et le jeune homme ne cesse de grandir. Tant en taille, qu’en masse. Il dépasse à présent son père de quelques centimètres. Ses très longs cheveux bruns, d’une épaisseur suffisante pour y perdre à jamais attaches et barrettes, cascadent jusqu’à ses hanches. Crinière faites de boucles, d’épis et de mèches sauvages, que sa mère et sa sœur tentent bien que mal de discipliner, sur lesquels des ciseaux se sont brisés, qu’aujourd’hui, il a attachés en queue de cheval.

Des mâchoires bien dessinées, douces et carrées, à l’image de ses épaules développés, de bras assez épais et des mains dont la taille suffit à décourager bien des hommes à lui serrer la main. Son dos peut porter ses 3 adelphes à la fois, ses cuisses, sont des troncs.

Sa course fait trembler les meubles, tant et si bien que les serviteurs surveillent les bibelots en équilibre sur les étagères, bien que rien que son pas fasse frémir les tableaux. Quelques poignées ou portes malheureusement arrachés de leurs gonds, quelques serviteurs, passants ou familles, renversés par le passage de Sun, attestent que toute cette masse n’est pas qu’une apparence. Le jeune homme a de la force, et de l’énergie à revendre.

D’où vient l’idée des poules ? De sa mère.

L’empathie et la bienveillance sont des qualités qu’elle apprécie chez lui, qu’elle a voulu encouragés : prendre soin de son peuple et des plus faibles, notamment de ceux, qui n’ont pas de mots pour s’exprimer. Sun apprend à faire preuve de précaution, lorsqu’il ramasse les œufs ou se saisit des animaux, lorsqu’il les enlace et les cajole.

Ses yeux croisent ceux de son père.

De cet homme absent, et qui pourtant, a toujours été présent. Car Sun devait marcher dans ses pas. Prendre sa suite. Mais qu’il n’avait pas son allure, qu’il n’avait pas ses chaussures, à tant vouloir lui coller au train, Sun s’était rapidement, trop rapidement, rendu compte qu’il n’en était pas capable : qu’il ne serait jamais comme lui. Qu’il aurait beau faire pousser ses cheveux, s’efforcer d’imiter sa posture, d’utiliser ses mots, Sun ne sera jamais comme son père.

Enfant, adolescent, cette distance était source de doutes terribles. Serait il à la hauteur ? Serait il un bon Duc ? Parviendrait il à satisfaire leur peuple comme son père avant lui ? Parviendrait il à les protéger ? Serait il aimé, détesté, destitué ?

Il voyait bien qu’il n’avait pas toutes les qualités que son père espérait, qu’il était loin d’être le garçon parfait.

Mais depuis quelques années, Sun a pris de l’assurance. Il est ce qu’il est, avec des forces et des faiblesses différentes de celles de son père. Ses choix, ses opinions, divergent mais sont-ils pour autant, moins bons ? Lui a demandé sa mère, le visage éclairé d’un sourire malicieux. Quand il y a du dessert, et que ton père prend de la tarte aux poires, toi, de la tarte aux prunes, et un peu de celle aux poires, pourquoi serait-ce donc, un mauvais choix ? Fais ce qu’il te semble juste, fais ce dont toi, tu as besoin.

Sun n’est pas parfait : mais il n’en reste pas moins confiant en ses capacités, volontaire dans l’idée de s’améliorer, toujours investi dans tout ce qu’il fait. Donner le meilleur de lui-même, défendre ses idées, faire de ses valeurs, son drapeau.

C’est avec respect qu’on salue l’héritier, et il arrive même parfois qu’en absence de son Père, il soit chargé de certaines responsabilités. Moindres, certes, mais il fait ses premières armes et les résultats qu’il obtient sont satisfaisants.

`_ Papa… !

Elan du cœur, de cet amour enfantin qui le fait sourire à pleines dents. Radieux, Sun, en deux pas, engloutit la distance qui les sépare, sa main libre se repose sur l’épaule de son père, la lui serre avec affection.

_ Je suis content de te voir ! Tu sors enfin de ton bureau ?

Il taquine, se dégageant d’un léger pas en arrière.

_ Qu’est-ce que tu allais faire ? Tu veux venir prendre l’air avec moi ? J’allais poser Olga dans son enclos ! Maman m’a dit que je pouvais lui en faire un au fond de la cour, à côté de ses jardins ! Si ça te dérange, je le décalerai là où tu me diras ! Tu as mangé ?

Car Papa, ne mange pas toujours aux repas avec sa famille. Papa est souvent occupé, Papa a beaucoup de travail, Papa est absent.
De sa main libre, Sun sort fièrement une pomme rouge, qu’il offre à son père, prêt à la partager avec lui. Sans tellement lui laisser le choix, son pas remonte déjà le couloir, pour rejoindre les jardins. Le sourire, toujours aux lèvres, c’est ainsi d’ailleurs qu’on reconnaît Sun.

A cette joie, qu’il n’abandonne jamais.

_ Papa, je te présente Olga, Olga, je te présente Papa, Yu-Seong Adda, le Duc !

Annonce joyeusement Sun, avant de laisser échapper un rire soudain.

_ Tu ne trouves pas qu’elle te ressemble ?

Il demande, se tournant vers son père ; aucune moquerie, dans son regard ou dans sa voix, au contraire, une simple constatation joyeuse, d’une innocence frappante, lui n’y voit qu’un compliment ingénu.

C’est pour ça qu’il l’a choisie, Olga. Parce qu’elle lui rappelait un peu papa, avec son allure fière et sa barbe.

Apprendre à Sun à maîtriser sa force colossale fut une tâche particulièrement longue et ardue.

Son père ne fut pas son professeur. Mais sa mère lui apprit au plus jeune âge à tenir les objets les plus fragiles, pour apprendre à maîtriser l’étau de ses doigts. Malheureusement, emporté par ses émotions, il arrivait régulièrement à ce que Sun ne soit pas des plus tendres… Il est déjà arrivé que Yu-Seong soit tout simplement soulevé par son propre fils, qui ne lui avait pas brisé les côtes par miracle. Plus jeune, il n’était pas rare de le voir servir de monture à son frère et ses sœurs, quand ils ne se pendaient pas à ses bras pour jouer.

Les tâches extrêmement manuelles, comme la couture, la broderie, le crochet, avaient été abandonnées par Sun depuis bien longtemps. Les aiguilles disparaissaient tout simplement entre ses gros doigts, quand il ne parvenait pas à les tordre voire à les briser. Aucun couvercle ne lui résistait – et s’il n’avait pas été suffisamment civilisé pour utiliser un couteau lorsqu’il mangeait ses fruits, il aurait pu les fendre à la seule force de ses bras.

Son dernier exploit n’était autre que le réaménagement de la chambre de ses parents. Alors que sa mère lui expliquait où elle souhaitait poser le lit, Sun, sans plus de cérémonie, avait saisi le cadre pour le déplacer seul, à l’endroit où elle le voulait.  
La remarque malicieuse de son père fait éclater de rire Sun. Le jeune homme secoue légèrement la tête de droite à gauche et adresse une œillade taquine à son père.

_ Si tu t’enracines, moi, je te déracine !

Prévient il dans un grand sourire – et le bougre est capable de mettre sa menace à exécution. Les rumeurs prétendent qu’il est déjà arrivé d’entendre le Duc appeler son épouse alors que Sun l’avait saisi par la taille pour le sortir manu militari de son bureau…

_ Il faut prendre l’air de temps en temps, ou maman dit qu’on sent le renfermé.

Ou alors, c’est pour dire qu’il faut aérer… ? Bah, dans l’esprit de Sun, les deux reviennent au même. Et ce n’est pas comme si le jeune homme eut été réellement concerné… Le problème de ce garçon est peut-être qu’il passe beaucoup trop de temps dehors. Sa peau en est bien plus tannée que celle du reste de sa famille, bien que son affiliation avec ses parents n’ait jamais été remise en question.

_ Et tu ne veux pas que maman trouve que tu sentes le renfermé.

Ajoute-t-il sur un ton grave, proche de la confession.

Comme enfant, lorsqu’il confiait un secret à son père, qu’il lui demandait de ne pas répéter – pour être le premier à le balancer par inattention. Bien qu’en réalité, l’épouse du Duc ne s’est jamais plainte de l’odeur de son époux…

Sun dépose doucement Olga dans son enclos. La poule, après leur avoir adressé un dernier regard, s’éloigne d’un pas digne. Sun sourit, et récupère dans sa poche, une autre pomme dans laquelle il croque dans un soupir de plaisir. Gourmand, Sun a toujours de quoi rassasier le trou qui lui sert d’estomac (bien que ce trou ne soit pas le même que celui de son père).

Le compliment de son père lui fait humblement hausser les épaules… Mais le jeune homme, timide, rougit un peu et passe sa main libre dans sa tignasse. Un sourire heureux sur les traits, Sun finit par frotter un peu son nez du dos de ses doigts.

_ C’est normal…

Il banalise, d’un petit mouvement d’épaules, toujours à se tortiller quand on le complimente.

Mais le commentaire de son père sur les animaux à barbe le fait franchement grimacer – depuis tout petit, il est vrai que tout ce qui a une barbe lui fait penser à son père… Combien de fois, se promenant avec ses parents, il a pu désigner tout animal un peu poilu qu’il croisait, pour gueuler joyeusement « PAPA ON DIRAIT TOI ». Une habitude qu’il n’a pas vraiment perdue au final et qui atteste d’une perception plus ou moins efficace. Un peu gêné d’ailleurs, Sun préfère croquer sa pomme.

_ Mais Olga…

Il ne faut pas parler la bouche ouverte, il prend le temps de mâcher, avale, puis reprend.

_ Mais Olga a le port noble comme toi ! Même si c’est une poule, mais je trouve qu’elle a beaucoup de charisme quand elle avance.

Explique-t-il, désignant les autres poules de l’index.

_ Et elles lui obéissent toutes ! C’est un peu la Duchesse de l’enclos.

Les petits coups sur sa joue le font rire et Yu-Seong reçoit un regard qui veut tout dire.

Car s’il y a bien quelque chose que Sun adore faire, c’est chahuter.

La bonne éducation de maman et la conscience de son propre corps, sont les seules choses qui le retiennent de répondre par un coup d’épaules taquin aux petits coups adressés à sa joue.

_ Peut-être un jour ! Quand je serais vieux et sage !

Rit joyeusement Sun.

_ Pour l’instant, mes cheveux, c’est bien assez d’entretien…

Un grand plaisir pour sa mère, sa sœur qui se servait de lui comme cobaye, et son serviteur qui passait des heures à discipliner ses épis capricieux.

_ Olga sait se défendre ! Penses-tu que ses cuisses développées ne servent qu’à être mangées ? Elle a remporté plusieurs courses, elle est rapide et endurante ! Je comptais l’inscrire à la prochaine course de poules, pour voir si elle va obtenir un nouveau prix.

Explique joyeusement Sun. Il ne reste déjà qu’un trognon de sa pomme, qu’il brise entre ses doigts, avant de lancer les morceaux aux poules. Elles s’approchent aussitôt pour s’en repaître.

_ Depuis toujours.

Sun répond simplement.

_ Maman aime les oiseaux. Ses yeux brillent, quand elle les entend chanter, et je l’ai vue tant de fois les observer par la fenêtre. A sourire, lorsqu’elle les voit voler.

Dans sa voix, se mêle tendresse, nostalgie, une affection sincère, un léger silence, les yeux de Sun se sont un instant perdus dans le souvenir de sa mère. Appuyée à la fenêtre, les yeux levés vers le ciel, qui tourne les yeux vers lui. Son sourire, qui suffit à effacer tout le mal de ce monde, avant qu’elle ne glisse ses bras autour de lui, qu’elle le soulève dans un petit rire sous l’effort. Lové contre elle, à contempler les oiseaux avec elle.  

_ Les oiseaux la rendent si heureuse.

Il rabaisse les yeux vers les poules et s’accroupit pour les observer.

_ Mais je n’aime pas voir les oiseaux en cage. Je ne sais pas pourquoi, ça me rend triste, de les voir emprisonnés. On dit qu’ils chantent, pour demander de la compagnie, alors je me demande, est-ce qu’ils n’ont pas envie d’être avec les leurs, de voler dans le ciel ?

Ses yeux observent songeusement les poules, il appuie son coude sur son genou, sa tête, contre sa main, la tête penchée sur le côté.

_ Dans le doute, je me suis dit que je préférais des oiseaux habitués à la captivité. Les poules sont des oiseaux qui n’ont plus tellement la capacité de survivre dans la nature, elles ont bien trop de prédateurs. Certaines ne parviennent plus même à voler. Alors je me suis dit, que j’allais avoir des poules. Et que je ferai de mon mieux pour que ces oiseaux soient heureux. Un enclos les protège et les rassure, elles ont besoin… De cette maison.

Sun sourit tendrement.

_ Je prends plaisir à m’en occuper. Je dois faire attention à la force que j’utilise pour les soulever, les examiner ou pour ramasser leurs œufs. Leurs œufs d’ailleurs nous nourrissent ! Et puis comme ça, maman peut venir les voir quand elle en a l’envie. Je me dis que ça lui fait plaisir aussi. Peut-être qu’à mon frère et mes sœurs, aussi.

Il adresse à son père une œillade tendre.

_ Maintenant, tu sais où elles sont. Tu pourras venir les voir quand tu veux, si ça t’aère un peu l’esprit. Elles sont paisibles et font de jolis petits bruits.

Il se redresse finalement et s’étire, avant de grimacer quand il entend sa chemise protester mais heureusement, le tissu résiste à la pression.

_ Pendant ton absence, papa, j’ai fait des recherches… L’on dit que les prochaines saisons seront pluvieuses. Les dernières ressources dont nous avons fait acquisition pour le Duché pourront probablement résister mais… je me suis interrogé sur quelque chose…

Sun croise les bras sur son torse.

_ As-tu entendu parler de cette graine qui a été récemment découverte ? Le café ? Apparemment, elle est capable de pousser même en présence de terres très humides ! Pour l’instant, il n’y a qu’un seul Duché qui commence à en produire, mais nous pourrions peut-être nous y intéresser pour les saisons à venir ? Cette graine permettrait de produire une boisson assez aigre, qu’on peut adoucir, qui donnerait de l’énergie… Mais aurait aussi d’intéressantes vertus, pour fertiliser les terres… Et pour sa couleur. Je me suis demandé… Serait-il possible qu’elle nous serve de base pour produire de nouvelles teintures de cuir ou d’encre, pour nos livres ?

Il demande.

_ Je… Je ne sais pas ce que tu en penses, ou si c’est intéressant mais… C’est vraiment très récent, ça date d’il y a quelques mois, et aucun dirigeant ne semble s’être penché sur cette question… Alors hm, je me suis dit que nous pourrions peut-être… y jeter un coup d’œil ?  

Sun, appelé la Grande Perche par papa, est souvent nommé “Le Pilier”.

Ceux qui ne savent rien de leur histoire, attribueront ça à son corps : car Sun est une force de la nature. Les blessures les plus graves qu'il a dû endurer sont quelques paumes écorchées ! Contrairement à sa mère ou sa fratrie, aucune maladie n'a réussi à le clouer au lit (c'était bien mieux d'aller renifler dans les jupes de maman ou de s'endormir dans le salon que de souffrir dans sa chambre). Et contrairement à son père, aucune peur, aucune angoisse, ne parvient à assombrir son regard.

La tentative d'assassinat de son père semble être passée sur lui comme l'eau sur les plumes d'un canard ! En apparence. Certains l'ont traité d'inconscient, remettant en question, ses capacités de compréhension ou même, son lien avec son père. Mais la réalité était toute autre.

Sun avait très bien saisi qu'il était l’Héritier. Que si son père disparaissait, que sa mère le suivait, ce serait sur ses épaules, que reposeraient le Duché et sa famille. Alors que sa mère veillait son père, lui s'occupait de sa fratrie. Dès qu'elle sortait de la chambre, les yeux rougis et cernés, Sun était le premier à se précipiter pour l'enlacer, l'encourageant avec toute sa tendresse maladroite, à boire et s'alimenter. Lui offrant tout ce qu'il pouvait donner, pour qu’Elle tienne. Rassurant et consolant Pao-Lin et les plus petits, se montrant toujours plus présent, au point d'en être envahissant. Pleurer, pour frotter ses yeux et s'efforcer de sourire, de s'investir, dans ses apprentissages, pour être au plus vite apte à prendre la suite de son père, car Sun ne voulait pas voir leur monde, s'écrouler. Leur famille, s'effondrer.

Les peurs, les doutes, il les a balancés, il n'avait pas besoin de ces chaînes pour avancer. Les pensées insidieuses tentent encore parfois, de se glisser sous les pans de son armure, mais Sun les repousse d'un battement de paupières. A ses yeux, ces préoccupations ne peuvent que le ralentir. L'empêcher d'agir. Et qu'il ne supporte pas l'immobilisme.

Voir son père enfermé dans son bureau, lui provoque une colère dont il n'a jamais parlée, qu'il n'a jamais montrée. Pourtant, Sun est d'une franchise détonnante : combien de fois, a-t-on comparé son visage expressif, à un livre doté d'images ? Il est impossible de passer à côté de ce qu'il ressent, comme il est incapable de mentir.

Il n'en a jamais été capable. Il était le premier à aller dénoncer ses bêtises en pleurant, car “faute avouée, à moitié pardonnée”. Incapable de retenir les surprises qu'il voulait faire, comme cette fois où du haut de ses 5 ans, il est allé dire à son père le cadeau qu'il lui avait fait pour son anniversaire… Incapable d'attendre qu'il l'ouvre, bien trop heureux de lui faire plaisir. Et de passer du temps avec lui.

Car oui, Yu-Seong n'avait pas toujours été présent. La tentative d'assassinat avait brisé quelque chose.

Leur père.

Très jeune, Sun avait réalisé que son père et sa mère n'étaient pas éternels. Qu'ils pouvaient mourir et disparaître. Une part en lui a grandi bien trop vite, acceptant l'idée de faire “sans” Lui, un bouleversement que son coeur n'avait pas su compenser, offrant à Alix, tout ce qu'il aurait voulu en réalité Leur donner. Alix savait tout de son fils. Il lui partageait toutes ses pensées, toutes les épreuves qu'il traversait, encore maintenant, il se lovait dans ses bras pour le plaisir de la sentir l'enlacer.

Et cette proximité, avec son père, lui manque.

Car Yu-Seong est toujours en vie. Il a survécu. Il est là, il est présent ! Mais son père est très occupé. Par ses devoirs et ses nombreuses tâches. Sun essaye de l'aider. De soulager son fardeau, pour qu'il ait un peu de temps, pour eux. Et si ce n'est pas pour lui, ça serait bien qu'il puisse le donner au reste de sa fratrie. Sun se sent coupable que son père lui accorde parfois plus de moments qu'à eux, il n'aime pas ces différences. Et ce, bien qu'il comprenne l'intérêt de ses décisions.

Le silence de son père le surprend un peu, d'ailleurs, Sun n'insiste pas davantage. Il a conscience que cette passion, n'est pas une qualité qu'on attend chez un Duc. Ce n'est pas grave. Il s'est fait à l'idée que malgré tous ses efforts, il ne parviendra jamais à marcher dans les pas de son père : mais sa mère lui assure, qu'il réussira à faire sa propre voie.

Ses premières réactions au sujet du café font baisser les yeux de Sun.

Penaud, il a conscience qu'il a perdu (gaspillé) beaucoup de temps, sur un sujet que son père ne trouve probablement pas pertinent.

Les lèvres s'abaissent, les épaules s'affaissent, Sun affiche une petite moue en grattant le coin de sa mâchoire. Ce n'est pas grave. Il va falloir qu'il trouve autre chose. Le jeune Lion cherche sur quoi se faire les crocs. Car son père et sa mère dirigent : ils gardent actuellement un monopole dans les prises de décision du Duché. Mais depuis quelques années, l’Héritier fait ses premiers pas dans la Cour. Il assiste à toutes les réunions, les Conseils, ceux auxquels il a le droit de participer. Il discute énormément avec sa mère, sur les décisions qui ont été prises par son père pour améliorer la condition de vie de leurs habitants. Il n'hésite pas à voyager sur leurs terres ou à envoyer des courriers, pour connaître la situation du monde dans lequel ils vivent. Cet échiquier, dont il reste l'une des pièces.

Il n'a plus l'âge, qu'on le prenne et le positionne là où il doit être. Aujourd'hui, il se sent capable d'avancer. De se placer, là où il doit se trouver. Un désir d'apprendre, besoin d'indépendance, d'une maturité qui ne demande qu'à éclore, encore réfrénée par la peur de ses parents, le besoin de contrôle de son père, mais que Sun attribue encore à son manque de compétences.

Mais comment peut-il apprendre, s'il n'essaye pas ? Pour Sun, la théorie n’est pas suffisante : il a besoin de comprendre. Ses mains couvertes de cornes et ses muscles épais témoignent de ce besoin ardent de mordre le monde à pleines dents. Il a besoin de toucher, d’observer, de s’imprégner pour saisir le sens, pour extraire la logique, une approche pragmatique et terre à terre, frontale et souvent efficace .Malgré son allure pataude et ses manières maladroites, son envie de bien faire et son bon coeur lui ouvrent bien des portes et pardonnent bien des erreurs.

_ Essayons. Avant d’être chêne, tout arbre est un gland. Et chaque pas que nous ferons, est une graine plantée.

Encourage Sun. Ses yeux plantés dans ceux de son père, son visage est sérieux.

Et en cet instant, son père réalise peut-être, qu’il n’est plus seulement son petit garçon.

Alors qu’il prend de l’âge, son corps abandonne les courbes de l’enfance. Il n’a plus les joues aussi rondes, les mâchoires sont carrées, franchement dessinées. La force se fait plus maîtrisée, les gestes gagnent en précision, il prend conscience de sa masse. Sa voix est plus posée, ses arguments, il veut les défendre.

_ Alors laissons leur. Mais peut-être pourrons-nous envisager de consolider nos alliances commerciales par l’apport de cette nouvelle ressource ?

Il propose. Quand son père tire sa manche, son commentaire malicieux sur son physique le fait rougir comme une pivoine… Décontenancé, il bat des paupières, mais après quelques millisecondes, Sun éclate de rire. Gêné, mais touché, il frotte maladroitement son nez du dos de ses doigts, une main posée sur sa hanche, avant de se prendre au jeu. Levant un bras, il contracte son biceps dans un sourire fier.

_ Tu trouves ?! Je m’entretiens ! C’est du vrai, j’arrive à soulever maman d’un bras ! Après euh…

Hésitation appuyée. Il touche le bout de son nez de l’index (louche par la même occasion), puis tapote son ventre dans une moue.

_ J’ai peut-être pris du poids, je ne regarde pas vraiment…

Ou du muscle, ou des cheveux, ou de la taille, il ne sait pas vraiment… Observant son père, il réplique dans un sourire malicieux.

_ Ou c’est peut-être toi qui te tasse à force de rester assis à ton bureau !

Il pouffe en croisant les bras sur son torse, bien que les rougeurs perdurent sur ses pommettes.

_ Ne t’inquiète pas pour les vêtements, maman s’en occupe. Enfin euh… Tu trouves euh… Que ça ne me va pas ?

S'enquiert-il sincèrement. Il sait que l’apparence compte beaucoup : naturellement, il baisse les yeux, déplisse au mieux sa chemise, tire légèrement sur ses manches… Un peu consterné de voir qu’en effet, le tissu est assez serré sur son torse.

_ C’est un peu compliqué de trouver des vêtements assez amples pour moi…

Surtout qu’il a une mauvaise tendance à se salir. Il redresse vivement la tête à la remarque de son père et écarquille les yeux.

_ Qu-Quoi ?! JAMAIS !

A la mention de l’empoisonnement, bien que son père fasse preuve d’humour, Sun s’est écrié. Les paupières écarquillées sur ses prunelles, sous l’émotion, Sun s’est avancé d’un pas, ses mains se sont refermées sur les épaules de son père, qu’il fixe avec une autorité implacable.

_ Jamais. Ne dis pas ça.

Son coeur a bondi, dans sa cage thoracique.

La tentative d’assassinat, reste une blessure profonde pour Sun. Encore maintenant, il ne comprend pas comment son oncle a pu… A pu infliger ça à leur père. Il ne comprend pas, comment les membres d’une famille peuvent se déchirer, pour des idées de pouvoirs. Et savoir que son père a cette pensée dans la tête, le prend aux tripes.

S’il y a bien une chose, sur laquelle il ne plaisante pas, c’est la santé de sa famille.

Car Sun, en est tout simplement incapable. Incapable, de faire quoi que ce soit dans le dos des autres, plus encore, de nuire à sa famille. Combien même, son père plaisante, tout son être se révulse et se révolte à l’idée même d’avoir entendu ces mots. La chair de poule en recouvre ses bras, alors qu’il resserre l’emprise de ses doigts sur les épaules qui lui paraissent, si fragiles, alors il relâche aussitôt son emprise. Il ne veut pas lui faire mal.

_ Si je devais donner mon titre d’Héritier pour que tu restes en vie, je le ferai, papa.

Et la main de son père sur son épaule, son sourire paternel, l’arrêtent dans son élan. Et sa proposition laisse Sun sidéré.

Bouche bée quelques secondes, le jeune homme referme lentement les lèvres, les yeux toujours écarquillés.

_ M…Moi ?

Il répète. Sa voix a tremblé.

Ce jour tant attendu, vient d’arriver.

Sa mère lui avait dit, de ne pas s’inquiéter, lui avait assuré, que son père croyait en lui, qu’il avait confiance en lui, qu’il attendait seulement, le bon moment.

C’était, maintenant ? Le bon moment ?

Sun se sent soudain, tout petit, tout petit dans ce monde si grand, la pression du Duché sur les épaules, la réputation de leur famille, entre ses mains, l’avenir de leur pays…! Non, non, il va beaucoup trop loin, il le réalise, quand il sent ses deux pieds campés sur le sol, ce n’est qu’un premier pas, c’est une petite décision, un travail, important mais qui ne risque pas, de tout faire s’écrouler, il faut qu’il prenne son temps, qu’il s’applique, qu’il…

Il réalise que son corps a agi avant lui.

L’étreinte qu’il offre à son père, l’a soulevé de terre. Ses bras épais ont bien entouré sa taille et son dos : conscient de ses douleurs, le fils a depuis longtemps perfectionné son art, veillant à soutenir d’une main ferme, les muscles endoloris de son père. Le reposant au sol, les joues toujours rouges, il prend ses mains dans les siennes et les serre précieusement entre ses doigts.

_ Tu peux compter sur moi !

Affirme Sun.

_ Ah ! D’ailleurs !

Il porte une main à la poche de sa veste, récupère une lettre soigneusement pliée qu’il déplie d’un geste du pouce.

_ Vu que tu es là, je peux te parler de mon deuxième projet ! L’imprime-livres ! Je voulais laisser la lettre dans ton bureau, mais vu que tu es là…

Porté par l’enthousiasme du moment, par la confiance que son père lui accorde, Sun ne retient plus ses idées. Il ouvre le papier, où il a soigneusement dessiné ce qu’il semble être une presse à mains : sur cette presse, il y a représenté une grande planche de bois comprenant de nombreux caractères…

_ Je voulais améliorer la production de notre journal. Les nombreux scribes sont lents, pour le produire : ils en font assez peu en beaucoup de temps, et cela a des répercussions sur la rédaction des ouvrages à mettre dans notre bibliothèque. J’ai pensé proposer ça au concours d’invention… L’idée, c’est qu’on prenne une planche en bois, où on y glisse des caractères. Comme des lettres, des dessins… Je pensais les faire dans du bois, et trouver une manière de les incruster dans la planche. Peut-être avec des clous ? En les vissant ? Ou encore, y glisser des barres métalliques où on n’aurait qu’à les insérer ? Puis appuyer cette planche sur de l’encre, pour imprégner les caractères, et ensuite, les appuyer fortement sur un parchemin… Ca permet de couvrir un parchemin de caractères et ce, en une pression ! J’ai un prototype dans ma chambre, j’ai essayé, ça semble fonctionner, ma principale difficulté, c’est trouver comment tenir les caractères, pour qu’ils ne se délogent pas de la planche pendant la pression…

Maintenant que son père lui a ouvert la porte, Sun compte bien s’y engouffrer. Il confie son prototype puis dévisage son père avec attention, les mains croisées dans son dos, en attente de sa réaction.

_ Je… Je me suis dit qu’on pourrait produire davantage d’exemplaires et que… ça permettrait à nos scribes de se recentrer sur les ouvrages de nos bibliothèques… Qu’est-ce que tu en penses ?

Peut-être qu’au fond de lui, il reste un petit garçon.
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Sa mère avait raison.

Non pas que Sun en eut douté un instant : mais voir que son père prend le temps d’écouter ses arguments… Ca dépasse même ses espérances. Le jeune homme sent son cœur bondir dans sa cage thoracique, alors que le sourire sur ses lèvres s’étire, ses doux yeux bruns, brillent. Reconnaissance, de cet enfant qui comme tous les autres, cherche l’appui et la fierté de son père, d’une validation.
Malgré son incapacité à tenir en place, Sun ne trouve rien de plus passionnant que les échanges commerciaux. Quelles ressources offrir, et quelles sont celles à demander ? Comment discuter, prix et tarif, consolider des alliances, car l’union fait la force.

Quand l’homme tire sur sa manche, Sun répond d’un éclat de rire malicieux.

_ De là où je suis…

Sun se penche vers le sommet du crâne de son père et affiche une petite moue dubitative.

_ Je vois peut-être un ou deux cheveux blancs…

Taquine-t-il encore un peu, jusqu’à ce que la boutade sur sa chemise ne le fasse rougir… Le jeune homme baisse la tête vers son propre vêtement, vérifie que les boutons sont toujours fermés sur son torse avant de redresser les yeux. Les prunelles un peu plus inquiètes, Sun croise les bras sur son torse, comme pour cacher sa corpulence – un geste dont le résultat est contraire à celui espéré.

_ Tu trouves… que ça ne me va pas ? Je… Tu préférerais que je me recouvre un peu plus ?

Qu’il demande, ne voulant pas que la vision de son corps puisse déranger son père… Sun n’est pas particulièrement gêné de son physique. Il a passé quelques années à en être complexé. L’enfant dodu, était devenu charnu, avant que son corps n’ait gagné en taille et en force. Lui, en soit, avait été parfois mal à l’aise de se trouver bien plus épais que ses adelphes ; de voir que ses parents devaient faire appel à des tailleurs particuliers, ou que sa mère passait parfois des semaines à lui faire un vêtement dans lequel il ne rentrait plus après un mois… Sun retient une grimace.

Mais avec les années, il a commencé à accepter. Et à s’apprécier. Il fait de son corps un jeu, s’amusant à gonfler les biceps sous les regards impressionnés de ses ami.es, comparant ses pectoraux à la poitrine inexistante de sa petite sœur pour la faire rire. Il étudie ses limites et cherche discrètement à les repousser, enchaînant les exercices physiques : son objectif, n’est pas réellement l’esthétisme, il se fiche d’avoir l’air plus ou moins solide… Ce qu’il recherche, c’est sentir toute cette puissance, se déchaîner. Comme un percheron, Sun cherche l’effort, au travers des tâches physiques : comme en portant des caisses de pommes dans les cuisines ou couper du bois pour ses parents, proposant voire imposant son aide, à celleux censé.es les servir. Certain.es d’entre elleux, craignant le courroux de leurs Seigneurs, en ont touché mot au Duc et à son épouse : mais pour l’instant, rien ne parvient à freiner son désir ardent d’aider. Se défouler, est le meilleur moyen pour lui de réfléchir.

D’ailleurs, voilà que son père est soulevé comme s’il ne pesait rien – bien qu’il soit le plus lourd de leur famille, son poids est peut-être à peine la moitié de celui de son fils… Fils qui le repose à sa supplication dans un grand sourire.

_ Pardooooon papaaaaa ! Ca m’a échappé !

Son papier finalement pris par son père, Sun attend docilement, les mains jointes contre son ventre. Ses yeux bruns vont du papier, au visage de son père, en un va et viens qui s’attarde finalement sur le regard de son aîné. Sun, impatient de sa réaction, serre les poings pour contenir ses impulsions, se mord même la lèvre, ronge son frein et grincerait presque des dents à la vue de son visage si fermé…

A la mention de sa tête tranchée, le jeune homme écarquille les yeux, entrouvre les lèvres, bouche bée quelques secondes, la peur qu’il affiche quelques secondes, rapidement chassée d’une expression que son père n’a probablement jamais vu. Les sourcils qui se sont franchement froncés, les yeux bruns, soudain fauves, les mâchoires se sont serrées. Si le vieil homme avait essayé – pas sûr qu’il aurait réussi. Pas sans faire quelques morts au passage.

Se dressant, bien campé sur ses jambes, Sun préfère fermer les yeux et détourner la tête dans un haussement d’épaules.

_ Il n’est plus de ce monde à présent. Il n’a pas à décider de l’avenir.

Ses yeux reviennent sur son père et son expression s’est adoucie ; la colère, passée aussi vite, qu’un battement de paupières, voilà qu’il retrouve un sourire amusé.

_ … Le monde évolue. Et nous devons le suivre. La difficulté que nous rencontrons, est que les livres restent très rares, très chers, inaccessibles, pour un grand nombre de la population. Nous produisons un journal, pour informer notre peuple des dernières nouvelles, mais en trop peu d’exemplaires pour réellement informer un grand nombre.

Ses mains se joignent dans son dos.

_ Je comprends tes réserves. Et j’y ai réfléchi. Il serait déjà pertinent de refaire un point sur notre population : quel pourcentage de notre population est capable de lire ? Et dans ce pourcentage, lequel a accès aux journaux que nous produisons ? Tout revient au but de notre production. Le journal doit-il servir à informer une minorité ? Dans quel but leur transférons-nous ces informations ? Celui de nous faire connaître, de répandre les nouvelles… ? D’informer la population ? Si notre objectif est de toucher un plus grand public, nous aurions tout intérêt à produire le journal en plus grand nombre, mais il faut déjà voir si le peuple est en capacité de le lire, et de se l’acquérir.

Sun fait quelques pas, levant une main pour tenir son menton.

_ Nous pourrions le vendre 1 pièce… Et peut-être, vendre un journal par mois, ou encore, tous les 2 mois. Nous pourrions gagner de l’argent sur ces ventes, voire proposer à d’autres Terres de louer nos services pour diffuser leurs propres informations. Nous pourrions créer des affiches à placarder sur les murs, peut-être pour faciliter des recrutements, des embauches, des ventes… ? Et prendre une commission sur cette nouvelle activité.

Ses yeux reviennent sur son père.

_ … Sur un exemplaire ? Il est sûr que si j’ai réussi à créer une telle machine, d’autres en seraient capables et pourraient propager de fausses informations. Mais ne sommes-nous point les Adda ? Tu l’as dit : notre richesse, s’appuie sur les livres. Sauf que ces livres, prennent aujourd’hui la poussière sur nos étagères ; nous ne faisons pas beaucoup d’argent sur la production que nous faisons, bien que nous recevions des commandes, permettent-elles à elles seules d’apporter suffisamment de bénéfices… ? Je ne sais pas… Je me dis qu’aujourd’hui, de plus en plus de personnes savent lire et écrire, c’est un savoir qui gagne de l’ampleur… C’est un vent qui se lève, et si nous ouvrons nos ailes à temps, nous prendrions notre envol. Tu parles de contrôle de l’information, mais si nous sommes les premiers à la diffuser, nous serons plus sérieusement considérés.

Sun cligne des paupières à l’intervention de sa poule et retient une grimace gênée. Il lui adresse d’ailleurs, un petit geste de la main à chacune de ses interventions, craignant probablement que son père ne perde patience… Si on fait couper la tête des petits-enfants, quelle chance a un simple volatile ?

Mais Bérénice ne l’entend pas de cette oreille !

La petite poule, autrefois appelée Bantam de Nuhoko, est toute en rondeur. Un plumage volumineux recouvre ses courtes pattes, d’un blanc argenté allant vers le gris : curieuse, sa tête se penche d’un côté et de l’autre pour étudier le Duc de ses yeux noirs. Elle caquette doucement, roucoule presque et se dandine joyeusement pour aller picorer les morceaux de pommes émiettés.

_ Elle s’appelle Bérénice…

Répond sagement Sun, avant d’hocher la tête.

_ D’accord… Désolé, j’ai été trop bavard…

Souffle Sun, penaud, baissant légèrement les yeux. Il a trop pris, du précieux temps, pour un résultat discutable, au final. Un peu déçu de sa présentation, qu’il aurait voulu plus efficace, plus convaincante, qu’il craint un instant, d’avoir été insultante, les émotions passent sur son visage sans qu’il ne pense même à les cacher.

_ J-je ne voulais pas critiquer Grand Père ni remettre en question tes décisions je… prends le temps d’y réfléchir, nous en reparlerons quand tu seras disponible, papa.

Sun retrouve son sourire. Il n’est pas habitué, à ce que son père s’intéresse réellement à lui : il pense encore, qu’il doit prouver qu’il est digne d’être son Héritier, qu’il a des idées, qu’il est prêt à l’aider ! Qu’il est investi dans son devoir et prêt à assumer ses responsabilités. Il croit, que c’est tout ce que son père cherche chez lui, aussi s’étonne-t-il un peu de voir son père s’attarder sur les poules…

Mais ça lui fait plaisir. Ce n’est pas grave, au moins, ils peuvent parler d’une de ses passions ! Et il est heureux de voir que son père lui offre une telle considération.

_ Bérénice est une poule de Nuhoko… Elle est particulièrement douce, ses plumes sont souvent utilisées pour les coiffes ! Olga a participé à de nombreuses courses de poules et a rapporté la majorité d’entre elles ! Elles ne sont pas si différentes d’un chien ou d’un chat, on peut les dresser, mais elles ont leurs caractères… Contrairement à un chien ou un chat, il est rare de trouver des récompenses qui les motivent suffisamment à obéir ! Elles peuvent se contenter de ce qu’elles grignotent…

Sun désigne une poule élégante, avec une crête simple, un plumage épais sans être bouffant, d’un blanc herminé de noir.

_ Elle, c’est Suzette ! D’une race appelée la Sussex ! Je les trouve très jolies… Olga est une Poule soie ! Elle a le plumage duveteux et adore les caresses, bien qu’elle soit euh… un peu regardante sur qui la touche… Kaya est une poule Padoue ! Elle a une crête hirsute comme moi quand je me lève le matin !

Sun éclate de rire.

_ Isabelle est une faverolle du Domaine de North Odin… Elle a l’ossature très fine, avec une barbe pleine, des tarses claires, un joli plumage rouge et noir ! Sully est un coq Sebright, j’adore le jaune et l’orange de son plumage, on dirait une tenue digne de Walsch… Ludivine est une Ameraucana, qui provient des terres de Mori : elle pond des œufs bleus, je pourrais t’en montrer !

Sur ces mots, Sun ouvre le petit portail pour entrer dans le poulailler. Les oiseaux s’approchent de lui et il s’accroupit pour les caresser, jusqu’à glisser ses mains dans le petit abri qu’il leur a confectionné. Fièrement, au sein de ses paumes, se trouvent alors deux œufs bleus mouchetés de noir qu’il apporte à son père.

_ Quand ils seront vidés, j’hésitais à les apporter à Pao-Lin, peut-être pour en faire des bijoux ? D’ailleurs, tu as vu ce qu’elle a fait ? J’aime beaucoup les teintes qu’elle a réussis à créer ! Ca lui va bien en plus de ça !

Sun en tant qu’aîné, a toujours tenté de faire le lien entre leurs parents et le reste de leurs enfants… Se servant de son statut privilégié, non pas pour attirer l’attention sur lui, mais aussi parler de son frère et de ses sœurs ; pour tenter d’attirer sur eux, la curiosité de leur père.

Sun n’est pas comme son père. Il n’est pas comme sa mère.

L’on peut se demander, d’où viennent ses valeurs. De personne, sauf de lui-même. L’amour de ses parents a permis à ces graines de germer, à cette génétique unique de s’exprimer. Il commence seulement à douter, de ce que son père a pu faire, de ce que sa mère veille à dissimuler, il a seulement effleuré la surface, d’un lac gelé depuis tant d’années. Il est étendu là, les bras en croix, commence prudemment, à se redresser pour y faire ses premiers pas. Quand est-ce que le sol, s’écroulera sous son poids ? Qu’il se noiera dans toute cette réalité, ces mensonges cachés depuis toutes ces années ? Quand est-ce que Sun ne sentira plus cette chaleur l’habiter, submergé par tout ce sang que ses parents ont versé ?


Est-ce que Sun continuera de briller, au fond de ces ténèbres ?
Le rire de son père le fait sourire en réponse. Lui ne croit ni aux esprits ni aux fantômes : à ses yeux, ses seuls ennemis sont des êtres de chair et tout ce qui ressemble à de la nourriture sans en être (oui, on parle de toi la pâte à sel).

Une part en lui est déçue que les sujets de ses idées soient si vite balayées, il n’est pas sûr que son père l’ait écouté, peut-être qu’il n’a pas fait assez, que ses arguments n’étaient pas assez bien développés, que… D’un mouvement de tête, comme un chien s’ébroue, Sun se débarrasse de ces pensées parasites, la frustration jetée dans un coin de sa tête, comme sa poubelle déborde des croquis raturés. Il y a tant de sujets qu’il aimerait aborder, qu’il a finalement abandonné, sans trouver chez son père, le bon moment pour en discuter, ou les bons mots pour en parler. Et tout ça, ça commence à prendre un peu de place, ça déborde plus finalement, roule parfois jusqu’à sa conscience.

Au moins, son père s’intéresse aux poules ! Et un peu à lui, par cet intermédiaire, il ne va pas s’en plaindre ! Tant pis pour le reste, au moins, il a eu ses réponses : il mènera ses recherches sur le café, présentera son expérience au concours d’invention et tentera de la mettre en oeuvre. Il fera plusieurs essais, notera soigneusement la productivité de cette machine et son coût, peut-être ira-t-il lui-même mener une étude sur le nombre d’habitant.es capables de lire…

La remarque de son père sur un Babel miniature le fait éclater de rire ; en réponse, il attrape une de ses poules, l’impétueuse Olga, pour caresser sa tête du pouce de sa main libre. La poule, docile en sa présence, se laisse docilement faire et ferme même les yeux, tendant la tête pour faire durer le moment.

_ Je m’entraîne pour quand je serais Duc ! Elles ont l’air assez contentes de ma façon de diriger… A manger tous les jours, une jolie petite maison, des activités quotidiennes ! Pas de salaire, mais je leur offre tout ce dont elles ont besoin et en échange, elles nous font de beaux oeufs et gagnent des concours ! Bravo !

Il dresse joyeusement Olga au-dessus de sa tête puis la repose au sol. Les compliments de son père le surprennent, il bat des paupières à 2 reprises, rougit comme une pivoine mais sourit de toutes ses dents. Une main se glisse dans ses cheveux, un peu gêné, Sun répond.

_ T-Tu le penses vraiment…? Merci beaucoup. Après tout, on dit bien que la pomme ne tombe jamais loin de l’arbre !

Qu’il affirme en posant ses mains sur ses hanches.

La réaction soudain penaude de son père est immédiatement remarquée par son aîné. Combien même, il est facile de berner Sun, il n’en reste pas moins attentif et probablement tout aussi intuitif que sa mère. Son expression se fait soudain plus sérieuse, les sourcils légèrement froncés, il s’approche de son père, entrouvrant les lèvres, s’apprêtant à lui demander ce qu’il ne va pas… Jusqu’à l’aveu si penaud.

Décontenancé, Sun reste un instant interdit. Les yeux grands ouverts, comme sa bouche qui s’entrouvre, il bat encore des paupières, avant de baisser les yeux.

C’est alors que les bras de son père se referment sur lui.

Sidération. A quand remonte la dernière fois ? Il ne s’en souvenait pas. Il n’était sûrement qu’un bambin.

Sun sent son gros coeur se gonfler au point d’en exploser. Ses bras entourent la taille de son père et il réfugie en silence son visage contre son cou. Il serre les mâchoires, mais ne parvient pas à retenir les larmes qui montent à ses yeux. Pourquoi ça fait si mal, d’entendre ces mots ?

C’est arracher le pansement d’une plaie que le temps n’a pas cicatrisé, c’est gratter la croûte d’une blessure, c’est rappeler la fracture, de ce lien brisé que les essais maladroits de chacun tentent de réparer. D’une distance, que le temps mais d’autres éléments commencent à creuser.

_ A-Attends, reste, reste encore un peu…!

Qu’il demande quand il sent son père esquisser un geste de recul. Naturellement, ses muscles se contractent, la pression se fait un peu plus ferme, Sun n’est plus le petit garçon qui retenait son père par la manche, et pourtant, ça lui échappe… L’avoir encore contre lui un instant.

Quelques secondes plus tard, il recule d’un pas et essuie ses paupières de ses doigts, dans un geste un peu bourru et maladroit. Sa plaisanterie le fait rire et il secoue négativement la tête.

_Je ne m’en souviens pas vraiment… C’est de toi que je tiens ce corps alors ?

Amusé, il penche doucement la tête sur le côté, le visage entouré de ses mèches effarouchées. D’un geste malicieux, lève le bras et contracte son biceps, jusqu’à rire et abaisser le bras. Ses yeux bruns, mouchetés d’or, explorent prudemment le regard de son père avant que son expression ne se fasse plus songeuse.

_ Papa…

Il pose une main sur celle de son père, pour qu’il ne la retire pas de ses épaules. Pour qu’il ne s’éloigne pas.

Pour qu’il ne fuie pas.

Plus grave, Sun dévisage longuement son père, s’accordant quelques précieuses secondes de réflexion.

_ A ce sujet… Je sais… que tu nous aimes. Maman nous l’a toujours dit. Et je vois… que tu tiens à nous. Je suis content de voir… que tes mots s’accompagnent aussi de gestes, comme là, quand tu t’intéresses aux poules alors que je sais pertinemment que ce n’est pas ce qu’il y a de plus passionnant…

Il sourit tendrement.

_ Ces attentions me font très plaisir.

Il relâche son père.

_ … Je… Je ne sais pas comment t’en parler… Mais c’est vrai que… que j’ai douté de l’affection que tu nous portais… J’ai conscience que le travail te prend beaucoup de temps. Que tu fais toujours tout, pour qu’on soit bien, qu’on ne manque de rien. Et je te remercie pour tout ça. Je sais aussi…  Qu’avoir des enfants dans les pattes, c’est probablement pas le mieux pour réfléchir sur les affaires du Duché. Même quand on essaye d’être sages.

Il laisse planer un léger silence.

_ Le temps passe. Il y a des choses, que nous n’avons jamais pu vivre ensemble. Des choses dont moi, Pao-Lin, mon frère et ma soeur avons manquées. On n’a manqué de rien, pas d’amour, pas de nourriture, pas de toit, mais je crois qu’on… qu’on a manqué de toi… Qu’on a besoin… J’ai longtemps eu besoin… Que des gestes accompagnent tes mots, qu’ils… prouvent tout ce que tu ressens pour moi…

Il baisse la tête dans un soupir, les bras croisés sur son torse.

_ Je ne veux pas me placer en tant que moralisateur, je n’ai pas de colère contre toi… Je veux seulement te dire : comment peut-on se savoir importants pour toi…? Quelles sont les preuves qui en attestent ? Je me le suis longtemps demandé. Quand je vois que maman ne dort pas parce que tu restes enfermé dans ton bureau, comme des sujets de discussion que j’aborde avec toi mais qu’on efface parfois d’une blague…

Il redresse la tête pour fixer son père droit dans les yeux.

_ Mais je vois aussi tes efforts. Je vois que tu fais un pas vers nous. Comme aujourd’hui, où tu fais l’effort de venir discuter avec moi, de t’intéresser à ce que j’aime ou quand tu es prêt à me confier de nouvelles responsabilités. Voir que tu as confiance en moi… ça me fait beaucoup de bien.

Sun sourit et prend doucement les mains de son père dans les siennes, bien plus larges et épaisses.

_ Le temps passe. On grandit. Peut-être que d’ici quelques années, je serais marié, j’aurais des enfants. Et j’ai l’impression de ne pas avoir appris à te connaître, de ne pas avoir fait de choses avec toi, et encore, je suis celui avec lequel tu as passé le plus de temps… Tu es un modèle pour moi, sur beaucoup de choses, et aujourd’hui, en plus d’être mon père, j’ai bien envie que tu sois mon papa.

Souffle Sun, d’une voix grave.

_ Allons de l’avant. Ce n’est pas grave, pour avant, pour ce qui n’a pas été dit ou fait : on peut vivre de nouvelles choses, construire de nouvelles choses. Et moi, à chaque fois que tu feras un pas vers moi, je t’ouvrirai grand les bras. Est-ce que tu voudrais… que je m’investisse davantage avec toi dans la gestion de notre domaine ? Pour te libérer un peu de temps et d’énergie, pour profiter de maman, de Pao-Lin et du reste de la fratrie…! Est-ce que je peux t’aider ? Ca me ferait plaisir !

Qu’il propose en retrouvant un sourire radieux.

_ Tu sais, tu n’as pas à tout porter seul ! On est là avec toi, nous on ne demande que ça ! Tu crois que ces muscles, ça ne sert qu’à craquer des chemises ?

Qu’il demande en levant ses deux bras pour contracter ses biceps, le tout dans un mouvement de chevelure et un sourire victorieux, avant d’éclater de rire. Et revenir plus tendrement prendre son père dans ses bras. Tactile comme il est, Sun a du mal parfois à contenir son affection…

_ Moi aussi, je t’aime, papa. De tout mon coeur, tu sais. J'ai envie de... qu'on se rapproche ! Que tu ailles bien ou pas, je serais toujours là pour toi. Tu peux me parler de ce qui ne va pas, je t'écouterai toujours !

Toujours. Comme il a écouté sa mère, après la tentative d'assassinat de leur père, comme il a écouté ses adelphes quand ils n'osaient pas parler à leurs parents, comme il a un peu endossé le rôle d'un père, quand le leur était absent.

_ Tu n'es pas tout seul... On est là. Et on t'aime, tous les 5.

Sun ne manque pas d’amour.

Les femmes se retournent souvent sur son passage. Sourient et rougissent en croisant son regard. Les propositions viennent par centaines au Duché Adda et Sun a déjà rencontré plusieurs prétendantes, qu’il a su charmer par sa personnalité solaire et son sourire rayonnant. Il n’ a jamais refusé de quelconques propositions, au point d’en inquiéter ses parents : Sun accepte tout ce qui se présente, avec un empressement presque maladif… Il est inquiet, de ne pas trouver d’épouse, n’attend qu’un mariage, se forcer, à aimer. Il a abandonné l’idée du coup de foudre, s’est même résigné qu’il ne connaîtra jamais l’amour comme ses parents, alors n’importe qui sera suffisant.

C’est peut-être sa mère, peut-être son père, qui ne sont pas satisfaits des candidatures. Qui s’inquiètent, de la femme qui prendra la main de leur fils – et si elle le manipulait ? Si elle l’utilisait ? Si elle… Tant de si, des questions auxquelles Sun n’accorde pas la moindre attention, il y a tant de sujets qui le dépassent. Ou sur lesquels il refuse de s’attarder.

Sun offre sa confiance si aisément. Crédule, naïf, de quoi exaspérer ses parents.

Il pourrait être une cible si facile. Mais Yu-Seong n’a probablement jamais été témoin, des rares trahisons que Sun a eu à endurer. Ce n’est arrivé, que deux fois, tout au long de son existence. La confiance brisée de Sun ne peut pas être réparée. Et les conséquences sont souvent désastreuses. Tant et si bien que sa propre mère, se refuse de lui mentir, se réfugie parfois dans le silence ou détourner son attention, pour ne pas lui avouer une vérité qu’il serait peut-être incapable de supporter.

Non pas que Sun puisse être violent, physiquement, non, malgré sa masse et sa taille, le jeune homme n’a jamais abusé de sa force pour nuire. Mais sa force, réside peut-être dans sa capacité à prendre des décisions parfois tranchées, sur lesquelles il ne revient pas en arrière.

Face au sourire de son père qui s’efface, Sun baisse légèrement les pupilles. Mais il ne regrette pas ses mots. Il ne regrette jamais, d’avoir été franc. Alors ses yeux se relèvent. Sa tristesse est la conséquence de ses actions : et Sun ne s’en détourne pas. Il y fait face. Malgré la douleur qui lui perce le cœur, la culpabilité qui enserre ses entrailles, le poids qui s’abat sur ses épaules. Tant que ses pieds sont campés au sol, tant que la terre soutient son poids, il ne peut pas courber l’échine.

La caresse dans ses cheveux le surprend un peu et instinctivement, il penche la tête pour profiter un instant du contact affectueux avec son père. Quand son père esquisse un pas de recul, Sun accepte de relâcher son étreinte, laisse ses bras retomber de chaque côté de son corps. Au fur et à mesure des paroles de son père, ses mains se joignent contre son ventre. Reprenant instinctivement, cette posture qu’il avait si souvent enfant ; debout, à s’appuyer tour un tour sur un pied puis l’autre, ses mains jointes contre son ventre, son regard, les cherchant.

_ J’ai conscience que tu fais tout ça pour nous. Que tout ton travail, c’est pour assurer la sécurité du Duché, le bien-être de notre peuple, pour nous… Et je te suis reconnaissant pour ça.

Affirme gravement Sun.

_ Tu m’as appris à voir… Les roturiers comme les égaux de la Noblesse. A leur laisser une chance. A prioriser la qualité de vie de nos habitants. J’apprécie ces valeurs et je suis heureux de les partager avec toi.

Il n’est pas là pour faire le procès de son père.

_ Je ne l’ai pas fait avant… Justement car je me disais que je n’avais pas à le faire. Je comprenais que c’était ton devoir qui te tenait éloigné de nous, je n’avais pas à te le reprocher. Mais je crois que maintenant que j’ai grandi… Ca me devenait difficile de ne pas t’en parler. De faire comme si rien n’était. Je risque de partir d’ici quelques années, pour faire ma vie, avoir ma propre famille et… Et j’ai…

Il baisse les yeux.

_ J’ai commencé à paniquer.

Qu’il avoue d’une petite voix.

_ De plus te voir.

Ses yeux se détournent.

Il y a aussi les rumeurs. Sa mère et ses cernes. Tous ces détails, qui commencent à prendre de plus en plus de place. Parfois, il lui est plus difficile de s’endormir. Alors qu’il pense, à toutes ces petites choses qu’il ne comprend pas, qui ne correspondent pas au portrait qu’il se fait de son père – qui croire ? Que penser ? Que comprendre, de cet homme dont il ne sait au final, pas tant de choses ?

Sur son visage, passent de nombreuses émotions : préoccupations, humeurs, plus sombres, peur, tristesse, tous ces nuages, qui n’ont pas l’habitude de le voiler, c’est trop dur, d’y penser, c’est trop dur, de s’y confronter, alors Sun ferme les yeux avec force. Ses poings se ferment, s’écrasent sur ses paupières, il emplit ses poumons d’air, expire, lentement, on souffle, pour chasser au loin, tous ces vilains nuages.

Et se réfugier derrière le déni. Mettre tout ce fatras dans un coin, y penser plus tard. Mais les squelettes cachés dans le placard, ne pourront pas éternellement s’y accumuler. Un jour, la porte s’ouvrira.

Pourquoi n’en parle-t-il pas ?

Lui qui parle de tout, lui qui avoue tout, lui qui ne sait rien cacher, qui ne sait pas mentir.

Par instinct de survie.

Pas de l’homme qui grandit – mais de cet enfant qui a peur, de voir son monde s’écrouler. De voir le vrai visage, de ce père qu’il a aimé avec toute la force du désespoir, par peur de le voir disparaître, par peur de ne pas être à la hauteur, par peur de le décevoir, des craintes qu’il refuse d’écouter, mais qui continuent d’exister.

Les mots rassurants de son père l’émeuvent assez pour qu’il en rougisse. Touché, un sourire franc revient sur ses lèvres, ses joues s’embrasent. Ses yeux se parent d’étincelles alors qu’il hoche vigoureusement la tête. Ses mains se posent sur ses hanches alors qu’il dresse fièrement les épaules.

_ Tu as raison ! C’est déjà un très bon début ! Je ferai de mon mieux !

Qu’il assure avec détermination.

Quand son père entoure ses épaules de son bras, le jeune homme courbe docilement le dos sans opposer de résistance.  La pression des doigts sur ses joues rondes lui fait cligner des paupières, avant qu’il ne laisse échapper un rire bref – qui s’étrangle à la mention des femmes.

_ Qu-quoi ? On discute femmes, avec ses parents ?

Il grimace, rougit, gêné, reprend avec un sourire timide.

_ Tu sais, moi je… Je ne suis pas très difficile. Quand vous en trouverez une qui conviendra à vos attentes, nous pourrons organiser le mariage !

Il trouvera toujours un moyen de l’aimer.

Depuis longtemps, il a abandonné l’idée de tomber amoureux. D’un amour semblable à celui de ses parents. Il n’est pas même sûr de désirer un jour une telle relation.

_ Allons boire un verre ! Ou jouer aux échecs ! Ou les deux à la fois !

Qu’il propose dans un rire.

Les lèvres se tordent dans une grimace gênée. Parler de femmes ensemble…

Ah, son père va probablement vanter les nombreuses qualités de sa mère, qu’elles soient physiques ou psychologiques, des qualités que Sun connaît par cœur. Devrait-il espérer les mêmes pour sa propre épouse ? Contrairement à ses parents, Sun ne croit pas aux coups de foudre. Il a abandonné l’idée, d’une femme qui pourrait lui plaire, est prêt à accepter n’importe quelle demoiselle qui parviendrait à plaire à ses parents… Sun ne veut pas d’un mariage d’amour, mais c’est un devoir qu’il doit remplir et auquel il est prêt à se plier.

Ses grosses mains se nouent devant son ventre, dans un geste trahissant son malaise, alors que face à la réprimande, il baisse humblement la tête dans une petite moue.

_ Je… Ce n’est pas seulement pour vous faire plaisir… ! J’ai 21 ans, il est temps que je me marie… Je-je ne demande pas grand-chose, tu sais, tant qu’elle est gentille, qu’elle euh… Que je peux discuter avec elle de temps en temps…

Il apprendra bien à l’aimer, non ? Ou au moins, à la supporter.

Ses épaules solides endurent la pression sociale, les attentes extérieures d’un monde peut-être plus pressé que ses parents, mais ça vient aussi de l’intérieur : d’un besoin, de faire ce qu’on attend, de faire comme les autres, de se dire qu’il n’est pas différent. Que ce n’est pas grave, s’il n’aime pas sa fiancée : au moins, il sera marié et il y aura des héritiers. Il sait que ce n’est pas d’elle, que dépendra son bonheur.

_ Euh… J’essaierai…

Baragouine Sun, se décomposant un peu à cette proposition : le sujet lui serre le cœur et lui broie le ventre, il voit toutes ces prétendantes qui ont déjà défilé, les courriers que certaines continuent à lui rédiger, les demandes parfois pressantes qu’il a reçues par courrier… Parfois, il se demande si l’on a osé écrire les mêmes lettres à ses parents, quoi qu’il ait des doutes : certain.es n’hésitent pas à encourager le jeune héritier à « prendre sa vie en main » et à faire preuve d’initiative, notamment en choisissant de lui-même son épouse…

Le jeune homme se sent oppressé, assailli par ces attentes auxquelles il ne sait que répondre.

_ … Je reçois vraiment euh… beaucoup, beaucoup de lettres... Certaines écrites par leurs prétendantes et d’autres par leurs parents… Je ne sais pas toujours quoi répondre.

Avoue Sun dans une moue gênée en baissant les yeux. Ses joues ont violemment rougi et, mal à l’aise, il gratte sa joue. Il redresse les yeux vers son père lorsqu'il entend sa surprise et frotte son nez du dos de ses doigts, posant sa main libre sur sa hanche.

_ Héhé, je suis un garçon plein de surprise !

Qu'il affirme fièrement en gonflant le torse.

A la mention d'alcool, Sun écarquille les yeux. Stupéfait, il pense à sa maman qui lui avait retiré à temps le verre de vin rouge qu'il avait saisi enfant, pensant qu'il s'agissait tout simplement de jus de raisin… Depuis, il avait bien pris quelques verres parfois, mais il n'est pas bien sûr de bien le supporter. Et pis encore…

Sun lève la main et secoue légèrement la tête de droite à gauche, agitant sa longue chevelure ébourriffée.

_ Pas d'alcool. Je veux avoir toute ma tête, pour jouer contre toi.

Il affirme en croisant les bras sur son torse, levant dignement la tête dans un sourire assuré.

_ On prendra du jus de pommes, comme de vrais hommes ! Avec quelques biscuits, s'il vous plaît. Et peut-être un verre de lait pour moi en plus !

Demande Sun après une courte hésitation.

_ Alors là, tu rêves ! Je vais donner tout ce que j'ai ! Par respect pour toi et pour tous les efforts que j'ai faits pour apprendre !

Affirme le jeune homme avec toute sa détermination. Son regard rapidement happé par les gestes des serviteurs, Sun oublie comme toujours l'étiquette, d'un geste, il attrape la petite table des mains du serviteur fluet.

_ Je m'en occupe !

Et ça lui fait si plaisir, que personne n'ose rien dire - bien que le serviteur adresse probablement un regard inquiet à son maître… Mais Sun a toujours été du genre à mettre la main à la pâte, dans tous les sens du terme, voyant dans ces tâches manuelles, l'occasion de défouler un peu son trop plein d'énergie. Il installe lui-même le plateau et les pièces, bien qu'avec ses larges doigts, il bosucule quelques pièces qu'il s'empresse de remettre. Il saisit déjà son jus de pomme, en boit une large gorgée comme pour se donner du courage, s'essuie les lèvres d'un revers de manche, avant d'étudier le terrain du regard.

_ Je prendrais les pions noirs, décide finalement le jeune Héritier, Je te laisse commencer.

Attentif, Sun observe chaque coup que son père mène… Assis sur sa chaise qui semble trop petite, penché en avant pour regarder le plateau, ses mains sont aggrippées au bord de la chaise. Parfois, l'une se lève pour gratter sa joue dans un geste de réflexion. Il parvient à tenir quelques minutes, le temps de quelques coups, avant de devoir se lever. Incapable de tenir en place, il se contente de marcher un peu autour de la table, de jouer avec la pièce qu'il vient de remporter, ou frotter son nez… Le jeune homme est plongé dans ses pensées, non, dans le jeu, bien qu'il semble parfois s'en distraire quand ses yeux suivent le vol d'un oiseau ou s'égarent vers ses poules.

Après une vingtaine de minutes, Sun se rassoit, écrase ses deux coudes sur la table, appuie sa tête contre ses poings. Les joues gonflées, les sourcils froncés, il bouge une pièce.

_ Echec et mat.

Il a proononcé ces mots avec une certaine incertitude - qui se fait plus assurée sur les dernières syllabes. Lorsqu'il réalise, qu'il a bel et bien gagné.

Sidéré, Sun bat des paupières, puis se lève d'un bond, renversant la table qu'il retient à la force des bras, mais les pièces retombent sur les cuisses de son père.

_ J'ai gagné ! WOUHOUH !

S'écrie Sun en dressant la table au-dessus de sa tête dans un éclat de rire, jusqu'à la reposer.

_ J'aurais jamais cru…! Tu veux qu'on en refasse une ?!

Qu'il demande, tout sourire, légèrement décoiffé. Pour fêter sa victoire, voilà qu'il finit son verre d'une traite et croque un biscuit dans un “Nom !” gourmand. Il faut bien un peu de sucre pour nourrir ces neurones bien présents sous ce tas de muscles !

Car le jeune homme n'est pas aussi stupide et irréfléchi qu'on pourrait le croire, c'est ce que tout le monde pense au premier regard. Il a cette intuition viscérale, cette réflexion bien présente, bien que Sun privilégie l'apprentissage par essais-erreurs.