Le brouillard, pesant et omniprésent était si étouffant, la jeune femme aux cheveux de jais ne voyaient même pas sa main tendue devant elle. Et des cris raisonnaient dans son esprit. Des cris déchirants qui broyaient le coeur, secouaient l'âme jusqu'au tréfonds. Elle aussi, elle avait envie de hurler à plein poumon, l'héritière... Mais rien ne sortait. La bouche ouverte, les joues couvertes de larmes qui avaient cessés depuis des années de sortir, elle s'était effondrée au sol, cherchant désespérément un point d'accroche, une bouée qui lui permettrait de garder pied, de revenir dans cette réalité et de vivre encore quelques jours de plus en supportant toutes les plaies qui suintaient sur son palpitant meurtrit par les abandons successifs. Ils étaient là, tous, à tour de rôle. Son maître, Stolas, Hawke et même Yue-Seong. Toutes ces personnes qu'elle avait tant aimé, pour qui elle aurait donné sa vie qui maintenant, lui tournaient le dos. Il n'y avait qu'une lumière dans le fond, douce et brillante. Cette silhouette grande et gracieuse qui réchauffait un peu son corps glacé.

Un nouveau cri déchirant et un réveil en sursaut, les cheveux collés sur son front par la sueur de ce cauchemar horrible. Hadès s'était réveillé en sursaut en entendant son amie hurler et il tournait lentement la tête vers elle pour la frotter contre sa joue. Styx mit un certain temps à réaliser où elle se trouvait. Pas de murs oppressants, pas de parents, pas de domestiques. Juste le calme de la nature, le coeur et le souffle de sa wyverne inquiète et le silence bienfaiteur de la zone. Elle se leva difficilement et elle s'étira pour chasser les derniers engourdissements de son cauchemar. « Tout va bien, Hadès. » Une légère caresse sur les écailles de son ami et elle attrapa son sac pour manger un peu. Il allait être l'heure de repartir. Et son prochain arrêt serait sans doute nettement moins agréable. Mais, elle n'avait pas le choix, elle avait besoin de celui qu'elle considérait jadis comme un second père, le duc du fief où elle avait fait un arrêt pour la nuit.

L'héritière rangea ses affaires rapidement et après avoir laissé sa monture se nourrir, elle reprit la route en direction de la demeure des Adda. La jeune femme ne savait même pas si l'homme était déjà au courant de sa traversée mais la belle s'en fichait. Elle comptait bien s'imposer et lui demander de l'aide. Puisque monsieur la fuyait ou esquivait la plupart de leurs conversations pourtant si agréables jadis, elle allait la provoquer, celle-là. Et tout le monde savait que la fille Galvani avait un caractère aussi fort que les dragons. Après quelques heures de vol encore, elle fit atterrir Hadès en plein milieu du jardin familiale, tant pis pour eux. Elle sauta prestement au sol et ne laissa pas le temps aux gardes de réagir. Un gros pigeon plein d'écailles et aux griffes acérés, ça les occuperait bien le temps qu'elle franchisse les portes de la demeure familiale. « Je viens demander séance au duc Yue-Seong Adda. Dites-lui que c'est Styx qui veut le voir. Et que ni ma wyverne ni moi ne bougerons tant que je ne lui aurais pas parler. »

Bon, on connaissait plus diplomate comme arrivée mais la jeune femme n'avait ni le temps ni la patience. Elle était en fuite et tout le domaine de Babel serait bientôt au courant, connaissant son père. Et elle devait fuir loin, prier pour que personne ne repère sa trace. La demoiselle vit partir le serviteur à la hâte, visiblement aussi surpris que perdu. Elle s'adossa au mur près de la porte d'entrée et elle attendit. Même si son apparence était calme, son esprit tournait à miles à l'heure. Que dire ? Comment le dire ? Accepterait-il ? Il le devait ! Pourquoi le ferait-il ? Elle se pinça l'arrête du nez et elle souffla pour calmer le flot de ses pensées. Plus question de reculer ou d'attendre. Il fallait avancer. Encore, toujours. Il fallait qu'elle retrouve cette lumière. Ce sourire qui avait été le seul à la troubler autant. Et ce n'était pas un duc qui allait l'en empêcher ! Haut les coeurs ! Enfin, pas trop non plus. Yue-Seong était un homme franchement intimidant quand il s'y mettait.

Le jardinier ne semblait clairement jamais avoir vu une wyverne. Styx pouvait entendre ses genoux claquer entre eux alors qu'il courait chercher le propriétaire des lieux. La jeune femme se laissa à donner une caresse affectueuse à Hadès qui semblait curieux de ce nouvel environnement. Heureusement, il avait mangé avant de venir sinon, il aurait sans doute cherché à croquer l'un des gardes qui n'étaient guère mieux que le jardinier. Cette vision faisait sourire l'héritière. Vraiment, ils étaient amusant chez les Adda. Sa monture n'était pas la plus grande qui puisse exister mais l'animal était fort et d'un rouge flamboyant. Et en plus, il crachait du feu au besoin. Après un regard au gros reptile ailé, la demoiselle s'avança lentement vers l'entrée de la maison. Elle se doutait bien que son entrée lui serait sans doute... Reprochée mais c'était le moyen le plus efficace d'avoir un rendez-vous avec cet homme qui l'évitait depuis quelques années maintenant. Cette personne qu'elle respectait et qu'elle écoutait pourtant.

Elle se rappelait encore courir dans ces jardins, tomber et se relever pour continuer de courir derrière le propriétaire. C'était drôle, il finissait toujours par lui donner une pichenette sur le nez et nettoyer ses genoux amochés. Ce souvenir bien que douloureux, lui arracha un sourire. Depuis quand ne se parlaient-ils plus ? Qu'avait-elle fait exactement ? Styx ne comprenait pas et, au bout d'un moment, elle avait juste laissé tomber. Alors, voir la haute silhouette de l'homme acheva de créer ce trou bien béant dans sa poitrine, trou qui menaçait de tout engloutir encore une fois. Mais, par miracle et grâce à cette éducation qu'elle détestait tant, la belle fugueuse arborait le même air impassible que celui qu'elle était venue voir. Il voulait jouer à ça ? Très bien. Elle allait jouer aussi. Mais alors... Pourquoi cette petite phrase pour Hadès ? Ça fit agrandir légèrement les yeux ambrés de la demoiselle mais elle se fit bien vite à nouveau neutre. « Sois sage. » Léger murmure en direction de la wyverne qui piaffa légèrement et continua ostensiblement de piétiner le magnifique jardin de la maison. Oupsi.

Et ça, par contre, ça fit clairement sourire la demoiselle alors qu'elle suivait la silhouette jadis rassurante et source d’apaisement. Maintenant, il n'était plus qu'un inconnu parmi tant d'autres, au même titre que sa famille. Elle avançait sans le dépasser, sans se mettre à ses côtés. Non, elle se contentait de faire un pas après l'autre, calant sa vitesse sur celle de Yue-Seong. Elle pénétra dans le bureau du duc en silence, le regard vadrouillant partout. Cette pièce, elle n'y était jamais vraiment allée. Surtout depuis que l'homme avait pris du galon dans la hiérarchie de sa famille. Et pour le coup, elle ne l'enviait pas du tout, au contraire. La demoiselle s'installa sur un fauteuil sans prendre plus de temps et elle croisa ses jambes dont celle au dessus bougeait presque automatiquement. Le vouvoiement l'avait fait tiqué mais il ne l'avait pas étonné plus que ça. Ils n'étaient visiblement plus que des étrangers, un abandon de plus qui morcelait un peu plus l'âme déjà bien malmenée de Styx.

Et le moment était venu. De toute façon, elle ne pouvait plus reculer. Elle voulait changer de vie, retrouver cette personne qui réchauffait la pièce juste de sa présence. « Oh, vous vous doutez bien que je suis venue par courtoisie. Il fallait juste ruiner vos fleurs pour que vous acceptiez enfin de me voir. » Styx ne retint pas un ricanement avant de reprendre la parole sans vraiment laisser le temps au duc de répondre. « J'ai besoin de votre aide pour couvrir mes traces. Je ne veux même pas savoir pourquoi vous ne daignez même plus m'adresser la parole ou même juste me voir. Ça vous regarde maintenant, vous et votre conscience. Et je suis certaine que les deux sont en paix. Mais, j'ai quitté la demeure des Galvani dans la nuit et je ne compte pas y revenir. Je sais que mon père fera tout pour me suivre jusqu'au fin fond du monde. » Elle faillit rajouter un petit "vous me devez bien ça" mais les derniers mots moururent dans sa gorge.

Malgré le tumulte qui agitait son âme et son coeur, son regard d'ambre était figé, fixe, froid et dénué de toutes émotions. Elle avait été bien éduquée, la demoiselle. Elle aurait sans doute fait une grande duchesse malgré son emblème qui lui collait à la peau et son refus total de cette cage. Et puis, si Yue-Seong refusait, elle partirait après avoir demandé à Hadès de déposer un engrais tout à fait naturel dans son jardin. Très mâture, mais il valait mieux ça que de laisser la wyverne croquer un garde ou pire, le duc lui-même. « Je ne vous demande pas de mentir ou quoi que ce soit du genre, qu'on soit clair. Je ne vois juste... Personne d'autre pour tenir tête à mon père si jamais il envoie des gens à ma suite. Ce qui arrivera à n'en pas douter. »

Pourquoi ça n'irritait pas outre mesure l'obsession de son interlocuteur à nettoyer une tâche alors que la jeune femme parlait de quelque chose d'important pour elle ? C'était... Comme si elle connaissait déjà la réponse à sa demande. Comme si elle avait pris le parti de se dire que celui qui fut un père pour elle, refuserait juste parce que c'était elle qui demandait. Juste parce qu'il n'y avait plus cette relation si particulière qui avait porté pendant des années la gamine imprévisible et impétueuse qu'elle était. Possible que le deuil soit fait. Possible que non. Elle mourrait envie de balancer le foutu bureau de Yue-Seong par la fenêtre en hurlant que c'était un sombre connard de ne même pas lui avoir donné d'explication, lui aussi. Mais non, elle se tenait là, droite et aussi digne que possible. Oh oui, elle aurait fait une duchesse parfaite. Mais elle ne voulait pas de ça, Styx. Elle n'en avait jamais voulu d'aussi loin qu'elle se souvenait. Alors, cette expression, celle qu'arborait actuellement le propriétaire des lieux, elle la connaissait, affichée sur le visage d'un autre, celui qui aurait du l'encourager, son propre père. Ce mimétisme la fit légèrement plisser des yeux, serrer le pan de son haut jusqu'à en faire blanchir ses jointures. Ils étaient pareils, c'était une erreur de venir, finalement.

La demoiselle leva un peu plus le nez par orgueil, une adolescente ? Possible. Ou peut-être ne l'avait-elle jamais réellement été. Cette petite fille solitaire qui préférait courir dans le désert aride des montagnes plutôt que de rester sagement à l'abris du soleil, elle avait grandie bien vite pour se protéger, pour garder l'essence de son âme intacte. Malgré tout, la tirade acerbe de l'homme lui tira un franc sourire. Avait-elle réellement l'intention d'encore se montrer cynique malgré les circonstances ? Complètement. Surtout devant l'attitude si détestable de celui qui avait compté fut un temps. La jeune femme se redressa sur son siège, sans jamais lâcher de ses yeux d'ambres son interlocuteur. « Pourtant, vous gagneriez quelque chose qui me semble important pour vous, duc Adda. La seule personne capable de détecter vos mensonge envers les Galvani qui s'en va. » C'était bien pour ça, non ? Qu'elle avait été encore abandonnée ? Et malgré le semblant de familiarité repris par le duc, Styx resta formelle. Il avait perdu ça depuis longtemps et même s'il ne s'en souciait pas, elle était purement incapable de se retenir ce petit geste d'affront qu'on ne pouvait pas lui reprocher.

« Ça et le fait de savoir que je ne resterais pas bien gentiment à attendre. Quitte à rentrer, autant le faire en emportant quelques personnes avec moi. » Savait-elle tuer ? Oui. Le voulait-elle ? Non. Le ferait-elle si ça lui permettait de fuir ? Oui. Et ça la hanterait jusqu'aux confins de son âme mais elle le ferait. Et ça, pour peu qu'on ait appris à la connaître, on pouvait aisément le deviner. Ou le supposer. Le frisson qui parcourut son échine lors de l'autre phrase de Yue-Seong lui tira cependant un léger rire. Le duc était loin d'être idiot. Il savait parfaitement qu'elle détecterait ce mensonge aussi facilement qu'elle respirait. Alors pourquoi ? Un test ? Possible. Styx secoua la tête. Si tout était si simple, serait-elle vraiment là, à se faire sermonner comme une gamine qui avait cassé un pot de lait ? Sans doute que non. Depuis quand les liens s'étaient brisés de la sorte ? Depuis quand il n'y avait plus cette lueur de complicité dans ses yeux ? Depuis quand avait-il oublié tout ça ? Gommé en un clin d'oeil comme on récoltait un champs ?

Styx soupira et elle se leva finalement. La jeune femme avait pris cette décision en âme et conscience, elle avait décidé de fuir loin, le plus loin possible quitte à vivre en paria. Et ce ne serait pas le duc qui la ferait changer d'avis même en la ridiculisant de la sorte. « Donc, si je résume, en plus de me mentir, vous me prenez pour une gamine incapable de réfléchir ? Je pensais que vous me connaissiez mieux, duc Adda. Visiblement, je me suis encore trompée sur votre compte. Je ne vais pas abuser plus longtemps de votre relative hospitalité et nous allons partir. » Main sur le pommeau de son épée, la demoiselle se dirigea vers la porte du bureau sans plus regarder Yue-Seong. Elle ferait autrement, elle trouverait. Ce serait juste... Plus difficile. Mais, elle y arriverait.

Étrangement, son coeur la faisait moins souffrir qu'à l'arrivée. Peut-être parce qu'elle était désormais fixée sur la nature de sa relation avec le propriétaire des lieux. Ou peut-être n'était-ce qu'un semblant de calme avant que la tempête ne reprenne ? Peut-être était-ce son éducation qui l'empêchait de flancher ? Ou sa fierté. La main sur la poignée de la porte, elle eut un instant d'hésitation. Non, elle ne pouvait décemment pas dire ça. Pas demander pourquoi. Elle ne voulait pas savoir, elle ne voulait plus savoir les raisons de tous ces abandons. Pour obtenir quoi ? Un mensonge de plus ? Et la lumière qui attirait Styx comme un papillon de nuit, allait-elle aussi finir par l'abandonner ? C'était sans doute ce qui effrayait le plus la demoiselle aux cheveux noirs. Cette possibilité que tout ça soit vain. Au moins, elle aurait la liberté de devenir qui elle voulait. Tout sauf cette cage bien trop petite. « J'espère que tes enfants ne connaitront pas ce visage là, Yue-Seong. » Parce que bordel, il faisait mal quand même.

Parfois, les relents du passé revenait hanter la jeune femme, comme deux petites flammes minuscules qui lui rappelaient certains souvenirs. Lorsqu'elle voulait réchauffer son âme en touchant l'une de ces sources de lumières, tout s'évaporait pour redevenir si sombre, si terne. Il n'y avait plus de danse, plus de chant, juste le noir qui englobait tout, serrait sa gorge et comprimait son coeur. Alors, la main serrée sur cette poignée de porte, l'héritière mourrait d'envie de rajouter tout ce qu'elle pouvait ressentir, toute cette amertume, ce sentiment de n'être rien pour ceux qu'elle chérissait. Mais, elle ne le faisait pas. Elle ne pouvait pas. Les mots mourraient dans le fond de sa gorge, ne créant que frustration et mépris pour ses propres ressentis. Styx aurait dû ouvrir cette porte et partir sans rien dire. Elle aurait pu. Et pourtant. Espérait-elle une réaction de Yu-Seong ? Certainement. Et, elle sentit que ces quelques mots touchèrent au moins un peu l’inébranlable duc. Cependant, la brune restait figée, incapable de se retourner pour voir le fruit de sa petite bombe.

Attendre ? Attendre quoi ? De se faire encore insultée ? De se faire traiter de gamine une autre fois. Ça tira un sourire en coin à l'héritière qui leva le nez pour regarder un instant le plafond richement décoré. Avait-elle encore envie de l'écouter ? De juste le croire ? Elle prit le temps d'inspirer profondément avant de tourner la tête vers l'homme qui n'avait pas bougé d'un pouce. « On grandit plus vite quand on apprend qu'on ne peut compter sur personne d'autre que soi. » Ses yeux ambrés fixaient le duc, sa voix était froide, polaire malgré son tempérament de feu. Il n'était plus temps de faire semblant de tenir à elle, Yu-Seong. Elle n'était plus cette petite fille crédule et en mal d'amour paternel. La jeune femme avait fait une croix sur cette possibilité depuis un moment. Depuis qu'elle ne pouvait plus voir que l'ombre de celui qu'elle avait désigné comme substitue. Alors, elle finit par lâcher cette foutue poignée pour croiser les bras, adossée au bois vernis.

Il était hors de question de revenir dans le siège comme un bon chien. Aucun sourire, aucune expression ne passait sur son visage légèrement pâle. Tout était intérieur comme la digne héritière qu'elle aurait du être si elle l'avait voulu. Pauvres enfants Adda. Quelque part, elle éprouvait de la peine pour eux devant cet homme qui, en effet, serait prêt à tout pour ramener ses poussins auprès de maman poule. Elle eut un léger ricanement. « C'est ton ego qui parle, pas ton amour paternel. » Cela dit, c'était la seule raison qui pousserait son propre père à rechercher dans tout le pays sa première née, même s'il ne lui accordait aucune attention. Elle regarda la main du duc qui s'étirait pour désigner son fauteuil mais la jeune femme, toujours aussi têtue et fière, ne bougea pas d'un pouce, adossée à ce seul moyen de s'échapper au besoin. C'était de la pure contradiction et le duc devait bien le deviner.

La jeune femme attendit patiemment la fin de la tirade du vieux duc, on ne coupait pas la parole aux plus âgés. Et surtout, ça lui permettait de tenter de mieux cerner l'homme qui n'était plus qu'une simple connaissance pour elle. L'héritière eut un sourire désabusé. Elle savait que Yu-Seong ne mentait pas, aucun frémissement, aucune nausée. Mais... Elle savait aussi qu'il choisissait avec soin ses mots pour occulter une partie de la vérité. Pas besoin de ce foutu emblème pour savoir ça. Il suffisait juste de connaître un minimum la politique. Et ça tombait bien, ça faisait partie de son éducation de future duchesse. « Je ne te déteste pas. Je ne t'ai jamais détesté et c'est sans doute le pire. » C'était sans doute ce qui l'empêchait de totalement se détacher du duc, ce qui l'emprisonnait dans un texte qui n'avait plus de point et de nouvelles pages. Pourtant, elle sentait le deuil se faire petit à petit. Venir ici avait finalement permis à son esprit d'accepter. D'entendre enfin que rien ne redeviendrait comme avant. Et qu'il était temps de faire avec. « Je ne suis pas certaine d'avoir fait le bon choix. Tu restes cependant, celui le plus à même de m'aider dans le coin, je suis réaliste même si vous me pensez immature, duc Adda. » La distance redevenait salutaire. Il fallait mettre ce point final. Arracher le pansement d'un coup sec.

« Je ne reviendrais pas. Jamais. Pas tant qu'ils seront en vie ou que le nouvel héritier ne sera pas officiellement désigné. Je sais déjà où aller. » Enfin, elle savait et elle espérait fort que la personne sur qui elle comptait, accepterait de l'héberger moyennant service de protection et soutient moral. Styx était vraiment partie sur un coup de tête. Son sac d'urgence était prêt depuis des années mais le départ d'Hawke avait finit par la faire définitivement basculer. Non, elle ne comptait pas dire qu'elle allait carrément voler jusqu'au palais de l'impératrice. Ça, il n'avait pas besoin de le savoir. Personne ne devait le savoir. C'était son projet secret, retrouver le sourire de la jeune femme. « Ce sera assez loin pour que personne ne me connaisse. Quel est votre plan ? Et surtout, que demanderez-vous en échange ? Je sais que rien n'est gratuit avec vous. Et je me réserve le droit de refuser si le prix me semble trop élevé, duc Adda. »

Après encore quelques secondes, la jeune femme revint finalement s'asseoir sur le fauteuil désigné par son ancien père de substitution. La discussion risquait de s'éterniser et les heures passées à dos de wyverne lui donneraient suffisamment mal au cul pour qu'elle profite du confort d'un siège digne de ce nom. Elle posa sa tête dans sa main pour regarder le duc. Tout ça s'annonçait long et elle avait comme l'impression qu'il lui faudrait négocier pour parvenir à obtenir à moindre frais ce dont elle avait besoin.

Malgré les souvenirs qui arrivaient dans son esprit, la jeune femme aux cheveux noirs n'arrivaient pas à faire abstraction de la cassure, de ce faussée qui s'était élargit au fil des années entre Yuyu et elle. Ça faisait des mois qu'elle n'avait pas vu cette substitution paternelle et pourtant, les voilà face à face, dans un pseudo défis d'ego pour savoir s'il serait souhaitable ou non d'aider l'autre. C'était étrange. Elle avait beau avoir répéter plusieurs fois et depuis de longues années qu'il était hors de question de finir sa vie en tant que Duchesse, son hôte ne semblait toujours pas croire qu'elle était sérieuse. L'avait-il toujours prise pour une adolescente trop gâtée ? Elle qui passait son temps à fuir, à dormir dehors sous les étoiles, réchauffée par le corps de la wyverne, elle qui arrivait à battre en duel la plupart des guerriers de sa famille. Elle qui se jetait toujours corps et âme dans de nouvelles lubies pour oublier cette cage beaucoup trop petite et terme qu'on lui imposait depuis sa naissance.

Cependant, malgré les remarques plus qu'acerbes de Styx, le duc restait froid, affichant le masque de circonstance. Et il y avait une petite part d'admiration de l'héritière à ce sujet, elle si volcanique parfois, si prompt à casser des nez. Elle aurait aimé avoir la prestance et le sens du devoir du Adda en face d'elle. Ça lui aurait évité bien des situations. Mais la vie en avait décidé autrement. Alors, pourquoi s'attarder dessus ? Pourquoi fixer au point de presque loucher cette barbe trop bien taillée, ce costume trop bien repassé, cet endroit trop parfait ? Non, ce n'était pas pour elle, cette demoiselle qui arborait une tenue usée, les cheveux mal coiffés et le regard aussi vif, dévorant que les flammes. «Juste un prix d'ami ? Je pensais que tu m'estimais encore assez pour me faire un prix familiale. » Petit sourire en coin sur le visage, la jeune femme ne pouvait décidément pas retenir ses pics. Il l'avait déçu et malheureusement pour eux deux, elle avait besoin de lui. Sans compter que le duc avait beaucoup à y gagner, de la disparition de cet emblème si problématique pour lui.

Les solutions proposées par son ancien mentor.... Ne la surprenaient pas. En vérité, elle avait pensé à la même chose. C'était la seule option valable pour avoir un semblant de tranquillité. Elle croisa à nouveau les jambes, le cerveau en ébullition. Une inconnue méritait-elle de se sacrifier pour la paix que Styx espérait au point de filer en douce comme une délinquante ? Les autres avaient-ils réellement à payer pour des choix qui n'en étaient pas vraiment ? Elle pinça un peu l'arrête de son nez en poussant un léger soupire. Tuer pour se défendre était une chose, tuer par sang froid en était une autre. Et il le savait parfaitement. La jeune femme se cala un peu mieux dans son siège avant de finalement répondre. « Tu penses trouver quelqu'un qui me ressemble suffisamment pour donner le change ? Il y a plusieurs marques spécifiques sur mon corps qui permettrait de me reconnaître à coup sûr. Dont un tatouage qui est plutôt voyant. »

En cet instant, le visage de l'impératrice s'imposa dans son esprit. Pourrait-elle réellement la regarder en face en sachant qu'au mieux, elle avait fait tué quelqu'un pour sa liberté, au pire qu'elle aurait retiré la vie de cette personne, elle-même ? Les yeux ambrés de Styx s'assombrirent et elle poussa un nouveau soupire. Non, c'était une mauvaise idée. La jeune femme avait encore un tant soit peu d'amour propre pour ne pas accepter ce genre de chose, quitte à être poursuivie toute sa vie par un père un peu trop lourd. « Non, laisse tomber. Je voudrais juste que tu le retardes un peu. Je me débrouillerais autrement, inutile de sacrifier quelqu'un pour moi. » Et surtout, de sacrifier son âme à elle. La demoiselle n'était pas comme lui, ni comme son père à penser que la fin justifie les moyens. Elle refusait d'avoir du sang sur les mains.

Ce serait plus délicat et plus problématique mais, la jeune dompteuse de wyverne savait qu'elle ne pourrait pas se regarder dans une glace si elle suivait le plan du duc Adda. Et elle ne pourrait pas non plus regarder Eun-Ji dans les yeux. C'était impossible pour elle. Et puis... Il y avait une problématique qui occupait aussi une partie de son esprit. Que lui demanderait-il en retour ? Et s'il découvrait que Styx allait voir l'impératrice, que demanderait-il à celle-ci ? Non. Hors de question. Elle ne voulait pas risquer de compromettre la position de son amie même si ça devait lui coûter la vie. Impossible. Elle leva un peu le visage, observant un instant le duc avant de sourire un peu. « Tu m'as bien appris que les informations étaient la meilleure sécurité du monde, non ? Je ne te demande pas grand chose, Yuyu. Brouilles les pistes, induis les vers l'opposé de là où je vais et je me débrouillerais ensuite. En échange, je te donne quelques secrets des Galvani. »

Cet homme était vraiment terrible pour convaincre les gens. Styx savait pourquoi il était un duc aussi doué. C'était dans ses veines, dans son sang. Et elle l'admirait beaucoup pour ça malgré les divergences et l'abandon de l'homme. Elle se disait souvent que son père aurait dû prendre exemple sur lui pour diriger les terres Galvani et les mener à bien. Mais là, la jeune femme avait surtout envie de partir loin et pour se faire, elle avait osé demander de l'aide à ce personnage qui pouvait très bien la mener à sa perte. C'était un complet coup de poker, Styx le savait parfaitement. Mais, il lui fallait du temps pour rejoindre l'impératrice sans avoir forcément aux trousses tous les soldats de son cher papa. Alors la voilà, assise devant le bureau froid et aussi austère que le duc. À réfléchir si oui ou non, sa vie valait le coup d'en sacrifier une autre pour faire croire à sa mort. La réponse semblait évidente et en même temps non. Elle ne pouvait pas se permettre de mettre en porte-à-faux Eun-Ji si un jour, Yu-Seong apprenait que c'était chez elle que l'héritière avait filé.

« Donc, vous allez prendre un cadavre plus ou moins ressemblant, pour le grimer et le mutiler afin de faire croire à mon père que je ne suis plus de ce monde ? C'est bien le résumé de ce que mon cher Duc Adda propose ? » Elle eut un léger sourire, un peu fade. Cette idée ne lui plaisait décidément pas. Elle ne voulait pas entraîner des morts sur sa fuite sauf si sa vie était en jeu. Et ce n'était pas le cas, à cet instant. La jeune femme faisait assez confiance à l'impératrice pour entamer des pourparlers par la voie diplomatique afin de dissuader son père de la reprendre. Qui de mieux qu'elle pour ça ? Malgré tout ce qu'elle pouvait dire, malgré le rejet en bloc de son héritage et de son titre, Styx avait eu l'éducation qui allait de paire avec cet avenir tout tracé qu'elle tentait de briser. Alors, elle avait appris à aimer, à se soucier de ces gens qui comptaient sur la famille Galvani pour les protéger. Alors... Les sacrifier pour ce qui pouvait sembler à un caprice pour certains ? Non. Même... Même après les paroles douces et si justes du duc.

Elle l'écoutait sans chercher à interrompre l'homme. Il lui avait toujours semblé intelligent et maintenant plus que jamais. Perfide aussi. Et c'était un duo très problématique et en même temps, essentiel lorsqu'on avait un poste comme le sien, une famille à tenir comme la sienne. La jeune héritière eut un léger soupire. Elle se disait qu'il n'avait pas tord, que cet homme qu'elle haïssait encore plus que son titre, la poursuivrait contre vents et marées juste par fierté. Juste parce que le duc Galvani refusait de comprendre que la vie qu'il destinait à sa fille aînée n'était pas celle qu'elle devait avoir, qu'elle ne le supporterait pas. Alors, c'était terriblement tentant surtout si... Cette personne était condamnée d'avance. « Que voudras-tu en échange ? Qu'est-ce que tu me demanderas ? Sachant que je risque de ne plus jamais te recroiser, je pense que tu en as conscience. »

Mais quelle idée d'être venue ? Yu-Seong était décidément bien trop fort et le pire... C'était sans doute qu'il ne mentait pas. Mais en même temps, que dirait l'impératrice si elle apprenait ça ? Enfin, quand elle l'apprendrait ? Parce que Styx ne comptait pas lui mentir. De toute façon, elle ne mentait pas. Les autres le faisaient suffisamment, surtout un certain duc assis bien dignement en face d'elle. Et dont le remord ne semblait pas du tout l'étouffer. Mais en même temps... Ce serait plus simple. Le reste des enfants prendraient sa place et ils l'oublieraient vite. D'un battement d'aile. Un nouveau soupire passa ses lèvres. Elle se redressa légèrement pour se donner une relative contenance. « Une criminelle alors. Et déjà condamnée. Je ne veux pas que tu tues quelqu'un d'innocent pour moi. Je préfère encore partir et me débrouiller par moi-même. » Pourquoi sentait-elle le plan cul arriver à grand pas ?

Se détendre... Il en avait de bonnes, le duc. Styx vivait dans un déferlement d'adrénaline et d'impatience depuis qu'elle était partie de chez ses parents, au beau milieu de la nuit. Ils devaient maintenant être au courant de son départ imprévu et devaient penser qu'il s'agissait encore d'une lubie idiote de leur première née dans le but de se soustraire à ses leçons. Mais bientôt, les Galvani sauraient qu'elle ne reviendrait pas. Qu'elle ne reviendrait plus. Plus jamais. Et, de cette feuille blanche tendue par celui qui autrefois ressemblait plus à un père que le sien, la demoiselle savait que ça mettrait un point final à l'héritière qu'elle représentait. Elle prit le crayon entre ses doigts calleux avant de commencer à dessiner le tatouage qui ornait son dos. Elle avait pris bien soin de ne pas répondre immédiatement aux autres paroles du duc, elle avait besoin de recentrer ses pensées et de choisir ses mots. Il s'agissait des termes d'un contrat passé avec le diable, il fallait être précis, concis et se préparer à toutes les éventualités.

Finalement, tout en dessinant, elle reprit la parole d'une voix plus calme, posée. Il lui était purement incapable de renier qu'elle était faite pour devenir duchesse malgré le fait qu'elle ne voulait pas de ce poids sur ses épaules. « Une réputation à préserver ? Celle de l'homme qui est tellement assoiffé de pouvoir qu'il préfère chasser un détecteur de mensonge que de continuer à la protéger ? C'est particulier, en effet. » Styx aurait voulu même remplacer le mot protéger par aimer mais... Mais si cet homme à la barbichette digne d'une chèvre était là devant elle à lui proposer cet arrangement plutôt que de la dénoncer, c'était aussi par amour pour elle. La première née se rappelait bien de toutes ces journées où il lui avait montré des tas de livres sur bien des choses, répondu à ses inlassables questions avant de lui présenter ses enfants. De la laisser jouer avec eux, de couver Sun avec un oeil un peu trop protecteur pour finalement s'éloigner et la laisser dans un océan de solitude et de désespoir.

Elle termina finalement son dessin, c'était plutôt très ressemblant, pour le coup. La jeune femme commença ensuite à griffonner son emblème qui trônait depuis toujours à l'intérieur de sa cuisse droite. « Tu sais, je me suis toujours demandée pourquoi toi aussi, tu étais parti. Je te fais peur, pas vrai ? À cause de ça. » Elle montra d'un coup de menton ce qu'elle était en train de crayonner. C'était simple, on aurait pu croire à une bouche barrée, tatouage encré dans sa peau depuis sa naissance voir même avant. La honte de la famille. Heureusement, il était assez caché pour qu'elle puisse préserver cette partie de sa vie sans trop de problème. Si on oubliait le fameux frisson qui parcourait son échine quand elle entendait un mensonge. Elle finit par dessiner également une ou deux cicatrices connues de sa famille avant de poser le crayon et de lever ses yeux ambrés sur Yu-Seong. « Si on se revoit, j'espère que tu ne mentiras pas. » Parce que là, elle ne garderait pas pour elle sa capacité. La jeune femme comptait bien aider Eun-Ji avec tous ses talents. même ceux qui étaient aussi honteux que ça. « Pour les vêtements, ils sont sur Hadès. Si ton jardinier n'a pas fait son quatre heures. »

La réputation de gentil duc adoré par son peuple... Cette phrase fit sourire la jeune femme en fuite. Même si elle en voulait beaucoup à l'homme assis en face d'elle, elle ne pouvait pas s'empêcher de l'aimer encore comme le vrai père qu'elle aurait aimé avoir. Malgré les apparences et son ton acerbe, elle ne parvenait pas vraiment à le détester, ce n'était qu'un voile d'illusion mené tambour battant par son cerveau pour protéger son coeur déjà bien trop souvent abandonné dans sa jeune vie. Alors, forcément, elle lui faisait confiance. Styx n'aurait sans doute pas dû accepter son marché, elle aurait sans doute pu faire autrement, différemment mais, des deux dans la pièce, Yu-Seong était celui qui connaissait le mieux la politique, le plus intelligent pour lui donner au moins un court moment de paix, le temps de rejoindre l'impératrice et de se sentir enfin en sécurité.

Alors, le compliment sur le dessin lui laissa échapper un rire mi sarcastique mi amusée. Comme si c'était le moment pour ça. Comme s'il ne savait pas déjà ça ? Le duc Galvani avait tout donné pour que l'éducation de son aînée soit parfaite et il avait lamentablement échoué parce qu'il y avait un point que jamais il n'avait pu contrôler. Sa fille. Après tout, Styx n'était pas de ces gens à se laisser modeler par les aînés, dictée dans un rôle qui jamais ne devait être sien. Elle portait l'emblème, elle avait soif de liberté et elle avait le coeur gonflé d'un amour pour une personne si loin, hors de question de rester gentiment cloîtrée dans les murs de la demeure familiale. Elle se leva rapidement de son siège pour ajuster par réflexe sa tenue et hocher la tête. Les désagréments... Comme si elle n'avait pris qu'une seule tenue, de toute façon... Franchement, Yu-Seong, il faudrait songer à préparer tes bagages au moins une fois dans ta vie...

« J'espère vraiment que ce sera plus convaincant. » Là, c'était plutôt un gloussement qui s'échappa de ses lèvres fines, le regard ambré reconnaissant tout en préservant une certaine froideur. Elle n'oublierait pas, c'était sûr mais elle aurait presque envie de le remercier d'un câlin. À la place, elle se dirigea vers la porte, attendant qu'elle s'ouvre... Ce qui n'était pas le cas. Un problème ? Un non dit à éclairer ? Non. Juste un père de substitution dont le sourire toucha franchement la demoiselle. Elle hocha la tête pour toute réponse. Elle avait toujours été prête. C'était l'accomplissement, l'aboutissement de sa vie. Alors, Styx s'engouffra dans le couloir pour retrouver sa wyverne qui attendait sagement et sans manger personne. Elle semblait sentir une fleur du jardin du duc. La demoiselle attrapa son sac pour en sortir des vêtements qu'elle tendit à Yu-Seong. La belle hésita mais finalement, elle embrassa la joue de son hôte avant de grimper rapidement sur le dos de l'animal, ça sonnait le départ. « Prends soin de toi. » Et elle décolla finalement sans plus de cérémonie en direction du duché Galvani avant de faire demi-tour une fois hors de vue. Direction la demeure d'Eun-Ji maintenant.