L’An 1 a été festoyé, dans les différentes contrées. Une première année sous le signe du traité de paix, des réjouissances partagées par la population, que ce soit de Nuhoko ou de Babel, même du Royaume et du Domaine. Ah. Que des sottises. C’est tellement puéril de fêter la paix alors que tous n’attendent qu’une nouvelle guerre pour faire valoir leur supériorité sur les autres.

Barbara a retenu tout commentaire sarcastique afin de ne pas jeter un froid supplémentaire dans son Fief. Déjà qu’il n’y fait pas bien chaud en début d’année, son attitude suffit à faire descendre un peu plus la température. Elle a utilisé sa magie pour créer des flammèches, allumer les torches dans le château. Une nouvelle coutume, idée de Bertrade, veut qu’une réception y soit donnée chaque année afin que les habitants passent un bon moment. Et c’est à la Duchesse de chaque Fief que revient le rôle de s’assurer que les préparatifs soient faits.

Cela ne l’a pas réjoui mais elle s’y est pliée face à l’insistance de ses marmots. Forcément, ils apprécient l’idée de s’amuser et elle ne peut pas leur retirer ce maigre plaisir. Pendant une semaine, Barbara s’est assurée que l’événement se passerait sans encombre. Une semaine pour une journée de fête, que de temps perdu dans des bêtises. Elle préférerait l’utiliser dans les entraînements mais cela fait partie de ses responsabilités et Zorya seule sait à quel point elle tient à son rang.

La fête a battu son plein, des rires, des danses, de la bonne humeur à en vomir. Barbara reste indifférente au bonheur de ses hôtes. Pourtant, sans le dire, elle est pleine de fierté que l’événement se soit bien passé et que chacun ait pu boire sans modération. Elle a accordé plus d’une danse à son mari, a bu plus d’un tonneau avant de sombrer. Le lendemain, migraine et gueule de bois. Elle a grogné au réveil tout en se rappelant de cette phrase qu’aimait souffler son père.

La gueule de bois fait partie du plaisir de boire !

Et quel plaisir. Surtout quand elle sait qu’il faut à présent ranger le château. Les domestiques s’en chargent selon ses instructions, le ménage est soigneusement fait et tout rentre dans l’ordre. Cependant, son visage montre une certaine contrariété mêlée à de la fatigue. Barbara frotte le dessous de ses yeux. Elle a sérieusement besoin de prendre un peu de temps pour elle comme elle aime si bien le faire. Une fois par mois, c’est peu, elle peut se l’autoriser.

Oui.

De toute façon, personne n’osera lui dire non.

Le Duc est occupé et ne peut pas l’accompagner. Tant pis, cela ne la fait que relever ses épaules, sans être déçue. Ils ne peuvent pas s’offrir des lunes de miel toutes les semaines. Barbara réunit quelques affaires dans un sac, sa bourse accrochée à sa ceinture, elle ne part jamais bien longtemps. Parce qu’elle a besoin de savoir que sa présence est nécessaire à la gouvernance.

— Surveillez les enfants en mon absence. S’il y a le moindre problème - et il n’y en aura pas, n'est-ce pas ? - vous en prendrez l’entière responsabilité.

Des derniers mots qui ne rassurent pas les domestiques de la maison. Cependant, depuis le temps, elles y sont habituées. Barbara enfile un long manteau de fourrure avant de grimper sur un cheval et de se rendre jusqu’au Fief de Lodowic. De là, il lui reste à passer le Col et elle arrive en cinq jours à destination à sa plus grande joie.

Habituée des sources chaudes, la famille Cheol la reconnaît et ne s’étonne plus de ses visites. Ils la conduisent vers les vestiaires des femmes, espace où elle dépose armes et vêtements sur un meuble. Elle y nettoie son corps grâce aux savons et shampoings mis à disposition. Elle attrape une serviette, du bout des doigts et sans la moindre honte vis-à-vis de sa pudeur, elle se dirige vers le bassin extérieur qui est mixte.

En y arrivant, Barbara se rend compte qu’il est vide. Comme toujours. La vapeur de l’eau s’incruste sur le verre de ses lunettes, obstruant sa vue. Afin de ne pas trébucher trop vite, elle s’empresse de rentrer dans l’eau chaude, poussant un soupir d’aise. Derrière elle, sa serviette repose sur le sol, elle pose ses lunettes dessus et ferme ses paupières. Ses cheveux attachés dégagent sa nuque, Barbara appuie l’arrière de son crâne sur le rebord du bassin et profite de ce plaisir qui détend chaque muscle de son corps. Il n’y a rien de mieux.

Il s’écoule cinq minutes avant qu’une personne n’annonce sa présence, une qui travaille ici. Elle dépose une bouteille d’alcool ainsi que des verres. Ils ont vraiment le sens de l’hospitalité. C’est extrêmement plaisant. Des bruits de pas la font relever la tête et attraper les branches de ses lunettes. D’instinct, elle sait que ce n’est pas un Cheol. Ils demandent toujours l’autorisation avant d'entrer. Lui ne l’a pas fait. Loin de là qu’elle soit dérangée par la présence d’un inconnu mais elle se sentira plus rassurée de l’identifier.

Et quelle ne fut pas sa surprise quand elle le vit ? Un rictus amusé grandit sur son visage.

— Quelle heureuse coïncidence. A quand remonte notre dernière rencontre, Monsieur le Duc ?

Loin d’être gênée, Barbara se redresse, laissant une partie de sa poitrine visible. La pudeur est un concept inventé par ceux qui n’ont pas confiance en eux. Ce n’est pas son cas alors elle ne fait preuve d’aucune timidité. A la place, elle s’amuse de la situation, ne manquant pas d’y faire un commentaire.

— Êtes-vous déjà las de votre épouse cher Duc ?

Barbara se moque gentiment de lui, comme elle le ferait avec de bons amis. Malgré qu’ils ne soient pas du même pays, elle ne peut qu’apprécier son tempérament. Enfin un homme qui ne fuit pas la queue entre les jambes quand il la fréquente. Cela lui change. D’un geste de main, elle l’invite à s’approcher. Est-ce l’invitation du diable ? Cela y ressemble.

— Venez, venez. Je ne vais pas vous manger. Après tout, je suis déjà mariée.

Il lui rend son sourire, sans l'ombre d'une hypocrisie. Ah, qu'elle apprécie cet homme qui ne tourne jamais autour du pot. Il n'est pas comme ceux de l'Empire qui, dès qu'ils croisent son chemin dans les sources chaudes, se cachent derrière leur serviette et rougissent comme des jouvencelles découvrant le corps d'un amant pour la première fois. Ils sont tous si coincés dans ce pays. Si de manière générale, cela l'amuse de les faire balbutier, de temps en temps, cela a quelque chose de lassant et d'agaçant.

Alors, le fait de voir un homme, un vrai, ne peut que lui faire plaisir en cette journée dédiée au repos. Ses lunettes se recouvrent de buée et elle est forcée de s'en séparer. Sa vue ne lui permet pas de distinguer correctement la silhouette qui lui fait face. Cela n'est peut-être pas plus mal ? Il n'a pas à s'inquiéter d'un commentaire déplacé. Barbara ferme ses paupières sans se débarrasser de son air amusé.

— C'est vrai qu'une année s'est déjà écoulée. Le temps passe vite quand on est occupés.

L'un comme l'autre sont des acharnés du travail. Ils ne savent pas quand s'arrêter. Surtout le Duc. Sûrement une conséquence de son âge. Il n’arrive pas à déléguer ses dossiers et veut avoir un oeil sur tout ce qui se passe. Et Barbara… Quand il s'agit de combattre, elle peut y passer ses journées. En ce qui concerne la gouvernance, elle s'en occupe parce qu'elle doit le faire. Elle ne veut rien laisser à des subordonnés qui seront de toute façon, incompétents. Son mari s'occupe des soldats, s'assure que leur niveau ne baisse pas et la débarrasse des visites de courtoisies dans les autres Fiefs.

A ce sujet, le Duc lui offre une remarque qui aurait pu l'offenser si elle était douillette. A la place, un rire lui échappe, incontrôlé.

— Il n'a pas perdu de sa vigueur. Merci de vous en inquiéter.

Même si la plupart du temps, il la dépense lors des séances d'entraînements et des combats contre les petits voleurs qui essayent de sévir à la capitale. Leur mariage n'est pas triste, fort heureusement. Et il semble que ce soit la même chose pour le Duc Adda ; il ne cesse de vanter la beauté de sa femme et ses nombreuses qualités à tel point qu'elle aimerait la rencontrer pour savoir ce qu'elle a de si exceptionnelle.

Un nouvel éclat de rire lui échappe lorsqu'elle apprend qu'il rencontre le même problème que Lief. Les Ducs sont décidément beaucoup trop charmants pour que les femmes ne passent à côté. Elle ne compte plus le nombre de fois où ce comportement l'a énervé et qu'elle a dû prendre sur elle pour ne pas faire un petit feu avec de la chair fraîche comme combustible.

— C'est parce que vous semblez être un homme attentionné, les femmes en raffolent. Le mien aussi se fait courtiser et il ne remarque rien. Certaines ne tiennent pas à la vie.

Les nordiennes sont connues pour leur caractère intrépide et fougueux. Elles n'ont peur de rien pas même de la fureur de la Duchesse. Et il est vrai, que par maladresse, Barbara a déjà brûlé quelques chevelures lors des banquets et soirées organisés. Bien sûr, elle ne l'a pas fait exprès et ne s'est pas excusée. Elles se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment ; entre elle et son mari.

Yu-Seong la rejoint dans l'eau et malgré le trouble de sa vue mauvaise comme celle d'une taupe, elle remarque une tâche sur son torse, résultant d'une blessure. Lui aussi n'a pas été épargné par les tentatives d'assassinats. Enfin, celle-ci est profonde. Elle ne pose pas de question, le laisse s'installer à une distance convenable et quand il lui propose un verre, elle accepte.

— C'est vrai qu'ils savent y faire, merci.

Elle ne se risquera pas à le servir ; avec ses yeux, elle viserait à côté. Barbara porte le nectar à ses lèvres, boit une gorgée sans imaginer une seconde que quelqu'un pourrait tenter de l'empoisonner. Seuls des insectes essayeraient. Et ils se feraient vite écraser sous ses talons. Aucune pitié pour les cafards qui attaquent comme des lâches.

Calée contre le rebord, elle déplace lentement sa tête de sorte à faire craquer sa nuque puis elle lui répond, d'une grimace à cause du sujet déplaisant qu'elle aborde.

— Ha ! J'ai dû organiser une réception dans mon Fief pour une stupide fête. Voir tant de monde grouiller m'a donné envie de prendre un peu de distance.

Au moins, ses enfants se sont bien amusés. C'est une maigre récompense pour une semaine de préparatifs mais c'est mieux que rien.

Barbara récupère bien vite son sourire à l'idée que la Duchesse Adda ait enfin eu assez de caractère pour pousser Yu-Seong à prendre du repos.

— Le plus étonnant est de vous voir vous, ici. Qui a réussi à vous faire quitter le bureau ? Vous apprenez enfin à écouter votre femme ?

Barbara est bien connue des uns et des autres pour son mordant. Elle ne tourne pas autour du pot, tantôt vulgaire, tantôt blessante. Beaucoup prennent des pincettes avec elle afin de ne pas l’énerver. Elle ne compte plus le nombre de personnes qui la brossent dans le sens du poil pour obtenir des faveurs mais surtout, ne pas s’attirer ses foudres. Imprévisible et désagréable, la Duchesse de Nyugard n’a pas bonne réputation et elle s’en moque profondément. Elle ne cherche pas à se faire des alliés, elle cherche à accomplir son rôle à la perfection. En dépit de son caractère, ses qualités ne peuvent qu’être louées. Surtout quand il s’agit de mener les troupes et s’imposer.

Le Duc Adda est l’un de ceux qui peut s’adresser à elle sans y mettre les formes et qu’elle ne tranchera pas de son épée. Leur échange continue de la faire rire, sans qu’elle ne se force.

— Avec ce surnom que je porte, mes invités ont bien du mal à briser la glace.

Les Nyugard ne sont pas les mieux placés en ce qui concerne l’hospitalité et le côté chaleureux. La seule chose qui lui plaît lors des réceptions est de danser. Blablater pendant des heures avec des nobles dont elle ne se souviendra plus le lendemain est une perte de temps.

— J’imagine que vous adorez voir vos enfants être courtisés lors de vos réceptions. Fiancer un Adda est un bon investissement n’est-ce pas ?

Barbara ne peut qu’imaginer les problèmes qu’il rencontre et qu’elle a aussi. Les enfants sont des proies faciles pour les vautours ; l’occasion de mettre la main sur l’héritage durement construit des parents.

Elle repose la coupelle sur le plateau et se masse la nuque, profitant des bienfaits des sources pour calmer ses douleurs musculaires. Avoir un corps comme le sien est plus une contrainte qu’autre chose. Ses épaules se relèvent légèrement quand il lui partage ses tracas. A ses yeux, ils sont bien futiles mais elle prend la peine d’y répondre.

— Je n’ai pas ce genre d’inquiétudes. Mon époux se charge de tout en mon absence. Nous, ducs et duchesses, sommes tous indispensables mais si je ne pouvais plus m’éloigner de mon Fief, même un jour, sous prétexte qu’il s’effondre, ça signifierait que les Nyugard sont bien faibles. Or, nous ne le sommes pas. Et, y demeurer sans jamais en sortir m’empêcherait de savourer des moments comme celui-ci.

Et quel dommage ce serait d’ignorer les sources chaudes de Cheol.

Barbara récupère sa coupelle qu’elle remplit maladroitement. Il faut dire que son cher interlocuteur vient de provoquer un nouveau fou rire chez elle.

— De bonnes résolutions ? Ahah ! Vous êtes toujours aussi sournois.

Son rire s’interrompt. Sa tête bascule en arrière. Ses yeux, comme des flèches, viennent se planter dans les siens, sans se détourner. Son sourire s’agrandit, un certain sadisme s’en dégage. Oh, la colère, elle en connaît toutes les formes Barbara. L’avidité fait partie intégrante de son caractère. Le temps passe mais elle garde une profonde blessure dans sa fierté et ne compte pas la laisser cicatriser. Elle continuera de l’aggraver jusqu’à atteindre le trône. Hors de question d’être une perdante toute sa vie.

— Ce n'est pas encore le moment mais ce jour viendra. Les Nyugard récupéreront ce qu'ils se sont fait voler. Et tout le monde sait le châtiment réservé aux voleurs.

Et Barbara devait être l’une des seules dirigeantes à apprécier la compagnie du Duc sans craindre qu’il ne l’empoisonne ou ne lui plante un couteau dans le dos. Il faut dire que beaucoup de rumeurs sont murmurées concernant l’Adda, que des personnes gênantes disparaissent dans son entourage ou sont retrouvées mortes sans que personne n’ait rien vu. Aucun indice ne le désigne. Il est bien assez malin pour ne pas se salir les mains et se débrouiller pour qu’un autre prenne à sa place.

Barbara éclate d’un rire quand il lui renvoie sa politesse. C’est vrai, elle ne compte plus le nombre de prétendantes et de prétendants qui espèrent obtenir des promesses d’avenir de l’un de ses enfants. Ils sont vraiment imprudents d’essayer de se faufiler dans son dos plutôt que de se présenter à elle. Comme si elle allait donner leur main aussi facilement. Ils se marieront un jour, quand elle aura trouver des partenaires fiables et qui permettront d’agrandir le prestige des Nyugard.

Elle penche sa tête sur le côté, se rend compte de qui est à ses côtés. Un Duc. Un grand nom, pas autant que celui de Babel mais il reste important… Qui sait ? Ça pourrait permettre aux jeunes Nyugard d’agrandir leur cercle d’amis à condition que le papa Adda soit d’accord avec sa petite idée.

— Nos enfants ont rarement eu l’occasion de se rencontrer n’est-ce pas ?

Sa question reste ouverte. Elle préfère ne pas proposer d’elle-même de les faire se fiancer ; papa Yu-Seong a peut-être des réserves. Il tient à ses gosses comme à la prunelle de ses yeux pour ne pas dire plus. Et il en est de même pour Barbara. Ils ont ça en commun, leur attachement pour leur famille. Quiconque s’en approche risque gros.

Les mots de l’Adda font se crisper son sourire, sa respiration se coince dans sa poitrine, la colère glisse dans son regard et chancelle comme une flamme. Son être brûle, de rage, de colère, de rancoeur, de remords, de vengeance et elle pourrait s’enflammer si elle ne contenait pas cette ridicule magie qu’elle possède. Cependant, c’est vrai que l’eau du bassin chauffe un peu plus, gagne quelques degrés supplémentaires.

Elle repense à l’année dernière. A l’Odin et son stupide choix. Sa main gauche vient masser l’arrêt de son nez et elle pousse un lourd soupir, agacée.

— Ah ! Croyez-vous que je l’ignore ? Bertrade m’a devancée. Cette décision concernant l’Ordre a considérablement réduit les défenses de mon Fief et il me faut du temps pour former de nouveaux soldats. Beaucoup sont partis jouer au chevalier de l’Ordre.

Le Fief de Nyugard est celui qui héberge des soldats puissants et tenaces. Il est vrai que les Seland et les Lodowic en ont aussi mais ils leur sont inférieurs. Cependant, puisque des troupes sont parties s’enrôler dans l’Ordre des Chevaliers, les moyens lui manquent. Celles actuelles sont trop naïves, pas assez résistantes et fidèles. Ce ne sont que des petits oursons, ils ne peuvent pas encore se battre proprement et remettre leur vie entre ses mains.

Le regard de la Duchesse se détourne vers le ciel, son esprit vogue dans ses souvenirs d’un combat acharné au cours duquel, elle n’a pas pu se tenir sur le trône du vainqueur. Elle se souvient de cette défaite amère, elle se souvient de n’avoir pas été tuée et d’avoir dû vivre comme une perdante, pleurant de rage, dans l’ombre d’une personnalité qu’elle déteste plus que tout. Et tout ça pour quoi ? Pour se rendre compte qu’elle est inapte à gouverner.

— Une part au fond de moi espérait qu'elle agirait de sorte à ne pas nous faire honte. Qu’elle serait apte à diriger. Mais chacune de ses décisions témoigne de son manque de capacités à le faire. Depuis dix-huit ans, notre pays ne cesse de s'affaiblir. Notre chef est faible. Bertrade ne peut pas continuer de souiller notre vraie valeur.

La femme qui l'a battu est donc à ce point inférieure ? C'est une mauvaise blague. Ah. Quelle honte. L’envie de lui trancher la gorge lui effleure l’esprit. Ce n’est pas la première fois qu’elle songe à le faire mais assassiner l’Odin pour prendre sa place ne ferait pas d’elle la prochaine souveraine. Il lui faut un moyen clair de prouver à tous que ce rôle lui revient de droit afin que personne ne s’y oppose.

Barbara vide sa coupelle d’alcool, elle écoute le Duc finir de s’exprimer ; en matière de stratégie, il est certainement plus doué qu’elle. Il passe ses journées la tête dans ses bouquins après tout. En ce qui concerne la force brute, elle gagnerait. Elle ne peut plus envisager la défaite. Une fois est bien suffisant. Elle ne veut plus y goûter.

— La vengeance se savoure, Duc. Je l’entretiens depuis bien longtemps et rien ne m’empêchera d’en finir à ma manière. Le moment venu, je vous réserverai une place aux premières loges pour admirer cela.

Son regard avisé observe sa réaction. Elle n'a pas besoin de le relancer à ce sujet. Barbara sait d'instinct qu'il a compris là où elle voulait en venir et qu'il réfléchit aux avantages qu'il pourra en tirer. Des enfants aussi prestigieux ne peuvent que se lier entre eux. Impossible d'imaginer une union avec une petite famille de nobles ou pire encore, avec des roturiers. Il leur faut le meilleur. Une place au plus haut de la société, un mariage entre puissants qui garantira la sécurité des deux familles. Mais pas que. Ce n'est pas que son objectif.

Un grognement franchit ses lèvres maquillées lorsque le Duc lui rappelle l'année précédente. Barbara repense à tous les soldats que son époux et elle-même ont formé. Des heures et des heures d'entraînement, tout ça pour qu'ils s'enrôlent dans l'Ordre des Chevaliers. Cela l'agace profondément. Ils n'ont aucune loyauté. Aucune noblesse d'âme. Qu'ils rejoignent donc cette fourmilière, suivent le mouvement et défendent des idylles inaccessibles. Elle ne veut plus les revoir.

— Elle est bien trop sotte pour penser à cela.

Bertrade et Barbara n'ont de point commun que leur excellente maîtrise de l'épée et leur magie du feu. Leur personnalité est aux antipodes. L'une est froide et sévère, l'autre douce et clémente. L'une s'endurcit, l'autre se relâche... Rien ne les rassemble et elles ne pourront jamais se comprendre.

Pour suivre son mouvement, Barbara lève sa coupelle d'alcool et vient la faire tinter contre celle de son cher ami. L'amusement ne quitte pas son visage alors qu'elle se réjouit de ce futur bien plus enviable.

— Allons ne dites pas cela. J'espère que vous resterez encore longtemps le Duc d'Adda.

Elle termine son verre et le repose sur le plateau. Sa main attrape la bouteille, la secoue et constate qu'elle est déjà terminée. Sa mine s'en trouve déçue. Ce n'est pas assez. Le peuple de Nuhoko ne boit pas assez. Les habitants ne profitent pas des plaisirs de la vie, trop coincés. Ils ne se relâchent jamais, ne rient qu'à moitié... Elle a beaucoup de mal avec eux... Autant qu'avec leur dirigeante. Qui a eu l'idée de mettre une femme pareille au pouvoir ? Quelle perte de temps.

— ... L'Impératrice est une idéaliste. Elle espère trop et n'agit pas assez. Si le peuple ne fait rien c'est parce qu'il a oublié comment se battre… Trop de paix affaiblit le corps et l'esprit.

Il n'y a pas plus à débattre. S'il arrive quelque chose dans l'Empire, personne ne pourra les défendre. Ils seront livrés à leur propre faiblesse et ne pourront en vouloir qu'à leur dirigeante.

L'Adda vient de réaliser quelque chose et son éclat de rire est communicatif. Barbara le suit, une main posée sur le côté de sa tête, ses doigts masquent ses lèvres. C'est hilarant. Le Conseil de Babel, la représentation même de l'égalité et de l'équité est si facilement corruptible ! Elle a du mal à calmer son rire. Il est bien plus aisé de s'emparer de Babel que de devenir Odin. Qui donc parviendra à son but en premier entre eux ? Elle ne doit ni traîner ni se précipiter. Les cartes sont entre ses mains et il faut qu'elle les joue habilement.

Lentement...

Barbara se calme et le gratifie de quelques paroles.

— Bravo. Vous tenez là un moyen de prendre le pouvoir et vous accaparer les décisions.  Faites donc, ce sera un jeu d'enfants pour vous.

Cette époque est amusante mais elle le sera encore plus quand les Nyugard auront repris ce qui leur appartient de droit. Le sourire de son interlocuteur fait briller ses yeux d'une colère silencieuse. Il marche sur un terrain miné. Ses enfants, sa fierté. Aucun faux pas n'est permis pour ne pas l'énerver.

— Ma fille uniquement ?

Vieux renard. Pense t-elle en détournant le regard quelques secondes. Il est si facile de lire en lui quand cela concerne ses enfants. Il y est bien trop attaché pour les laisser quitter le pays. A moins que ce ne soit un moyen de les protéger au cas où elle s'en servirait comme otage ? Il est un vrai papa poule. Elle comprend et se résigne à moitié, croisant ses bras contre sa poitrine, la voix pleine d'orgueil.

— Quinze ans. Elle va sur ses seize ans. Je ne sais par quelle grâce elle a obtenu ce visage d'ange. Cependant, je ne la marierai pas à n'importe quel homme. Elle n'a pas d'obligations alors je la laisserai choisir son fiancé. Si votre fils parvient à la charmer, j'approuverai ces fiançailles. L'en pensez-vous capable, Duc ?

Au moins elle devrait pouvoir vivre un mariage d'amour. C'est ce qu'elle souhaite pour sa petite princesse.

Un autre pouffement de rire lui échappe lorsque le Duc fait mine d'être innocent et de n'avoir absolument aucun intérêt pour le pouvoir... Qui parvient-il à berner avec cette attitude ? Les autres membres du conseil sont à ce point aveugles ? Dans ce cas, elle comprend son envie de les manipuler, un dirigeant faible ne peut qu'engendrer un peuple faible. Et de ce côté, le Domaine de North Odin a bien du souci à se faire... Bertrade, l'Odin ne combat plus, n'accepte plus aucun défi et ne cesse de la décevoir par des décisions ridicules digne d'une lâche. Un grognement lui échappe à cette pensée. Elle lui donne mal à la tête.

Le sujet est dévié vers sa fille, la prunelle de ses yeux, l'ange des Nyugard. La fierté dans le regard, son sourire revient vite.

— Allons. Ma fille est encore plus mignonne que moi. Ce mot a même été créé pour la définir. Elle est si douce et adorable. Son sourire fait fondre la glace et son rire apaise l'âme. C'est une bonne petite. Elle mérite le meilleur.

Comment ça Barbara exagère ? Jamais. Elle ne fait qu’énoncer la vérité. Sa petite dernière possède une chevelure semblable à la sienne mais pour le reste, elle ne sait pas de qui elle tient. Lief n'est pas vraiment mignon physiquement, grand, le regard aussi froid que le sien... Si elle venait de l'Empire, elle penserait qu'il s'agit d'un miracle de la Déesse sauf qu'elle ne croit aux bénédictions. Sa fille est la perfection incarnée et parviendra à séduire n'importe quel homme. C'est évident. Elle est très objective sur le sujet.

A ses mots, Barbara ne peut s'empêcher de relever un sourcil, amusée.

— ... Vous n’avez jamais réussi à me charmer. Plaisante t-elle Votre dulcinée m’en voudrait de vous taquiner de la sorte, je vais m’abstenir de continuer.

Oui, ils n'ont jamais cherché à se charmer l'un l'autre et la raison est évidente. Ils ont chacun trouvé leur moitié et sont bien trop épris par cette dernière pour penser une seconde à la trahir de cette façon. Comme Yu-Seong ne le ferait pas, il en est de même pour elle. Ce serait bien trop douloureux d'infliger une telle peine à Lief. Elle ne se le pardonnerait jamais alors elle ne le fera jamais. Tout comme elle ne prendra jamais une décision qui puisse blesser ses enfants. Elle ne peut qu'être d'accord avec le Duc et son sourire le montre.

— Je partage votre avis, encore une fois. Ce serait avantageux que nos enfants soient fiancés. Je les saurais entre de bonnes mains et le bénéfice est intéressant… Mais, pas sous la contrainte. Si ce n’est pas leur choix, c’est vain. Je ne veux pas contribuer à leur malheur.

Barbara pousse un soupir. La prochaine fois, avant de rentrer dans les bains, elle demandera plus d'alcool. Une maigre bouteille ne peut pas suffire pour une personne et encore moins deux...! Ce ne sont que des petits joueurs par ici... Doucement, elle vient poser sa main sur son épaule et effectue quelques rotations pour soulager ses muscles endoloris. Elle n'est plus toute jeune, c'est un fait.

— Je compte bien rester quelques jours pour me ressourcer. L’Empire est connu pour ses nombreux services de relaxation et je commence à sentir le poids des années.

Elle approche de la quarantaine... Pas que cela l'ennuie. Elle aurait préféré monter sur le trône dans sa jeunesse mais tant pis. Mieux vaut tard que jamais. D'ailleurs, c'est la première fois que quelqu'un ose lui poser la question de but en blanc. Dans son Fief et dans le Domaine, personne ne remettrait en doute cette rumeur. Ils sont tous persuadés que c'est bien arrivé. Et dans les faits, c'est le cas. Le sourire aux lèvres, elle se tâte à lui en parler. Ce n'est pas si extraordinaire que ça, d'affronter un ours. Du moins pas pour elle.

— Ahah ! C’est exagéré. Cette rumeur n’est pas totalement fausse ceci dit.

Oh ! Malgré sa vue catastrophique, Barbara repère un membre du personnel qui nettoie plus loin. Elle l'interpelle, d'une voix un peu trop brusque qui le fait sursauter. Il voit la bouteille, il comprend et s'en va donc en chercher. Ah. Enfin ! Mieux vaut tard que jamais. Elle récupère l'alcool, vient remplir les coupelles, satisfaite, elle reprend.

— Il ne s’agissait pas d’un mâle mais d’une femelle. Je ne m’attendais pas à la croiser en pleine tempête. Elle m’a éjectée contre un arbre et mon arme s’est brisée. Dans ces circonstances, je ne pouvais que répliquer avec mes poings, vous n’auriez pas fait la même chose à ma place, Duc ?

Non. Personne n’agirait ainsi.

— J’ai eu de la chance. Les femelles sont plus petites et moins lourdes. Les mâles mesurent le double de leur taille... Celle-ci était plutôt robuste mais surtout désorientée. Elle s'était réveillée de son hibernation un peu trop tôt ; la faim, l'incompréhension d'être en face d'un potentiel repas et la fatigue m'ont aidés. J'ai frappé avec mes poings sans grande efficacité. Ils ont la peau solide et ne ressentent pas les chocs. Le danger en affrontant un ours, c'est leurs griffes plus que leur mâchoire. Ils mettent de sacrés coups de pattes. Comme mes poings ne servaient à rien, j'ai ramassé des morceaux de pierre afin de frapper plus fort. D'abord en visant les membres pour réduire sa vitesse, ensuite les yeux et... J'ai dû l'achever. Si je l'avais laissé dans cet état, que j'avais fait preuve de pitié, elle serait morte dans la souffrance. Rien de bon ne ressort de la pitié.

Barbara finit son verre et hausse les épaules.

— Face au danger, si je n'avais pas réagi, je serais morte. J'ai simplement choisi la meilleure voie pour m'en sortir. Rien de plus.