Tu es de bonne humeur, aujourd’hui, Almire.
Tu es toujours bien apprêtée, mais aujourd’hui, tu as mis le paquet. Tu as mis ton costume immaculé, des boucles d'oreille en améthyste pendaient de tes oreilles, et tes cheveux provoquaient une cascade minutieusement calculée à chacun de tes mouvements. Un léger maquillage venait souligner ton regard, et te voilà fin prête.
L’on murmurait, dans les couloirs, qu’Almire di Contini devait sans doute se présenter à une soirée mondaine ou rencontrer quelque personnalité importante.
La vérité, c’est qu’Almire di Contini partait pour une sortie entre copines.

Voilà comment la situation pourrait se présenter, pour quiconque apercevait les deux jeunes nobles dans les rues. Dans ta tête cependant, tu ne le vois pas ainsi. C’est sous des airs de rendez-vous galant que tu t’en vas parader.
Vraiment, Svea occupait toutes tes pensées.

Et tu ne comprends pas, Almire. Svea, c’est ton amie d’enfance, celle avec qui tu as grandi, celle avec qui tu étais copine, celle avec qui tu jouais, celle avec qui tu riais et tu pleurais. Si la vie noble a toujours été dure et cruelle sous ses dorures, Svea, c’était celle qui les partageait et qui les comprenait.
Svea, c’était ton amie, tout simplement. Alors que tu l’apprécies autant, que tu la trouvais jolie, que tu aimais sa compagnie, c’était normal, non ? Rien d'inhabituel, en tant qu’amies.
C’était ce que tu te disais, oui, ce dont tu te persuadais. Tu ne pouvais pas la voir autrement, et puis, c’était une femme. Non seulement cela ne se faisait pas, mais en plus, tu avais pour rôle de faire perpétuer la lignée di Contini.
Tu soupires lourdement. Pour rien au monde tu ne voudrais faire partie des basses classes. Et pourtant, seulement sur quelques petits points, tu aimerais ne pas être soumise au regard social.

Pour l’instant cependant, tu laisses ces interrogations de côté. Parce que tu vas voir Svea, et c’est suffisant pour te dire que c’est une bonne journée.
Légèrement en avance, car en tant que gentlewoman, jamais tu ne te permettrais de la faire patienter, c’est avec une révérence élégante que tu viens la saluer.

-Svea, très chère ! Quel plaisir de vous revoir ! Comment vous portez-vous, depuis notre dernière rencontre ?

Et si toi, tu n’avais pas été au meilleur de ta forme.
Aujourd’hui au moins était mieux.

Svea était ravissante.
Tu avais toujours trouvé Svea ravissante. Elle avait des cheveux carmins qui t’évoquaient un feu dansant autour du rubis de ses yeux. Elle avait un tempérament flamboyant, grâce auquel elle s’était toujours relevée, peu importe les défis. Elle émanait une chaleur qui t’évoquait les cheminées qui réchauffaient pendant les périodes froides d'hiver. Peut-être était-ce pour ça qu’elle t’attirait tant. Peut-être avais-tu besoin de te protéger de l’hiver qui sévissait, dehors.
Mais aujourd’hui particulièrement, tu étais heureuse, aujourd’hui particulièrement, tu la trouvais ravissante. Peut-être était-ce à cause de sa coiffure, peut-être était-ce à cause de ce drôle de sentiment, dans ton ventre. Tu n’en sais rien, mais tu le laisses être - ce n'était pas désagréable, après tout.

-Almire Di Contini, c'est ainsi que vous faites la cour à votre future épouse ?

Tu ris à cette blague, familière entre vous. Et pourtant, aujourd’hui, ton rire est un peu plus gêné, plus que d’habitude. Et pourtant, cette blague, qui dure depuis des années, tu te demandes un instant comment tu réagirais si elle n’en était pas une.
Sauf que si, c’est une blague, donc il n’y a pas à penser à autre chose, n’est-ce pas ?
Mettant ces pensées de côté, tu viens saisir la main de la demoiselle pour lui faire un baise main.

-Veuillez m’excuser, Svea, je sais bien qu’il faudra plus que ça pour vous conquérir.

Et vous riez, de ces fausses manières échangées. Et vous riez, aux yeux de la société. Ou en tout cas, vous vous en donnez l’illusion - car lorsque le devoir vous rappellera, vous ne pourrez plus faire la sourde oreille.
Alors profitez-en, tant que vous le pouvez.

C’est donc dans cette optique que vous vous éloignez, bras dessus bras dessous, déambuler dans la capitale de votre beau pays comme s’il vous appartenait. Des étoiles dans les yeux et des papillons dans le ventre, c’est comme ça que tu le voyais.

-Almi', tu veux faire un truc en particulier ?

Quelque chose en particulier ? Oui et non. Tu voulais faire tout, n’importe quoi qui aujourd’hui ne te rappelle pas la pression de ton nom.
Alors tu voulais faire quelque chose en particulier, oui : ne rien faire de spécial, pour une fois.

-Oui, très chère. Je veux qu’aujourd’hui, Babel nous voit et nous envie, pas pour nos noms, mais pour l’éclat que nous irradions naturellement.

Tu avais toujours cette manière condescendante de parler, de traiter avec les autres - ceux que tu ne connaissais pas. Mais ceux que tu connaissais - et que tu aimais - se situaient bien au-dessus, évidemment. Tu n’avais dans ton entourage que les meilleurs.

-Puis qu'aujourd'hui la ville nous appartient, et que personne n’est là pour nous dire le contraire, allons tester ces nouveaux cocktails qui viennent d’arriver en ville ! Si certains sont populaires, d’autres sont faits à partir de boissons délicates qui siéent à des demoiselles de notre rang.

Peut-être était-ce l'insouciance de la jeunesse qui te rendait plus libre, à cette époque là - ou la rébellion typique de l’adolescence. Mais tu étais alors légèrement moins coincée, et bien plus entreprenante. Te voir toi, au bras de Svea, marcher parmi la classe populaire, est une vision qui appartient bel et bien au passé.

-J’aimerais également voir le nouvel arrivage d’armes… Il parait que les nouveaux modèles sont de toute beauté, en plus d’être de parfaite qualité. Dites-moi, très chère, comment se déroule votre entraînement ? Il me tarde de savoir combien de prétendants vous avez repoussé par la pointe de votre épée !

Et tu lui offris un sourire taquin. Toi aussi, tu avais le droit de la taquiner, après tout.

Rares étaient les personnes qui pouvaient voir le véritable visage d'Almire di Contini sous son masque. Tous tes défauts, toutes tes faiblesses et tes doutes sont cachés sous une épaisse couche de maquillage et de paillettes. Almire était presque une personnalité que tu avais créé avant qu'elle ne devienne vraiment la tienne.
Svea était l'une des seules personnes qui t'avaient vues sans le masque. Ainsi lorsque tu vins jouer la comédie devant elle et lui fit un baise main digne d'un gentleman, tu cèdes à sa prière d'arrêter ton langage fleuri. Après tout, c'est seulement devant elle que tu peux te permettre - et que tu veux - arrêter ces faux semblants. Vous avez toujours trouvé, dans l'authenticité de l'autre, une échappatoire au poids qui pèse sur vos épaules. C'est un peu comme un secret entre vous deux - et tu aimes l'idée de partager quelque chose juste avec elle.

-D'accord, d'accord... Mais avoue que je le fais mieux que les autres courtisants bas de gamme.

Évidemment, tu étais d'un autre niveau : tu avais les manières du parfait gentleman avec le charme féminin naturel. Personne ne pouvait y résister.
Enfin, peut-être justement la personne que tu souhaiterais y voir succomber.

Le bras sous le tien te tire de ta rêverie et, après que ton amie et complice approuve ton idée, vous voulà toutes les deux à vous diriger vers les délicieux cocktails populaires qui feraient pâlir vos familles : cela les rendait d'autant plus savoureux. Chose rare qui plus est : tu t'entendais bien avec le patron des lieux. L'homme, qui n'avait pas l'habitude de servir des clients de la classe haute, était pourtant ravi de vous voir honorer les lieux par votre simple présence. Vous n'aviez pas un traitement spécial pour autant - ce que tu trouvais dommage, car vous le méritiez largement - mais les banalités et plaisanteries que vous échangiez te changeaient des politesses habituelles. Et il fallait bien avouer que, pour une jeune fille d'une bonne famille, tu avais une connaissance de cocktails et un goût pour les alcools forts qui n'étaient pas appréciés dans la noblesse. Ce qui tombait bien, car aucun nobliau ne se trouvait dans ce bar : Svea était justement en train de vérifier les environs.

-Tu sais quoi ? Un jour on devrait privatiser l'endroit. Non encore mieux ! L'acheter ! Je ne me lasse pas de ces ameublements de gout et ces radieux ornements.
-Eh bien, non seulement on vient servir poliment ces demoiselles, mais en plus elles parlent de racheter ma propriété !

Le patron était venu à votre table pour prendre votre commande, un sourcil levé, mais les yeux rieurs, entrant dans la plaisanterie. Tu as un léger rire face à la proposition, et la réaction.

-Cette proposition ne semble guère vous enchanter ! Pourtant, vous avez devant vous des femmes de goût, autant décoratifs que gustatifs.
-Alors dans ce cas vous pouvez me le montrer en commandant !

Tu ne te fais pas prier, commandant, à chaque fois, un cocktail différent, bien que tu aies toujours tes préférés. Mais ce que tu aimais dans cet établissement, c'était la créativité et l'originalité du patron du bar, qui s'échinait à créer régulièrement de nouvelles recettes.
Lorsqu'il partit avec vos commandes, tu embrasses la pièce d'un mouvement de bras, toujours théâtrale.

-Privatiser oui... Ou alors, faire un endroit similaire, mais qui serait rien qu'à nous. Sans les viles odeurs urbaines qui pourraient nous ternir, avec des ornements dignes de dames de notre nom, des saveurs qui nous correspondent, sans nos tuteurs et mentors pour nous retrouver !

Tu entends, derrière, l'homme s'excuser ironiquement de l'odeur trop urbaine de son bar, et cela réussit à t'arracher un sourire.
Pourtant, la perspective d'un tel endroit te fait véritablement envie.
La perspective de partager un peu plus juste avec Svea te fait véritablement envie.

-Évidemment, il faudrait qu'il y ait des roses partout. Et peut-être une piste pour danser...

Tu étais certes spécialisée dans l'art de la guerre, mais cela ne t'empêchait pas de pratiquer un sport montrant ton élégance.
Tu te tournes vers la seule rose présente dans ce bar. Si ce serait votre endroit à toutes les deux, il fallait qu'elle aussi y mette sa patte.

-Et toi, très chère ? Comment te représenterais-tu cet endroit ?

Et partager encore plus de moments, de secrets juste entre vous deux.
Ça te procurait un bonheur que tu ne pouvais expliquer.

Tu prends plaisir à discuter ainsi avec ton amie de toujours, à vous lancer dans des tirades et des fantaisies, à faire savoir à tout le monde que vous aviez le pouvoir de faire de votre imagination, une réalité - ou en tout cas de leur faire croire. Tu prenais plaisir à détruire les barrières, qui t'entouraient constamment, en sa présence. Tu prenais plaisir de passer simplement du temps en sa présence, car Svea, c’est elle qui sait presque tout de toi, c’est celle dont tu sais presque tout. Plus qu’une amie, c’est une femme que tu admires, que tu apprécies, que tu…
Que tu ?
Tu ne sais pas exactement - ou peut-être as-tu peur de savoir. Tu sais que ton sentiment envers elle dépasse celui de l'affection. Tu sais que tu as peur aussi de le nommer.
Alors tu ris simplement, Almire. Tu ris de la plaisanterie ajoutée de Svea, tu ris de bonheur de vous voir sur la même longueur d’onde, de vous voir ensemble. Tu ris, parce que tu te dis que ce bonheur, tu voudrais le voir durer pour toujours.
Mais rien n’est éternel.

Tu t’en rappelles cruellement lorsque la jolie rouge vient tapoter le fauteuil à ses côtés. Tu souris, ignorante de toute l’ironie de la situation : la voilà qui se réjouissait d’une situation qui allait briser ton cœur. Tu ne te doutes de rien, lorsque tu viens prendre place à ses côtés, lorsque tes yeux d’ambre se posent sur ses rubis, lorsque tu te dis que même dans vos yeux, votre échange est d’une parfaite harmonie.

-J'ai 18 ans, ce qui veut dire que je suis censée bientôt me marier. J'ai discuté avec père hier, il m'a annoncé qu'il souhaitait me trouver un homme décent et doux, et que je pourrais même choisir ! J'ai tellement de chance, il ne veut pas me soumettre aux vils obligations politiques. Tu sais que les mariages heureux sont rares, comme eux-même d'ailleurs. Je suis si heureuse !

Tu le vois dans son sourire, dans toute son excitation contenue, que cette nouvelle la rend véritablement heureuse. En tant que meilleure amie, tu devrais toi aussi te réjouir pour elle, tu devrais toi aussi afficher un sourire radieux !
Alors pourquoi, tout ce que tu sens au fond de toi, c’est un abîme géant qui vient dévorer le soleil qui s’y trouvait autrefois ?

-Svea, ma très chère Svea, ma meilleure amie, se marier ! C’est… Je n’arrive même pas à y croire…

En vérité, tu n’arrivais surtout pas à l’accepter.
Pourquoi, Almire ?
Tu sais que c’est le destin qui attend tous les jeunes nobles dès qu’ils atteignent la majorité. Tu sais même que ce n’est pas un choix : c’est un devoir. On vous introduit à une personne, avec qui vous allez devoir partager le restant de vos jours. Une étape que tu as toujours redoutée, que tu t’es résolue à combattre, à refuser. Le fait de n’avoir jamais regardé les garçons comme les autres filles de ton âge t’a particulièrement intriguée. Si tu es femme jalouse, la seule chose sur laquelle tu n’as jamais jalousé tes compères, c‘est de ne pas avoir homme qui viendrait te serrer dans ses bras ou t’entretenir pour le restant de tes jours.
Ainsi, tu avais du mal à comprendre l’enthousiasme de Svea.
Ainsi, tu n’arrivais pas à être heureuse pour elle.

-J’ai vraiment du mal à t’imaginer au bras d’un homme ! Toi, la femme belle, forte et libre que tu es… Il est vrai que les traditions de nos familles nous imposent l’alliance avec un homme dès notre majorité. Une tradition dépassée…

Et ce que tu ne lui disais pas.
C’est que tu avais une haine immense contre le goujat qui osera te voler celle que tu convoitais.

Amis allons, Almire, quel est ce passage à vide ? Revêtir des masques, c’est ta spécialité, dans laquelle tu as toujours excellé. Alors vite, tu masques la colère et le doute dans tes yeux, tu revêtes le maquillage du sourire avenant - charmeur. Tu penches la tête de côté, comme par curiosité - en vérité, tu brûlais de savoir.

-Eh bien, très chère ? Dis-m’en plus ! As-tu déjà des vues sur quelqu’un ? Quel est le genre de garçon qui pourrait me ravir le rôle de future épouse ?

Histoire de savoir quel type d’hommes je dois écraser pour les humilier et te reconquérir.