L'on dit que les jardins de Nuhoko se parent des plus belles fleurs.

Et l’Empire, des plus beaux minois.

La beauté est une qualité nécessaire, en ces lieux plus qu'ailleurs. Et personne ne se demande, ce qu'il devient des vilains. Certain.es sont déshérités, d'autres, tout simplement rejetés, dans le pire des cas, ils n'ont tout simplement plus le droit d'exister.

Alors comment a-t-il fait, pour survivre jusqu'à présent ?

En jouant sur la compassion, la pitié, ses supplications. En s'appuyant sur le rire et l'intimidation. En se dissimulant dans les bois, sous la foule ou sous son grand kimono vert. En courant plus vite que toustes celleux qui voulaient, lui faire du mal, en s'entourant d'ami.es, son groupe, les Lanternes Vertes. Mais aujourd'hui, Gobelin a été imprudent.

Probablement car les bois de Mori ont toujours été son foyer. Son premier refuge. Car il s'est habitué à trouver confort et sécurité entre les racines des arbres, blotti près de la mare où il a vu le jour. Car il a parfois besoin de se retrouver, seul avec sa sale tête, à errer entre les arbres, à la recherche d'une mère. D'une mère qui l'a trouvé, si vilain, qu'elle l'a tout simplement abandonné. Perdu dans ses pensées, Gobelin s'est égaré, jusqu'à un village. Un village qu'il avait appris à fuir.

Mais cette fois, il n'y pense pas.

Gobelin se sent mal. Est-ce physique ? Est-il en train de tomber malade ? Le corps faible et l'esprit troublé, la créature met quelques longues minutes à réagir, avant de percevoir les mauvais regards. Ca, il les reconnait.

Les grimaces, les yeux qui se détournent ou qui le foudroient, ces yeux, qui le déshabillent, le dissèquent, l'éviscèrent. Prunelles assassines, aux pupilles incisives, scalpels qui tranchent sa chair, curiosité morbide armée d'une haine viscérale, pour tout ce qui n'est pas, comme eux. Et Gobelin sent ses babines se retrousser, il tire la langue, rit, de son rire de crécelle, accélère le pas, créature virevolte, mais n'évite pas la pierre qu'on lui lance. La situation dégénère, rapidement, quand sa tête percute le torse solide d'un homme qui le renverse à terre.

Gobelin tombe au sol, glapit en levant les bras.

_ Ne faites pas de mal à Gobelin !

Il supplie, mais cette fois, ça ne sert à rien. Un coup de pied dans le ventre, un autre, dans le dos, on lui assène, de s'en aller, qu'il aille, pourrir ailleurs. Le misérable vêtu de haillons, aux oreilles pointues, aux dents taillées en pointe, grand nez maintes fois cassé, qui émerge entre les longues mèches huileuses, hoquette. Il cherche l’air, sans le trouver, le souffle coupé, entouré par ce petit groupe. Les traits creusés, taillés à la pointe d'un couteau, lèvres exsangues, membres décharnés, il n'y a pas beaucoup de chair pour le protéger des impacts. La douleur le fait siffler, s'étrangler, un rire fou, s'arrache de ses lèvres.

Rire, plus proche d'un sanglot ou d’un gémissement en réalité, alors que la créature bascule sur le ventre, protège sa tête de ses bras, endurant l'assaut en serrant les dents. Il est vu ! Comme Maudit, Progéniture de Nergal, enfant de cauchemars. Etait-ce le cas ? Il était né une nuit, dans les ombres des bois, au fond d'une mare. Et la douleur se ravive, à chaque insulte, chaque coup, il pense, à sa mère qu'il n'a jamais vue, à ce père qui ne sait peut-être pas même qu'il existe, à ce corps qu'il déteste, à toute cette haine qui se déverse.

Ca le noie, ça le submerge, Gobelin se sent perdre pieds, basculer à la frontière de l’inconscience. Funambule, les pensées tendues vers un espoir auquel il n’arrive plus à s’accrocher, il sait qu’il ne lui reste qu’à attendre.

Il ne se demande plus vraiment pourquoi on le prend pour cible. Il y a tant de raisons, à ce qu’on le déteste. Il est le premier à ne pas se supporter.

Sa haine remonte à des années de cela. Au jour où il s'est vu, dans un miroir, pour la première fois. Il avait toujours vu son reflet sur la surface d’une eau croupie, pensant que ses déformations étaient dues à la surface ondulante d’une eau troublée. Mais face à cette surface réfléchissante, si lisse, il n’y avait plus d’excuses, pour justifier son grand front légèrement bossu, les déformations de ses oreilles, ses joues creusées et ses gros yeux, au sein des orbites. Gobelin, ma-mie l'a appelé, nom repris, par tout le village d'à coté. Gobelin, c’était presque un nom gentil. Ils l’étaient, les villageois qu’il avait connu, ils étaient, gentils. Eux avaient de la compassion, pour l'enfant.

Plus que Gobelin n'en a jamais eu, pour sa personne.

Peut-être avait-il été le premier à se détester ? Non… S'il n'avait pas vu, les réactions des autres face à sa tête, peut-être aurait-il accepté sa différence. En rire, a été son premier pas pour tenter de soulager ce poids, mais aujourd'hui, il n'y arrive pas.

Il rit, seulement, du mal qu'on fait à ce corps dont il aimerait tant, se débarrasser. Comme si les coups qu'on lui donnait allaient refaçonner ses traits ! Ce n'est pas comme si Gobelin avait essayé !

Mais les blessures qu'il s’infligeait, les pommades et le maquillage qu'il mettait, rien ne l'aidait, rien ne le rendait beau, rien ne l’aidait à se sentir plus humain. Il restait toujours, source de moqueries et de mépris, ici plus qu'ailleurs, chez lui plus qu'en dehors.

Et malgré les babines retroussées en un sourire, les yeux sont noyés, les larmes coulent sur ses joues, son souffle, s'étrangle.

Que donnerait il, pour ne pas être né, Gobelin ?

Pour ne pas, avoir vu le jour.

Et son regard se fait mauvais, sous les cils, il défie les Hommes de frapper plus fort encore, gloussant simplement face au ridicule, au désespoir, à la violence de cette situation. La Déesse, se réjouit-Elle de ce qu’elle voit ?

Peut-être est-Elle heureuse, qu’on écrase l’une des créations de Nergal, qu’on piétine un vulgaire cafard, qu’on exorcise un cauchemar.

Son sang se mêle à la terre.

Les Hommes sont ils satisfaits de ce tribut ? Car combien même la guerre ne les entredéchire plus, ils continuent à se haïr. Gobelin n’est pas même considéré, comme l’un d’entre eux. Il représente, tout ce que la société veut repousser, tout ce dont l’Humanité veut se purger.

Dans ce monde si fermé d’esprit, son physique inhabituel, ses manières étranges, son esprit troublé, son orientation sexuelle qui ne suit pas l’hétéronormativité, fait de lui, Monstre. Les coups qui s’abattent, sont considérés comme une punition méritée, car il a eu l’audace de survivre aux battues précédentes.  Toustes celleux qui s’allieront à lui, seront considérés comme soutenant la Calamité, comme défiant la Déesse ! Comme si, la Déesse pouvait détester ce qu’elle avait elle-même créer.

Une part en lui, veut continuer à croire qu’il est comme les autres, qu’il mérite d’exister, qu’il est leur égal, il doit s’en convaincre, car le Monde lui refuse ce droit. Il doit se battre, il doit sans cesse, se débattre, pour espérer survivre, un peu plus longtemps. S’accrochant à l’espoir, qu’un jour, les Êtres comme lui, seront acceptés, protégés, défendus.

Gobelin ne sait plus vraiment si la douleur qui le terrasse est celle de sa chair blessée ou de son esprit brisé, il n’est plus vraiment conscient de ce qu’il se passe autour de lui, la violence, de toutes parts, le laisse sidéré. Haletant, tétanisé, les lèvres entrouvertes sur un souffle, haché, les ongles plantés dans son crâne, les mains protégeant son visage, n’ont pas suffi, il saigne du nez, des lèvres. S’est-il mordu ? A moins que les impacts, ne l’aient simplement fait s’heurter le crâne contre le sol, il a de la poussière plein le front, s’étrangle, en avale de travers, tousse.

Gobelin ne réalise pas encore que les coups se sont arrêtés, ça ne fait que quelques secondes, de précieuses secondes de répit, mais il ne parvient pas encore à bouger. La voix qui l’interpelle ne suffit pas encore à le faire réagir, pas encore, c’est le silence, l’absence de mouvements, qui le font progressivement revenir à lui. La bouche pâteuse, se sentant engourdi, les pensées hagardes, Gobelin finit par entrouvrir ses doigts, observe, de ses yeux verts, jusqu’à la voir.

Sans comprendre au début, qu’elle l’a aidé, son corps est saisi d’un frisson, elle est bien plus armée que les précédents. Il voit l’arc, les flèches, le regard, naturellement froid et austère, vient-elle, l’achever ? D’un mouvement vif, craintif, la créature bascule sur son séant, se recule précipitamment, quitte à s’érafler sur le sol, jusqu’à ce que son dos, heurte le mur d’une bâtisse. Privé de toutes échappatoires, Gobelin lève de nouveau les paumes dans un geste de supplication.

_ Ne faîtes pas de mal à Gobelin !

Il supplie, sa voix s’est déchirée d’un cri, qui lui déchire l’âme.

Ses longs cheveux noirs, graisseux et huileux, sont souillés de terre. Ils collent à sa peau blafarde, ce linceul déchiré par endroits, là où les impacts ont fendu le derme fin, le sang si rouge, paraît presque noir, probablement souillé de poussières. Le nez qui coule, comme les yeux noyés de larmes, les lèvres entrouvertes, fendues, dévoilent les dents taillées en pointes. Tentative de réparer, les dents cassées, de leur donner un aspect, carnassier, comme pour effrayer, comme pour intimider. Les oreilles déformées, attestent d’une forme inhabituelle, comme son front légèrement bosselé, le menton très fin, et les yeux, les grands yeux d’un vert, tranchant. Enfoncés au sein des orbites, luisants, d’un feu lugubre ; d’une flamme qu’on fait tout, pour éteindre et qui continue pourtant, à briller, d’une vie en suspens. Agonie, d’une âme qui ne compte à présent, que sur la chance pour s’en sortir, qui perd parfois la foi, foi en l’Homme et sa compassion, l’Homme et sa bienveillance.

L’élan de vie, soudain s’effondre, quand les épaules se relâchent, quand les bras retombent, à la vue de son propre sang. Ses doigts qui étudient, nerveusement, anxieusement, le fluide corporel, puis les plaies, jusqu’à ce qu’un rire sans joie, n’ébranle sa cage thoracique. Spasmes, d’un corps qui tressaute, alors qu’un sourire douloureux ne franchisse ses lèvres, son regard retombe, sur le corps assommé de son agresseur.

Ses yeux reviennent sur l’inconnue, Gobelin ravale sa salive, dodeline de la tête, comme cherchant, son équilibre, cherchant, un repère, il a soif, faim, mal, la peur tétanise son corps famélique, mais il réalise, qu’elle l’a aidé.

Décontenancé, il reste un instant silencieux, sonné, par l’affrontement et la stupeur. Ses bras n’ont plus la force de tenir levés : ils retombent au sol. Longs, membres, d’une maigreur inquiétante, les paumes sont petites, mais les doigts allongés sont terminés de véritables griffes, vernis de noir. Le kimono abîmé, déchiré par endroits, dévoile les brindilles qui servent de jambes, les genoux cagneux, partout, des éraflures l’ont souillé de petites traînées sanguinolentes, Gobelin replie ses pieds, à l’image de ses mains.

Il ne sait pas s’il peut se lever, et à dire vrai, n’ose pas le lui dire. Ne pas abuser, de sa gentillesse, ne pas abuser, de tout ce qu’elle a déjà donné. Par peur qu’elle ne s’agace, qu’elle ne le laisse, si elle savait, qu’il était mercenaire, mais l’homme a laissé ses armes et sa troupe, il voulait simplement marcher sur ses terres.

Retrouver son foyer.

Mais la réalité l’a frappé de plein fouet.

Un être comme lui, n’a pas de refuge où s’abriter. Il ne peut compter que sur celui, qu’il s’est construit, sur les Lanternes Vertes qu’il a fondées.

La tête dodeline encore, alourdie par la souffrance qui vrille son crâne, les doutes, les peurs, la lassitude, finalement, il redresse la tête une nouvelle fois pour l’observer. Il regarde la main qu’elle lui tend ; les yeux s’abaissent, les épaules se voûtent davantage.

_ Vous allez avoir des problèmes, Ma Dame…

Il sourit, un rictus qui n’est, d’aucune douceur, qui parait presque cruel, appuyé par la froideur, de son regard.

_ Il ne faut pas, pas aider Gobelin… Il ne faut pas. L’on peut vous haïr pour ça…

Murmure-t-il en fermant finalement les yeux.

_ L’on peut vous croire… maudite, comme lui… Comme celleux qui l’aident… maudite, par la Calamité…

Gobelin appuie ses paumes sur le sol, ramène ses jambes contre lui. Pressant son dos contre le mur, exerce une pression sur ses membres, ses jambes sont de coton, elles tremblent sous lui, mais il arrive péniblement, à se mettre debout.

_ Allez… vous mettre en sécurité… partez… Ils vous oublieront… vous en avez déjà fait… fait beaucoup… Merci, merci… merci d’avoir aidé Gobelin…

La reconnaissance, monte comme l’eau brûlante, ça chauffe, dans sa gorge, sa voix s’étrangle et ses yeux, versent de nouvelles larmes, grosses cette fois, qui dégoulinent, traces pures, au sein de ce visage souillé.

_ Merci beaucoup…

Il va pour avancer d’un pas, mais la tête qui lui tourne le contraint à s’appuyer davantage contre le mur.

Dans ce monde qui tangue, dans cet océan qui le ballotte, Gobelin n’aurait jamais crû qu’une corde lui soit lancée. Tempête, de ce monde au sein duquel il n’est que poussières, si facile, à balayer, si difficile, à saisir. Mais cette femme lui a tendu la main, et incapable, de ne pas en profiter, il tend soudain la main pour la lui saisir.

Il tient sa main, comme il aurait pris celle d’un ami.

Les longues pattes blanches arachnéennes, qui lui servent de doigts, enserrent la main plus douce, bien plus belle, de la jeune femme, y exercent une faible pression, mais ne la lâchent pas immédiatement, comme pour profiter encore un moment de cette chaleur humaine.

Humaine.

_ Gobelin est fatigué…

Fatigué, de ce Monde. Son intolérance. Ce déchaînement constant, de violences.  

Longues jambes, pourtant solides, habituées probablement à gravir les monts et traverser les plaines, silhouette gracieuse et élancée, elle est probablement, mercenaire, devine-t-il à ses capacités guerrières, à cet arc sur son épaule. Pourtant, aucune plaie ou cicatrice ne la déforme : son visage, au menton fin, au nez légèrement retroussé, aux yeux intensément fixés dans les siens, le font penser à un chat, non, un fauve. D’une discrétion assassine, et d’une force pourtant paisible, elle attend quelques secondes…

Gobelin n’est pas habitué à ce qu’on lui offre ainsi spontanément son aide. Les coups ont blessé son corps, bouleversé le cours de ses pensées, il se sent un peu, égaré. Bien que ses deux pieds soient ancrés dans le sol, il n’est pas sûr d’être en contact avec la réalité, l’esprit dissocié. Car toute cette haine, constante, ne l’a pas laissé sans séquelles : l’âme fracturée, il suffit parfois d’un pas de travers, pour qu’il se sente basculer. Dans l’inconscience ou ce qui s’en rapproche, pris entre, son corps et d’ailleurs, l’impression que les sons sont, lointains, que son corps n’est, pas le sien, qu’il n’agit pas, vraiment, qu’il y pense seulement. Et pourtant, son corps bouge, sa voix, il l’entend.

_ Inutiles… ç-ça ne l’est pas, pour Gobelin…

Sourit malicieusement la créature. Dans ses yeux aux pupilles encore rondes comme des poings, peut-être qu’Amaryllis y reconnaît cette fracture que connaissent certains guerriers. Confrontés à la mort, au sang et au reste, il arrive parfois que la sidération, le choc, la dissociation, endorment l’esprit, ramollissent la chair, Gobelin sent ses membres alourdis, d’une part, par la douleur, d’autre part, de l’endomorphine.

Remercier, car il ne sait pas vraiment s’il aura un jour les moyens de payer sa dette. Car elle n’était pas contrainte de l’aider, qu’elle l’a fait de son plein gré, et que c’est si rare, si rare de voir une personne intervenir, qu’il ne peut pas rester sans rien dire.

_ Peu de gens l’aident… Alors merci… Gobelin sait, que rien n’en ce monde n’est gratuit, et ça ne doit pas l’être, pas les gestes, les gestes de bonté, de sympathie, spontanés… Gobelin n’est pas sûr de pouvoir vous offrir, une récompense digne de ce nom, alors il dit, merci…

Sa main s’est nerveusement saisie de celle de la jeune femme.

Il sent sa peau un peu rêche, particulièrement au bout des doigts, c’est probablement dû à l’usage de l’arc. Mais sous son derme, il ressent la tension de muscles développées, d’une poigne ferme, d’un poing dont il n’a pas envie de connaître l’impact. Sa propre main paraît bien plus longue, presque immense, avec ses doigts légèrement crochus, les ongles vernis de noir qui rappellent des griffes, l’ossature et les articulations saillantes, perceptibles à la moindre pression.

_ Une idée…

Lorsqu’elle s’avance, Gobelin se laisse mener sur quelques mètres, puis la relâche pour marcher prudemment à sa suite. Le pas reste léger, bien qu’un peu traînant, les bras refermés autour de son corps malingre, les longs cheveux retombant devant son visage. Avec ses vêtements souillés de terre, de son propre sang, Gobelin n’a probablement pas bonne allure.

Déjà qu’il n’est pas bien beau, en temps normal.

Il porte à sa bouche, l’une de ses mains, mordille ses ongles, cherchant autour d’eux, du regard, avant que les yeux ne s’écarquillent soudain.

_ Joli, joli endroit ! Gobelin en connaît un !

Et soudain saisi d’une décharge d’adrénaline, la créature jaillit. D’un bond en avant, sautille et s’élance, sans tenir compte de la souffrance, presque soulagé à dire vrai, de sentir son corps réagir, s’arracher, de cette torpeur. Le vent plus frais qui cueille son grand nez aquilin, tordu depuis longtemps, le rappelle au présent.

_ Venez, belle Dame, il sait où aller !

Il a retrouvé son sempiternel sourire, se retourne pour le lui adresser, les mains dans le dos, marche à l’envers en haussant les épaules.

_ Ici, les gens sont, gentils. Ne vous fiez point à ces quelques malotrus… Il y en a, dans tous les lieux que Gobelin a visités. Ici, près des bois de Mori, se trouvent beaucoup de villages isolés, avec peu de monde pour y habiter. Les personnes sont toujours ravies de voir de nouveaux visages ! Plus encore s’ils sont beaux comme le vôtre !

Assure Gobelin d’un sourire joyeux.

_ L’Empire considère la beauté, comme le signe d’une belle âme… Ah, voyez donc Gobelin, son corps et sa sale tête ! Il arrive parfois, qu’on le croit monstre sorti des bois, venu ravir, âmes, enfants, nourritures et vêtements !

Un rire lugubre ébranle sa cage thoracique et il lève un doigt griffus pour gratter sa joue.

_ Comment peut-on, leur en vouloir ? Un Gobelin qui n’a rien, vole parfois pour subvenir à ses besoins ! C’était avant, avant…Presque plus, maintenant !

Seulement lorsqu'il a trop faim.

Petit geste évasif de la main, ne souhaite pas que la mercenaire le prenne pour cible ou vil gredin. Il se détourne et reprend sa marche, comme si rien n’était, bien qu’un œil attentif surprendra les tremblements persistants de son corps, son regard qui surveille les environs. Des gestes de nervosité, comme se mordre la lève ou se ronger la peau autour des ongles.

_ Mais vous, vous, vous serez bien accueillie, dans la majorité des villages. Gobelin a aussi connu, beaucoup de gentillesse et de tolérance, de compassion et d’affection. Ne vous fiez point à cette seule rencontre : vous comme moi, avons été malchanceux… Enfin moi, beaucoup moins ! Gobelin a rencontré, une sauveuse !

Ses bras se lèvent vers le ciel sous l’enthousiasme, se dressant sur ses geta, esquisse quelques pas de danse, avant de retomber sur ses pas dans un gloussement.

_ Une âme assez douce, assez combattante, assez valeureuse, pour faire face ! Aux dangers et à l’intolérance humaine, armée de son seul arc, de tout son courage, d’une volonté d’acier, Gobelin veillera à ce qu’elle soit connue pour ses qualités. Il est, en temps de guerre, mercenaire, en temps de paix, artiste et saltimbanque !

Reprend-t-il.

_ Alors pourquoi ne s’est-il pas défendu, face aux hommes ?

Son regard s’éteint, ses épaules s’haussent.

_ … Gobelin est né, pas très loin d’ici. Il voulait rentrer chez lui. Et combien même le voient-ils, différent, Gobelin lui, les considère un peu comme faisant partie de lui.

De son histoire.

_ Et qu’il n’aime pas tant, se battre…

Mais a-t-il eu d’autres choix ?

Ils s’éloignent du village, approchent d’un grand arbre au large tronc. Des enfants jouent à proximité, bien qu’à la vue des inconnus, ils prennent tout simplement les jambes à leur cou. Gobelin les salue de la main, et quelques uns s’arrêtent pour les détailler, avant de rejoindre leurs amis. Les bambins se contentent de jouer plus loin…

L’arbre énorme étire paresseusement ses branches, si larges que même un homme pourrait s’y allonger. En son tronc gravé, se trouve un autel en l’honneur de la Déesse Zorya. Des offrandes ont été déposées aux pieds de l’autel : boules de riz séchées, gravures en bois, l’une d’elle d’ailleurs, a été déposée par Gobelin et représente un oiseau. Gobelin ne s’y arrête pas, il marche jusqu’à la rivière qui coule devant, retombe à genoux. Il préfère ne pas regarder son reflet (vision, détestable), ferme les yeux et s’asperge le visage, se nettoie grossièrement du sang et de la terre en grimaçant un peu. Certaines plaies sont encore ouvertes…

_ Comment Gobelin peut nommer, la Sauveuse ? D’ailleurs, le « elle », est-ce une appellation convenable ? L’apparence est parfois, trompeuse ! Et, et comment se fait-il qu’elle soit venue jusqu’ici, que cherche-t-elle ?

Il se retourne à demi et plisse malicieusement les yeux.

_ Probablement pas un Gobelin mais ! Le voilà !

Un rire franchit ses lèvres, rictus déforme les traits, alors que les tuméfactions commencent déjà à apparaître. Hématomes, noircissent sa peau blafarde, comme la chair pourrit, sous un fin linceul, et déjà, par endroits, la chair gonfle, ne faisant qu’accroître les difformités physiques de la créature.

Pour autant, Gobelin gazouille.

Petits fredonnements, de ses mains qui s’abattent dans l’eau, jouent, avec l’onde, s’aspergent, se frottent, nettoient, troublent la surface, toujours tout, pour ne pas se voir.

_ L’eau est si douce, ici… Vous pouvez la boire ! Et si vous aimez prier, la Déesse se trouve dans mon dos, il y a un autel en Sa Gloire ! Gobelin l’a priée, avant de venir, c’est peut-être ce qui fait qu’il vous a croisé… Merci Déesse ! Merci de veiller sur le petit Gobelin ! Offre à la Dame, un bonheur au moins aussi grand, que celui que j’ai eu aujourd’hui !

_ Oh ? Quelles sont les bonnes raisons, de tuer ?

Demande Gobelin, penchant la tête en arrière pour la regarder.

_ A combien, estimes-tu la vie d'une personne ? Qu'est-ce qui influe sur sa valeur ?

Il laisse sa tête retomber vers l'avant. Ses mains se glissent dans l'eau fraîche, ses doigts s'entrouvrent pour laisser l'onde caresser sa peau. Bien qu'il se soit nettoyé, le reflet qu'il voit au travers de l'eau, lui paraît toujours si hideux. Déformations et tuméfactions, Gobelin lève un index et l'appuie sur une bosse, sans réussir à l'écraser.

_ Beaucoup diraient, que la vie de Gobelin ne vaut pas bien chère, qu'il suffit, d'une poignée de riz ou de poussière. Mais comment estime-t-on, le prix d'une vie ?... Aux yeux de Gobelin, voler est une nécessité, mais pourquoi tuer, l'est, aux yeux de la Mercenaire ?
Il ricane aux mots de la femme et hausse les épaules.

_ Brisé ? Le monde ? …

Il répète. Sourire doux, sur les lèvres, Gobelin s'appuie sur ses bras et plonge ses pieds dans la rivière. Langoureusement, il penche la tête sur le côté et contemple la surface : l'eau bordée de lumière. D'un soleil qui s'étire, ondule et nage, selon les remous de ses jambes, les mouvements du courant. Gobelin bascule vers l'avant, gazouille alors que ses mains récupèrent, quelques jolies pierres qu'il observe au sein de ses paumes. Comme si c'eut été des pépites mais ce ne sont que de simples galets, dont il caresse la surface polie du bout de l'index.

_ Ce n'est pas ainsi que Gobelin Le voit. La terre est solide, l'eau continue de couler, les arbres de pousser, les pégases de voler. Il y a la vie, et la mort, un équilibre, qui retombe toujours sur ses pieds, malgré tout ce qui déchire les Hommes. Sans guerres, il n'y aurait pas de paix, c'est parfois dans le combat, qu'on se rapproche, qu'on s'unit.

Son regard s'éteint.

_ C'est parce qu'on rejette certain.es, que d'autres, se rapprochent.

Ils ont été 5, sur un seul Gobelin après tout.
_ ...Peux-tu expliquer à Gobelin, où tu vois ces brisures ? Gobelin veut comprendre !

Gobelin se lève, s'avance dans la rivière, ses mains sur ses hanches osseuses. Les épaules s'haussent alors qu'il lui offre un sourire carnassier.

_ Gobelin, lui, voit des cassures. Mais pas dans le Monde.

Il s'accroupit dans l'eau.

_ Dans le regard et les esprits des gens.

Sa tête se penche d'un côté.

_ Dans leur désespoir.

Sa tête se penche de l'autre.

_ Dans leurs peurs.

Nouveau mouvement de tête.

_ Dans leur haine.

Il sourit et hausse les épaules.

_ Connais tu l'art, de réparer ce qui a été brisé, et d'y mettre de l'or ? De dessiner, les fissures, les mettre en valeurs ?

Il demande en grattant sa joue de sa griffe acérée.

_ Les blessures du Monde, empêchent elles de L'aimer ? D'être heureux, d'y vivre ?

Roucoule t-il, levant les mains pour les poser contre sa joue tout en agitant langoureusement des hanches.

_ Gobelin est heureux, de plein’ de choses ! Du jour qui se lève, des fleurs qui sentent bon, des sourires qu'il voit autour de lui !

Il tournoie sur lui-même, faisant voler quelques gouttes jusqu'à glisser ses mains dans son dos.

_ La fuite, ah ! C'est une très bonne solution ! Gobelin a beaucoup fui ! Il s'est battu aussi, parfois. Même s'il essaye d'éviter. Il n'a pas vu le Monde brisé… mais il est vrai qu'il a déjà brisé quelques nez…

Ricane-t-il, levant un index devant ses lèvres comme pour l'inviter à ne pas partager ce secret.

_ Mais ce qu'il veut briser le plus ! Ah ! C'est tout ce qui empêche les êtres d'être. Tout ce qui empêche les âmes de s'aimer, de s'aider, tout ce qui fait, qu'on préfère se déchirer que s'unir. Les fractures que voit Gobelin, ne sont pas celles du Monde, mais celles des Hommes. Des blessures, d'âmes malmenées, effrayées, parfois avides, et mêmes celles-là, sont animés de ce qu'ils croient être de bonnes intentions. Pouvoir, puissance, possessions, pour combler le manque, l'absence, la peur, satisfaire, l'égo. Ces derniers sont quand même plus rares…

Gobelin se gratte l'intérieur de l'oreille de l'index.

_ Ils finissent toujours par creuser, tant, tant de tranchées, qu'ils se coupent du Monde qu'ils veulent dévorer… Et un jour ou l'autre, le Monde les engloutit et ne laisse d'eux, que quelques os que les vers rongent.

Rictus alors que Gobelin claque des dents, comme si lui-même se repaît de ces cadavres.

_ De beaux paysages ? De belles rencontres ?

Gobelin se jette en avant, à 4 pattes devant elle, lui offre un sourire radieux qui dévoile ses dents.

_ Raconte, Amaryllis ! Dis tout à Gobelin ! Toutes les belles choses que tu as pu voir ! Les jolis souvenirs que tu emporteras ! Est-ce qu'il y aura un Gobelin ? Une très vilaine grimace, à mettre à la place de ce que nous venons de vivre, regarde !

Gobelin roule les yeux en arrière, tire la langue et ses joues, avant d'éclater de rire, puis s'assoir dans l'eau face à elle, sans vraiment s'inquiéter de ses vêtements trempés.

_ Ca va mieux, ça va même très bien, Gobelin est heureux ! Discuter, échanger, simplement savourer, le moment, la gentillesse, la générosité, l'humanité, et oui, oui, oui, il veut bien quelques doux pansements…!

Il retrousse ses manches, dévoilant ses bras tuméfiés et égratignés. Comme ses jambes à dire vrai. Pour son visage, il n'est pas vraiment sûr qu'on parvienne à y apposer un bandage… Se penchant jusqu'à elle, sur le ton de la connivence, susurre.

_ Amaryllis, tu as l'air d'être quelqu'un, qui aime l'indépendance et la liberté…

Il roucoule, basculant doucement la tête sur le coté, sourire cruel, sur les lèvres, yeux plissés, d'une malice sournoise, qui tranchent avec la douceur de ses propos.

_ Tu dois être, très forte, très forte…! Gobelin t'admire beaucoup ! Il parlera ! De l'archère qui abat les caisses et qui sait trouver le bonheur, le voir ou le forger, à la force de ses bras, de ses pieds et de sa volonté ! C'est un beau message, une belle image, pour les petites gens et les enfants !

_ Je vois. Et est-ce qu'il y a, beaucoup de survivants ?

Il demande, aucun sourire n'étire ses lèvres exsangues. Les yeux verts, plantés dans ceux de la jeune femme, sont deux puits, de la plus profonde obscurité. Tombe, au fond de laquelle pourrissent quelques restes : traces d'innocence, espoirs d'une vie où l'existence ne rime plus, avec la violence. Las, qu'exister soit un crime à continuellement payer, d'un tribut que tout le sang et les larmes versées ne suffisent pas à rembourser…

_ Sont-ils nombreux, à être morts sous tes coups ou tes flèches acérées ?

Sa voix racle, comme si elle roucoulait, mais ce n'est rien d'autre que le fracas du larynx et le grincement des cordes vocales usées.

_ Gobelin en aurait tant, tant à tuer…

Murmure-t-il comme pour lui-même, appuyant songeusement sa tête contre son poing. Le regard perdu, dans ses pensées, les jambes repliées, il se tient en tailleurs : ses prunelles suivent parfois, les danses d'esprits errants, que seul lui peut voir. Contractions des zygomatiques, sourires ou grimaces qui s'esquissent, douces onomatopées s'échappent des lèvres entrouvertes.

_ Rien que 5, dans ce village, probablement d'autres, ah… la liste, serait si longue, trop longue, pour un vulgaire et simple Gobelin. Non, non, il préfère jouer dans l'eau, c'est plus amusant, moins salissant, moins encombrant, car qu'est ce qu'on fait, de tous ces cadavres ?

Il rit et abat ses bras maigres dans l'eau, en projette une nouvelle fois autour de lui, jusqu'à remarquer le bandage qu'elle a déposé. Il tend la main pour s'en saisir et en caresse longuement le tissu ; c'est doux, sous ses doigts. Il le déplie, puis tant bien que mal, l'entoure autour de son front, panse ses avant-bras, ses genoux égratignés, dans des gestes lents. Un peu craintifs. Comme dérangé, de toucher sa propre peau, de sentir les aspérités, des os et articulations saillants.

_ Et Gobelin, préfère semer des rires que des tombes.

Sourit il avant d'étendre ses membres pour contempler le résultat.

_ Merci, pour les pansements ! Gobelin n'est-il pas, ravissant ? Il n'y a plus, de bobos, plus de bleus, tout est clair, clair comme l'eau, clair comme la neige, ah là on reconnaît bien, la très jolie peau d'une personne de Nuhoko !

Ricane-t-il, légèrement moqueur face aux veines vertes sous le linceul blafard qui lui sert de peau. Hématomes fleurissent en bouquet bleu et noir, pourriture d'un corps en décomposition.

_ Montagne, montagne et fleur, n'est ce point, à Cheol ? Ou à Saki ?

Gobelin bascule sur le dos, allongé à même le sol, étend ses bras de part et d'autre de son corps, ouvre les paumes vers le ciel, prunelles s'égarant le long des tracés des nuages. L'homme parcourt les terres depuis sa plus folle jeunesse, mercenaire, dirigeant même une troupe constituée de nombreuses personnes, il passe sa vie à voyager.

_ Ce devait être magnifique, Amaryllis as-tu essayé les sources chaudes ? Il faut y aller, un jour d'hiver, au crépuscule, quand il n'y a plus personnne pour en profiter, pouvoir être un, avec l'eau et la nature, seul et pourtant, entouré, d'un Monde qui continue à vivre, sans s'arrêter. Le jour qui clôt ses paupières, alors que la lune s'éveille, hululement des hiboux, brise glacée, et doux éclats de lune, sur la peau, abandonnés.

Gobelin remue doucement ses pieds dans l'eau.

_ Difficile, de choisir, il y a tant de paysages et tant de visages, incroyables… Ah ! Gobelin sait !

Il lève un index et laisse planer quelques secondes de silence, pour préserver tout le mystère de son annonce, jusqu'à rabaisser la main et la reposer contre son ventre.

_ Il y a un paysage, qui a marqué Gobelin. Un chemin qui se faufile entre les bambouseraies, claquements lointains du bois qui craque, humidité d'un air gorgé de sève. Jusqu'à ce que bourgeonnent, des fleurs aux pétales blancs et bleus, écume d'un océan qu'on entend au loin. Et la brise qui, parfois, se teinte de son écume, un peu de sel, sur les papilles. Le chemin, se faufile étroitement entre les flancs escarpés d'une montagne, aussi maigre Gobelin soit, il a dû retenir son souffle et se tortiller, s'est écorché contre la roche, jusqu'à trouver, un splendide endroit. Une petite clairière étroite, parcourue de grands arbres aux fleurs blanches et dont les pétales, recouvraient le sol. Ici et là, restaient les armes plantées de guerriers tombés ou qui ont décidé, de rendre les armes. Au centre, une grande mare, traversée d'un pont, nourrie par une cascade qui prenait source, au sommet de la montagne. Ici, un petit autel, où une bonne âme déposait des vivres, ainsi que des lanternes déposées sur l'eau.

Décrit il.

_ Il y a aussi les Bois de Mori. Noyés de brumes, le sol est aussi sombre que les écorces épaissess et ridées d'arbres séculaires. Leur sagesse et leurs sournoiseries susurées au travers des branches parfois dénués de vie, un souffle glacé, celui de toutes les âmes égarées. Ambiance funeste, lugubre, sans qu'aucun rayon solaire ou lunaire ne parvienne à écarter ce ridea d'obscurité. Les feux allumés, sont tamisés, comme étouffés par l'air pesant de l'endroit. Le temps y est en suspens, l'impression que tout s'est arrêté, d'être le seul, en mouvement. Ou encore, le long des côtes, ce soir d'orage, quand le ciel s'est déchiré et que l'océan s'est éviscéré, transpercé de part en part, par les sommets rocheux d'un récif aux dents acérées. Brutalité, d'une nature qui malgré les mutilations qu'elle s'inflige, restent droite, magnifique, harmonieuse, l'union, de mondes opposés.

D'un mouvement vif, son corps bascule sur le ventre, à 4 pattes, la créature cligne des yeux et coasse.

_ Sans amour ?!

Il s'approche, inquiet.

_ Comment se fait il ?! Comment ne peut on pas aimer ? Même Gobelin l'a été !

Il penche la tête sur le côté, laissant ses cheveux traîner au sol, avant de doucement s'assoir près d'elle, ses genoux cagneux ramenés contre son corps.

_ Comment a t elle fait, pour grandir sans amour et sans foyer ? Comment les choses se sont passées pour elle ? … Oui, c'est un beau message. Une belle image. A-t-elle appris à s'aimer, elle-même ? A s'apporter, ce que les autres et le monde n'ont pas donné ?

Interroge-t-il avec curiosité.

La réponse d’Amaryllis arrache un rictus à la créature, qui, en réponse, hoche simplement la tête.

Ses mains aux doigts étirés sont parcourus par ses prunelles, comme pour comptabiliser la centaine de victimes, de toutes ces vies qu’il a en réalité épargnées. La voie de la vengeance, depuis longtemps abandonnée, sinon, il ne serait plus ici à tremper ses pieds. A semer la souffrance, l’on récolte la haine : et ce qu’il a déjà, est plus que suffisant !

Ses parents auraient été les premiers à exécuter, pour l’avoir abandonné dans cette mare, l’avoir oublié, lui avoir donné naissance, lui, à cet être difforme. Et toustes celleux qui l’ont rejeté, qui l’ont maltraité, qui l’ont fait se sentir, monstre avant même d’être humain, vulgaire poussière à balayer. Il fait partie des misérables, qu’on ne s’arrêtera pas pour sauver – quoi que.

Ses yeux reviennent sur Amaryllis. Des gens comme elle, s’arrêtent.

Comme d’autres personnes, l’ont aidé.

Et c’est ce sur quoi, Gobelin préfère se concentrer. Sur toutes ces personnes, pas comme les autres, qui ont pris le temps de l’écouter, qui ont eu assez de respect pour le considérer. Qui l’ont vu, comme un être de chair, du même sang, et non comme, une abomination, un pied dans l’épine de l’Humanité.

_ Dans l’esprit… C’est une belle façon, de voir les choses. Un tableau que personne, pas même le temps, ne pourra ravir.

Qu’il roucoule rêveusement. A la vue du sourire qui éclot, sur le visage d’habitude si impassible de la dame, Gobelin marque un silence, pour la contempler presque religieusement. Comme une fleur, ouvre ses pétales, malgré la neige, linceul d’hiver, qui la recouvre. Un éclat de joie, comme un rayon de soleil, s’échappe d’un ciel pourtant gris.

_ Si tu veux, Gobelin pourra t’y conduire, il sait où les trouver ! Il n’y a pas assez d’une vie pour tout voir, et tant mieux, cela veut dire que l’on a encore, tant, tant, taaaaant de choses à découvrir !

Qu’il répond en levant joyeusement les bras dans un rire caquetant, jusqu’à reposer ses mains sur le sol.

_ Et le cours du monde avance sans cesse, comme une rivière, l’eau y est toujours semblable et ses rivages changent, sans cesse, mais n’y a-t-il pas plus grand bonheur, que voir toutes ces nouveaux paysages que la Déesse façonne ? Quand l’Homme, n’y ajoute pas un petit coup de pinceau…

Qu’il minaude, mimant le geste d’un mouvement élégant de la main, tout en tirant la langue, s’improvisant artiste. L’image le fait pouffer avant qu’il ne bascule la tête vers elle.

_ L’amour, l’amour, est un sujet complexe. Aucun ne s’accorde, à le définir, et il y en a tant de facettes. L’amour, d’une famille, celle de chair ou de sang, l’amour, d’amis, l’amour, pour soi… Gobelin voit !

Il pointe un index griffu vers elle, le visage déchiré d’un rictus carnassier.

_ Ton amour ! Pour le voyage et la beauté des paysages ! Ta place, tu l’as trouvée non pas auprès des autres mais peut-être, sur ces chemins que tu parcours et toutes ces routes, que tu traverses. Peut-être est-ce, tant mieux, de ne dépendre de personne – de s’apporter à soi-même, tout l’amour nécessaire, pour exister…

Gobelin finit par s’étaler lamentablement comme une serpillère, ventre à terre, les mains tenant son menton, balançant tranquillement les jambes. La voir se renfrogner ne l’alerte pas vraiment, il a l’habitude que l’on fasse la grimace en le voyant – d’ailleurs, peut-être est-ce simplement qu’il a mauvaise haleine ? Alors Gobelin récupère un brin d’herbe sauvage, un peu de menthe, qu’il glisse entre ses lèvres pour la mâcher entre ses dents brisées tout en fredonnant.

_ Bien, bien, si tel est le désir de la Dame, Gobelin obéira !

Qu’il pouffe malicieusement, plissant tendrement les paupières.

_ Il est sûr, qu’elle s’est battue. Seule, pour exister, à affronter le monde à la seule force de ses bras et de sa volonté. Servant la cause, de la liberté et de la justice, d’une justice qui s’abat, sans pitié, sur ceux qui la menacent, elle et ceux qu’elle souhaite, protéger. D’ailleurs, pourquoi avoir protégé Gobelin ?

Qu’il demande en levant les yeux vers elle.

_ Est-ce par pitié, compassion, intérêt ? Par sens de la justice, par envie, de frapper ? Comme quoi ! La guerrière implacable a assez de cœur, pour épargner certain.es et sauver, même celleux qui n’ont rien demandé, c’est une très belle qualité…

Qu’il minaude, le sourire s’étirant davantage, en un sourire bien trop grand, pour ses traits émaciés.

_ Merci, merci encore, à cette âme qui malgré la solitude, n’a pas oublié l’Humanité. D’ailleurs, qu’apprécies-tu, dans la solitude ? Seulement la liberté ?

_ Fourbes ? Ah…

Le bras de Gobelin retombe, se repose au sol, songeur, ses yeux se lèvent vers le ciel. L’Homme est-il, menteur ? Il l’ignore. Il ne s’interroge pas réellement, sur la sincérité des gens : son cœur avide, s’empare de tout ce qu’on lui tend. Il a rarement rencontré des personnes qui prenaient la peine de lui dissimuler ce qu’elles ressentaient. Le dégoût, visible sur les visages, perceptibles dans les gestes de rejet, la haine, il se la prenait en pleine face, et la compassion panse ses blessures.

_ … Beaucoup d’êtres sont sincères, peut-être plus au travers de leurs actes que de leurs mots. Ah ! Et puis, combien même mentent-ils, trompent-ils… Gobelin pense, qu’ils en restent les premières victimes. Car rien, rien ne se cache, éternellement, tout finit, par se savoir ou se découvrir.

Qu’il songe en penchant la tête sur le côté. Lorsqu’elle lui retourne la question, les babines du Gobelin dévoilent ses dents aiguisées en un rictus carnassier, sa tête bascule en arrière, dans un rire bref, qui ébranle ses épaules, secoue sa maigre cage thoracique. Il lève l’une de ses mains, dresse le petit doigt qu’il enfonce dans son oreille.

_ Peut-être, qu’il minaude, A sa manière. L’avantage d’une lance, est qu’elle fauche particulièrement bien les jambes – et après, il faut courir très vite, très vite avant de se faire attraper !

Qu’il explique avant de ricaner, rabaissant doucement la main pour la poser sur sa cuisse.

_ Fiable, oui, oui, c’est une belle qualité, à ajouter ! Concède Gobelin, Fiable, à ses valeurs, à son employeur, à l’argent qui est donné ? T’es-tu arrivée de refuser des contrats ?

Qu’il demande avec curiosité.

Car Gobelin aime, le voyage, mais plus encore, les personnes qu’il croise. S’imprégner de leur existence, vivre aux travers de leurs expériences, comprendre toutes les différences. Il a fondé les Lanternes Vertes, non pas réellement pour en faire un groupe de mercenaires : mais davantage, rendre utiles et appréciables, les personnes que l’on rejette.

Parfois, il arrive que leur réputation les précède. Et les accueils, changent. Les portes s’ouvrent, comme les gens, on sourit, l’on rit, l’on va à leur rencontre. C’est si étrange, de voir parfois un être s’approcher pour lui serrer la main, leur offrir une poignée de pièces, de riz ou du pain. Les encourager, d’une main sur l’épaule ou d’un salut de la main.

Si étrange, de se sentir humain.

Son bras droit, lépreux, garde les stigmates terribles de la maladie : un nez absent, une bouche édentée, douleurs au bout des doigts. Il y a, le petit Ignace qui ne parle pas, Ludivine aux bras solides et à la barbe épaisse, Odalus, dont les jambes ne marchent pas. Ils sont nombreux, dans ce groupe qui devient progressivement, réseau, endroit où l’on recueille, toustes celleux dont la société ne veut pas.

Gobelin extirpe de sa poche, un objet qu’il déplie. Une lanterne en papier, peinte en verte, d’un claquement de doigt, fait naître une flammèche au bout de l’index et s’en sert pour l’allumer. Il la saisit par l’anse et la lève pour la contempler, le visage éclairé d’un sourire.

_ Gobelin a été très longtemps seul.

Répond-t-il, son sourire s’efface, sur ses traits. La lueur de la lanterne, ne se reflète pas dans ses pupilles sombres : les paupières légèrement rabaissée, obscurcissent son regard.

_ Très longtemps, sans ma-mie, sans maison…

Sa phrase meurt, avant qu’il n’ait le temps de la terminer : il n’avait rien. Rien, pas même des guenilles.  

_ Sans avoir de quoi se couvrir le troufion.

Qu’il ricane en haussant les épaules.

_ Survivre seul, est difficile. Quand on n’a pas la force, pas l’argent, pas la puissance, seulement l’envie, de vivre, n’est pas toujours suffisante. Pas de papa, pas de maman, laissé dans une mare, à la merci des bêtes, déjà différent, déjà trop vilain, tellement que même les bêtes, n’ont pas voulu le manger.

Il balance doucement la lanterne au bout de son index, dans un mouvement de va et viens qu’il suit du regard.

_ Gobelin a rencontré d’autres, comme lui. Pas des Gobelins non, ça, il n’y en a qu’un. Mais des personnes… que les autres ne voulaient pas. Lui, qui ne voit pas, elle qui ne marche pas, cette personne qui ne pense pas, comme il faudrait, ou qui n’a pas la main, comme un autre l’aurait… D’autres à qui, on retire le droit, d’être humain.

Qu’il murmure.

_ Ce droit, n’est pas inhérent ; si les autres ne l’accordent pas, résister seul, n’est pas toujours suffisant. Car comme tout à l’heure, ils sont nombreux à s’acharner, pour le retirer. Retirer même, le droit d’exister.

Il rabaisse la lanterne.

_ Gobelin a créé les Lanternes Vertes. Un groupe, qui accueille toustes celleux qui sont, rejeté.es pour des différences qu’iels ne choisissent pas. La sécurité d’un groupe, la compréhension de paires, se sentir, appartenir à quelque chose, se sentir, important pour quelqu’un, tenir à quelqu’un, avoir un refuge, un foyer, un endroit où être accepté. Retrouver des droits, que personne ne veut nous donner.

L’objet posé devant lui, Gobelin prend le temps de l’observer. Il ramène ses jambes contre lui, les entoure de ses bras, repose sa tête contre ses genoux en basculant la tête sur le côté.

_ … Mais il est vrai que Gobelin apprécie la solitude parfois. C’est bien pour ça qu’il est là, et pas avec les autres. Agir, en toute liberté, penser, réfléchir, en toute sérénité, et parfois, faire de nouvelles rencontres.