Il était une fois, non pas l’histoire d’un Gobelin, mais celle d’une petite fille.

D’une petite fille, aux cheveux de feu, à la démarche, hésitante. Comme si sa crinière embrasait son être, ses membres se mouvant, en une fluidité dérangeante, comme des brindilles emportées par le vent. Un rien, pour qu’elle tombe, malgré les bras aimants d’une mère qui la remettait toujours, sur ses petites jambes.

Cette Dame, lui ressemble.

Il perçoit, entre ses paupières mi-closes, ses longs cheveux, son déhanché étrange. Les lippes exsangues, qui lui servent de lèvres, s’étirent faiblement, se crèvent. Sa langue râpeuse, papier de verre, frotte les chairs desséchées, pour en récupérer un peu de sang, un peu de fluide, quelque chose, pour soulager leur sécheresse. Gobelin, à terre, le nez dans la poussière, le séant levé, les jambes frileusement repliées, sous son corps maigre. Ses bras étendus, ses ongles, ses griffes, plantés dans la terre.

L’on observe avec inquiétude, ce corps qui gît au sol.

Crainte viscérale, pour tout ce qui est différent, inquiétudes instinctives, face aux membres faméliques, les articulations saillantes, la peau, d’une pâleur cadavérique. Les épaules voûtées, l’ossature visible malgré le kimono vert qui dissimule aux yeux même les plus curieux, le corps d’une maigreur dérangeante.

Sous les longs cheveux huileux, se devine ce qui doit être un visage ; épinglé de part en part, sur les pommettes saillantes, étiré par le grand nez droit à la hampe tranchante, les oreilles déformées, presque pointues, la bouche entrouverte, comme une blessure qui déchire la chair, de part et d’autre du faciès. Dents cassées, taillées en pointes, offrent à la créature l’allure d’un prédateur. Sous ses paupières lourdes, ses yeux d’un vert détonnant, ne brillent plus d’aucun feu.

A quelques pas de lui, une ombrelle fendue gît et ne lui offre plus aucun abri. Une lanterne verte, accrochée à la hampe, continue de brûler. Les températures aujourd’hui, sont très élevées, trop, pour une créature comme lui. Car il est ! Gobelin. Né des ombres, enfant de nuit, c’est à l’abri des bois humides de Mori, qu’il a vu le jour. Coton, d’une moiteur enveloppante, d’un froid qui endort, rien à voir, avec le soleil ardent qui frappe si durement son crâne.

Est-ce donc, une vulgaire insolation qui va achever le Misérable Gobelin ?

Le soleil l’a transpercé, de ses rayons incisifs. Bien décidé à brûler jusqu’à ses racines, ce Monstre arraché de ses terres. Haletant, Gobelin ravale une salive inexistante, ne ressent que la contraction de son larynx, le frottement rauque des muscles. Un râle s’arrache de ses lèvres, effrayant les badauds, d’ailleurs, personne n’ose réellement l’approcher. Malade ? Mourant ? Certain.es se demandent même, ce qui se traine par terre : l’horreur, face à ce corps qui s’est arraché de terre, d’un mort sorti de sa tombe.
La fille aux cheveux de feu, est-ce elle, qui se penche vers lui ?

Gobelin bat lentement des paupières, le rictus sur ses babines, s’étire davantage. Envoyée de lumière, vient elle, l’achever ? Aucun son, ne franchit ses lèvres, pour la première fois de sa vie, le Gobelin ne produit ni rire ni borborygme, ne se plaint pas et ne supplie pas, n’a pas même la force de faire une grimace (n’en a pas besoin, de toute façon, pour être hideux). Se contente d’un lent battement de paupières, avant que ses yeux ne se referment, que les dernières tensions, ne relâchent ses muscles atrophiés.

Ses entrailles se sont vidées à plusieurs reprises, jusqu’à arriver à là, un cactus a accueilli le peu de repas et d’eau qu’il lui restait, il s’est trop éloigné de son groupe, craignant d’être, malade, de leur transmettre ce qu’il avait, attrapé, ne supportant pas de se montrer, dans cet état. Et voilà qu’il s’est finalement effondré dans cette ruelle, alors qu’il cherchait de quoi se soulager ! L’argent dans sa poche, ne s’y trouve peut-être déjà plus, tout ce qu’il espère, c’est que ça ait servi à des orphelins.

Les pensées emportées, dans un brouillard obscur, la tête de Gobelin dodeline, il est, assoiffé et il rêve, d’eau qui l’asperge, d’eau qui mouille ses lèvres, rêve, ou réalité, il avale de travers et se jette soudain, pour boire ce qu’on accepte de lui donner. Ses mains soudain se sont élancées, griffant peut-être, par maladresse, la main qui veille à l’abreuver, il lape, boit, avale avec une vraie, bestialité, jusqu’à laisser quelques gouttes ruisseler sur son visage, un vertige, le pousse à se rassoir, un haut le cœur, manque de le saisir. Gobelin, penche la tête en arrière, cherche son air, appose sa main mouillée contre ses paupières, le visage coupé en deux, d’un rictus.

_ Ouh Pauvre Gobelin…

Entrouvrant langoureusement une paupière, cherche le visage, de celle qui l’a sauvé…

_ Qui… Qui a aidé… le vulgaire… petit Gobelin ? Une sainte, une sainte, la Dame, la Dame de Feu !

Voilà, qu’il reprend vigueur, et que ses mots s’accompagnent d’un glapissement joyeux, d’un rire qui s’étrangle dans sa gorge desséchée.

_ Gobelin n’est pas mort ! Gobelin est sauvé !

S’écrie-t-il, un effort qui manque bien de le faire tirer au cœur une nouvelle fois, mais il plaque ses mains contre ses lèvres et respire profondément.

_ Ah non, non, Gobelin, on ne vomit pas dans le salon de celle, celle qui t’a sauvé ! C’est pas très poli ! Vilain, vilain Gobelin !

Le soleil s’est déjà hissé haut dans le ciel que Qamar obtient enfin ce qu’elle est venue chercher : dû à une sale maladie ravageant les cultures de ces derniers mois, mettre la main sur des herbes d’Ombre-des-Dunes était devenu tâche presque impossible. Comme son doux nom vous l’indiquera, cette plante poussait principalement à l’ombre des dunes, quand il y faisait très froid. Pour la communauté des physiciens et pratiquants de la médecine à travers tout Elysia, elle était tout particulièrement connue pour être l’un des anti-poisons les plus efficaces du continent.

Autant vous dire qu’il s’agissait d’une herbe absolument indispensable à la cour du Pharaon.

Oh, Qamar avait bien fait descendre plusieurs courtiers en ville, mais tous étaient revenus bredouille : impossible de mettre la main sur un seul brin; que ce soit juste au bas du palais dans les quartiers les plus aisés, ou plus en périphérie, dans des quartiers qui l'étaient beaucoup moins.

Pas le choix, il allait falloir jouer de ses relations. Là voilà donc qui obtient une dérogation du Pharaon en personne pour se rendre en ville à son tour. Elle ne manque pas de changer de tenue : pas de bijoux aujourd’hui, rien qui n’attire l'œil, elle ne portera que des habits quelconque, rapiécés et inconfortables. C’est beaucoup plus prudent, raisonna-t-elle avant d’entamer sa descente par un passage dérobé, pour ne pas qu’on la voit quitter le palais. Elle claudiqua ensuite pendant presque une heure, loin du centre ville, dans un quartier proche de l’entrée Est de la capitale. C’est par ici que transitaient nombre de marchandises apportées par des voyageurs avant d’être acheminées vers les marchés, c’est donc ici que certains vivaient afin de prendre leur part en premier. On dira qu’une partie de la marchandise s’était égarée en chemin, qu’elle avait été dérobée. Évidemment, la pratique était, disons… peu légale, mais ce type de personne avait, en dépit des apparences, amplement les moyens de s’arroger les faveurs des gardes de la ville.

L’homme lui réclama presque quatre fois le prix coutumier d’une Ombre-des-Dunes, un item pourtant pas donné habituellement. “Une maladie soudaine a ravagé la plupart des cultures de la région”, se justifia-t-il. “Forcément, la rareté fait gonfler les prix. Tu sais ce que c’est…”

Quel chameau. Dire qu’elle l’avait soigné après une sale altercation avec des rivaux il y a quelques années de ça, du temps où elle était encore étudiante. Certes, ça lui donnait un bon contact pour obtenir certains ingrédients, mais parfois elle se demandait si ce personnage-là avait réellement mérité cette seconde chance. Heureusement, elle lui avait dit qu’elle n’était qu’un médecin de campagne qui ne passait en ville que de temps en temps pour faire le plein : s’il savait qu’elle était la médecine du harem, nul doute qu’il lui proposerait des prix plus honteux encore !

Sa précieuse poignée bien cachée sous ses vêtements, Qamar s’apprêta à prendre le chemin du retour. Il valait mieux se hâter de rentrer, après tout, les coups partent parfois très vite au harem. Une étincelle, et la cour entière s’embrase. Et puis quelques courtisanes entamaient leur neuvième mois de gestation, ça aussi ça peut vite partir. Peut-être devrait-elle penser à embaucher une assistante…

Elle craignait toutefois que le chemin du retour soit plus long : le soleil semblait particulièrement fort aujourd'hui. Malgré elle, les symptômes d'insolations lui montaient en tête; fatigue, étourdissement, déshydratation, confusion… Heureusement, elle avait de quoi se couvrir la tête, et elle avait emporté de l’eau. Les habitants du royaume du pharaon savaient généralement y faire, les principales populations à risques étaient les seniors, les enfants et les étrangers. Comme cet homme, là-bas, qui venait de passer les portes de la ville.

Elle ne put s’empêcher de s’immobiliser, le regardant tituber faiblement. Il n’atteindra pas le centre ville dans cet état, certainement. Elle ne pouvait pas perdre trop de temps, elle était attendue ailleurs, quelqu’un allait bien s’occuper de lui… !

Mais personne ne réagissait. Connaissant la population des environs, ils devaient certainement attendre qu'il ne perde connaissance pour le dépouiller, l'homme semblait armé, après tout. Puis ils le tireraient à l'ombre, prétendraient l'avoir soigné d'un poison mortel, ou fait détaler les voleurs, pour lui demander une fortune en compensation. Il ne pourrait pas payer, donc il devrait s’endetter… Elle avait entendu parler de ce genre de choses, lorsqu'elle était encore esclave. Et le voilà qui s'effondre maintenant ! ... Argh…!

Qamar s'avançe donc vers lui d'un pas résolu, et sort la gourde dans laquelle elle venait de boire, retenant une grimace de dégoût à l’idée de la partager avec un inconnu : qui sait où il avait traîné ! Il n’avait pas l’air très propre…

« Ouh ! Pauvre Gobelin ! »

On a beau être habitué aux injonctions délirantes de victimes de la chaleur, ça surprend toujours un peu, au début. Enfin, aucune raison d'entrer dans la fantaisie de ce monsieur, lui parler dans cet état ne servirait à rien, il n'en retiendrait pas un mot.

« Qui… Qui a aidé… le vulgaire… petit Gobelin ? Une sainte, une sainte, la Dame, la Dame de Feu ! »

- Une sainte, moi ?" Qamar ne put s'empêcher de rire, un rire qui semblait bien plus innocent que le rictus secret qu'elle avait poussé dans son cœur en entendant ces mots. "Rien de tout cela, mon brave, juste une âme charitable comme tant d'autre autour de nous. Je ne peux tout de même pas vous laisser dans cet état, voilà tout.

Allons bon, voilà qu'il s'agite, maintenant, gigotant et s'égosillant dans tous les sens. Il est vraiment en plein délire ; et malheureusement, ce n’est jamais bon signe après une insolation. Il manque même de vomir, ce qui, vu son état, ne la surprend pas non plus. Il fallait faire redescendre sa température, et vite.

L'ombre n'est pas loin, il y a une petite ruelle à quelques pas de là.

- Vous pouvez marcher quelques mètres ? Vous serez mieux à l'ombre, et vous pourrez me raconter ce qui vous est arrivé. Quel est votre nom ?

Mieux valait attendre qu'il ait récupéré ses esprits, après tout, il ne pouvait pas réellement s'appeler les gobelin, tout de même ! C'était sans doute la fièvre qui parlait. Ensuite elle irait le déposer à une auberge du coin. Peut-être paierait-elle la chambre pour lui, dépendant du personnage.

Ce n'était pourtant pas son genre de faire de la charité, mais étrangement elle sentait qu'elle le devait. Comme si elle lui était… redevable, en un sens. Bizarre, ce n'était qu'un pauvre aventurier imprudent.

Perplexe, elle ne put s'empêcher de remarquer ses vêtements… Ils étaient typiques de Nuhoko, pas de doute. Hmm…

Le sourire de la jeune femme le laisse un instant contemplatif.

Il admire, toutes ces personnes belles : joues de porcelaine dans lesquelles sont scellées deux saphirs, chevelure rubis, cascade, il se doute qu’elle est précieuse, dans la finesse de ses mains, la douceur de cette peau qu’il a effleurée, dans ce rire qui cascade. Son charisme n’échappe pas à la créature, qui, l’espace de quelques secondes, s’imagine sous ses traits, c’est rare mais ça lui arrive parfois, de vouloir ravir les visages de ceux qu’il croise. A moins que son esprit ne soit plus perturbé encore, par l’état dans lequel il se trouve.

A sa demande, la créature bascule lentement la tête d’un côté, puis tente de se redresser. Les mains appuient sur le sol, il relève d’abord le croupion, mauvaise idée, la nausée le fait grimacer, il relève le haut de son torse, agite un instant les bras, porte les mains à sa tête dans un gémissement de douleur. Il titube jusqu’à la ruelle et sa main épouse le mur de pierres. Percevant sa fraicheur, il y appose finalement sa tête dans un soupir, préfère s’accroupir de nouveau, jusqu’à ramener ses jambes contre lui.

_ Gobelin s’appelle…

L’index se lève, se tourne, s’appose songeusement sur la joue, se lève jusqu’au front.

_ Gobelin !

Qu’il affirme dans un grand rictus, qui relie presque une oreille à une autre, jusqu’à ce qu’un son rauque ébranle sa cage thoracique, contractions du larynx, grimace, rire étouffé par les remontées acides et la migraine qui fait papillonner ses paupières. Ses yeux verts, luisant sous les longs cils, dévisagent la jeune femme. La dévorent, d’un feu, que Qamar connaît probablement : celui de la fièvre.

_ Gobelin, Gobelin, Gobelin…

Répète doucement la créature, agitant légèrement ses bras comme pour esquisser une danse, que le reste de son corps ne suit pas, jusqu’à reposer ses mains de part et d’autre du sol.

_ Que fait-il ici, petit Gobelin ? Loin de chez lui, loin de Mori – quand ma-mie est morte, il n’avait plus maison ni foyer, alors Gobelin a voyagé, voyagé de partout, sur toutes les terres, les royaumes et les Duchés…

Qu’il murmure. Ses yeux finalement, cherchent une nouvelle fois un peu d’eau, sans en trouver. Sa main se lève jusqu’à ses lèvres, ses dents effilés mordillent ses doigts, traquant la moindre trace d’humidité, jusqu’à reposer plus fermement son faciès contre la pierre. La langue s’échappe d’entre les babines, effleure légèrement la roche fraiche, pour y traquer une eau depuis longtemps asséchée.

_ Mercenaire, il est, le chef des Lanternes Vertes… Un groupe où toutes… toutes personnes différentes, a sa place…

Il sourit.

_ Les enfants, pas sages, ceux qui ne grandissent pas, ceux qui n’ont pas, ce qu’il faut là où il faut, toutes les personnes, qui n’aiment pas comme on veut qu’ils aiment, qui ne correspondent pas, à ce que la société, exige… Ceux en situation de handicap, ceux qui n’ont pas, une façon de penser qui convient, à ce qu’on attend, ceux qu’on délaisse, ceux qu’on oublie, ceux qu’on rejette, il y a aussi, des grands, des vieux, les petites gens, qui n’ont pas la puissance ou l’argent, qui n’ont pas, assez d’amour ou de tolérance, ceux qui veulent vivre…

Qu’il susurre, ses yeux se levant vers le ciel.

_ Ceux qui veulent, vivre, vivre et être, alors qu’on leur interdit… d’exister…

Ses babines s’étirent en rictus, les mains se lèvent vers le ciel, de ses doigts effilés, Gobelin semble suivre le vol de quelques créatures que seuls ses yeux peuvent voir, prunelles animées de feux follets, de rêves qu’il ne cesse de pourchasser.

_ Un jour, un jour, il y aura une place, dans la société, pour eux, pour moi…

Il pouffe et rabaisse les mains.

_ Une place, chez les Humains, pour un Gobelin.

Ses yeux reviennent sur Qamar, qu’il observe longuement jusqu’à lui sourire, dévoilant ses dents brisées et limées en pointes effilées.

_ Merci, merci d’avoir sauvé Gobelin… Cette sympathie, Gobelin ne l’oubliera pas… Elle sera rendue. Est-ce qu’il reste, un peu d’eau, un peu d’eau à la belle Dame ? Que fait-elle ici ? A-t-elle des courses à faire ? A-t-elle besoin, de quelque chose, elle aussi ?