La nuit est tombée depuis quelques heures déjà.

Le ciel obscur n'a laissé aucune miette d'étoiles ; la lune se dissolve, sous l'assaut de sa salive céleste. Il n'en reste, qu'un morceau humide, qu'un faible éclat, incapable de repousser les ombres.

La nuit, n'a toujours fait qu'une bouchée des Hommes et des Astres.

Combien de siens, a-t-il perdu ? Bien qu'il soit créature de ténèbres, sa peau reste hérissée de poils dressés, il reste aux aguets. Il n'est qu'une silhouette désincarnée : longs, très longs membres, recouverts d'un linceul blafard, il se faufile sans un son, pas même celui de sa respiration. S'hissant sur les rochers, disparaissant au travers des buissons, sa tête émerge d'un fossé.

Une lumière a attiré son regard - et une odeur l'a arraché du bois dans lequel il s'était abrité.

Une casserole bouillonne sagement, au-dessus d'un feu. Il ne semble y avoir personne, pour la surveiller - bien que Gobelin ne soit pas assez stupide pour croire que le potage ou le ragoût ont été tout simplement abandonnés. Dans un chuintement, séries de petits borborygmes et coassements, sa tête brinquebale de gauche à droite, pour surveiller les environs, s'interroger sur le bienfondé de sa décision.

Un mouvement. Dans un bruissement, émergent des hautes herbes, araignées immaculées étirant leurs pattes, mains osseuses, aux griffes acérées. Elles se nouent autour d'une racine et d'un geste souple, le monstre s'arrache, du fossé dans lequel il s'était réfugié.

Le vivant, si mort, se tient sur ses genoux, se dresse une nouvelle fois. Cette fois, la lumière du feu, se reflète au fond des pupilles. Feux follets, les flammes perdent toutes leur chaleur : au sein des pupilles noires, cernées d'eaux saumâtres, il ne reste qu'une étincelle lugubre, flottante, sur la surface de verre, des yeux morts.

Placés au sein d'orbites, taillés au couteau, les pupilles s'attardent sur le repas. La tête s'incline vers l'avant, dans un geste brusque, comme si quelques tendons, viennent soudain de lâcher prise. Les longs cheveux noirs, huileux, retombent comme un voile funeste, sur le faciès difforme ; seul un très long et maigre nez, à l'arrête osseuse visible, fend ce rideau. L'articulation a déjà été tordue, le nez brisé et jamais, remis.

Déchirure, au sein de ce masque mortuaire, lippes exsangues entrouvertes sur un rictus, dévoilant les dents taillées en pointes, où s'extirpe un énorme ver, la langue pâle qui glisse le long des babines.

La créature s'approche. Les gestes sont lents, et pourtant, c'est avec une inquiétante rapidité qu'il réduit la distance entre lui et sa proie. Sans quitter le sol, il rampe et sautille parfois, marche à 4 pattes et marque un arrêt, jusqu'à ce qu'enfin, la lumière laisse apercevoir l'épais kimono vert qui le recouvre. Les membres faméliques, souillés de terre. Les oreilles taillées en pointe, où ont été glissés quelques anneaux, semblant d'humanité.

La créature produit un doux gloussement, tend la main pour se saisir de la cuillère, agite le contenu. L'aspect et l'odeur, ne le dérangent pas : il remplit la louche, l'approche de son nez avatnt d'y tremper la langue, puis en prendre une gorgée. Solide, liquide, un peu des deux, peut-être est-ce même visqueux, mais il ne s'y attarde pas. La première gorgée est goulue, avant qu'il n'essuie sa bouche d'un revers de manche, nouvelle oeillade, puis une nouvelle cuillère.

Un bruit.

La créature se recule, avec une vivacité serpentine, il a soudain fait volte-face, s'est hissé sur la branche d'un arbre. Dans sa main, non, entre ses lèvres, la cuillère qu'il n'a pas lâché : elle pend, entre ses babines, de la langue, il la fait aller et venir, s'improvise horloge, comme pour mesurer les secondes, avant que l'inconnu ne soit visible.

_ Ne faites pas de mal à Gobelin ! Il a seulement faim !

Glapit le monstre, unissant ses mains devant lui, dans un geste de prière.

Accroupi sur sa branche, ses orteils refermés autour de l'écorce, la créature a tout d'une gargouille, la lumière et l'ombre accentuant les traits, difformes, l'ossature tordue, d'arcades sourcilières prononcées, de joues creusées, du grand nez et du rictus, qui s'étire presque jusqu'aux oreilles.

L'homme a peut-être entendu parler du Gobelin. Mercenaire, saltimbanque, vu parfois, comme un truand ou un sauveur, comme un monstre, issu du cauchemar des plus fervents - qui voient en lui, enfant, de la Calamité, progéniture maudite, qui hante les bois de Mori.

L'inquiétude grandissante du jeune homme n'est pas sans incidences sur le Gobelin.

Qu'il y avait-il donc dans la mixture ? La crainte d'avoir ingéré de la mort aux rats ou tout autre produit visant à éliminer la vermine, le laisse un instant sidéré. Sur ses papilles, la pâte visqueuse diffuse de puissants arômes, méconnaissables, mais insuffisants pour décourager la créature. Si affamée, qu'elle a déjà dévoré tout ce que l'éthique et la moralité interdisent même d'écrire, mais que seul le désespoir peut pousser à engloutir. Lécher les pierres pour en récolter la terre, mordiller les racines, se ronger les doigts et les carcasses, quitte à en être malade, Gobelin ne compte pas toutes les fois, où ses repas sont sortis.

Le monstre récupère la cuillère entre ses doigts, sans pour autant l'arracher de sa bouche, hésitant à l'enfoncer davantage pour se faire vomir - s'il connaît bien un seul moyen de se préserver du poison, c'est celui-là ! Mais heureusement, l’homme le rassure, il s'agit bien d'un repas et non pas de mort aux rats. Se relâchent les épaules osseuses, la tête bascule sur le côté une nouvelle fois. Ses longues mains se refermant sur la branche, ses pieds enroulant leurs orteils autour de l'écorce, la créature marche comme un singe pour suivre les gestes de l'homme du regard.

Sous les paupières, luisent les yeux verts, emplis d'une curiosité prédatrice : pupilles sournoises, glacées, lovées sous les longs cils, alors que les dents taillées en pointe, rongent le bois de la cuillère. Comme pour s'y faire les crocs ou s'exhorter à la patience, pourléchant la surface de sa langue râpeuse, la bave dégoulinant un peu au coin de ses babines sans qu'il ne prenne le temps de l'essuyer, Gobelin est affamé. Tout l'argent donné, pour rassasier les enfants, c'est une période un peu creuse, pour le mercenaire, il ne sait pas, que le cuisinier est celui qui s'est chargé des contrats ici, ne laissant que quelques miettes, seulement suffisantes pour nourrir les plus petits. Mais n'est-ce point là, le plus important ?

Bruits de gorge et coassements accompagnent les secondes qui défilent, alors que Gobelin prend son mal en patience, essaye d'ignorer les protestations de son estomac - est-ce la faim ou le plat si immonde, que ses organes menacent de se retourner ? Pour l'instant, il est encore trop tôt pour le dire.

_ Pourquoi si peu partagent donc votre repas ?

Demande Gobelin, la bouche pleine par la cuillère qu'il n'a toujours pas lâchée. La créature s'installe accroupie comme une gargouille, les genoux relevés jusqu'à ses épaules, les bras branlants entre ses jambes écartées, se tenant en équilibre sur son appui. Pupilles luisantes, dans l'obscurité, où dansent les flammes du feu de bois, les reflets sont dénués de chaleur, il n'y a que le vide au fond des prunelles si sombres.

_ Et en ce cas, pourquoi avez vous toujours, plusieurs bols et couverts ?

Le voyant servir le ragoût et constatant que l'homme remplit sa propre assiette, invitent Gobelin à mettre un instant sa méfiance de côté. Se tenant toujours avec les mains, d'un coup de reins, Gobelin descend les jambes, se retrouve suspendu à la force des poignets, quelques secondes, avant de se laisser tomber. Retombant sur ses getas, puis à 4 pattes, Gobelin s'approche comme un animal sauvage. La cuillère toujours logée dans sa gueule, les mains viennent s'accrocher aux pierres ou à la terre, le croupion suit, ventre à terre, dans une attitude soumise, Gobelin se ravit du bol. Dans un glapissement couplé d'un rire, la créature se rétracte dans les ténèbres, réapparaît un peu plus loin. Grimpant sur une roche, un peu en hauteur, s'installe en tailleurs et attend que l'inconnu prenne une bouchée de son plat, avant de l'imiter à son tour. La cuillère en bois est à présent dans sa main, il la fait tournoyer entre ses doigts tout en remuant légèrement la tête, les joues pleines.

_ Oh !

Face au titre honorifique de l'homme plus si inconnu, les yeux de Gobelin s'écarquillent ; les babines se retroussent, dans un rictus, alors qu'il applaudit à deux reprises. Le faciès déchiré par les lippes étirées, les yeux plissés d'une joie brutale et malicieuse, la créature se penche vers l'avant, tient son bol d'une main, la cuillère de l'autre, levant le tout tout en offrant sa nuque, pour salut.

_ Mikazuki Akasura, enchanté, enchanté ! N'êtes vous point, l'artiste des rues, l'acteur itinérant, le musicien ? En plus d'offrir un repas des plus délicieux au vulgaire Gobelin, offrirez vous une de vos prestations à votre humble, humble serviteur ? Serviteur car Gobelin, lavera ce soir vos ustensiles, pour vous remercier de votre générosité ! Et même vos pieds si vous le désirez ! Mais pas plus, car le corps, est un temple sacré et qu'il n'y a décidément, pas assez, pas assez d'intimité pour en faire davantage…

Roucoule Gobelin, malicieux et provocateur à son habitude ; pourtant, c'est avec sincérité qu'il désire le voir à l'oeuvre ! D'ailleurs, Gobelin saute de son appui et finalement, s'approche debout de l'homme jusqu'à se rassoir à proximité. S'inclinant vers lui, sur le ton de la connivence, prenant une nouvelle cuillère pour la glisser entre ses babines exsangues et décharnées.

_ L'on dit de vous ! Que vous faites de magnifiques spectacles et de beaux gestes de charité. Que votre voix, gazouille comme celle des oiseaux, que votre seul sourire, fait fleurir la lumière et que le mal trépasse sous vos pas ! Que vous évincez, brigands et malotrus et semez la joie ! Ne faites pas de mal, au Gobelin si pauvre et si sale, au misérable, il n'a pas la meilleure des réputations, mais il admire sincèrement votre travail ! Qu'il est rare, de voir des Hommes capables de faire le bien, capables d'aimer et protéger leurs prochains, combien même sont-ils, vilains ou sans argents… Il n'y a rien de mieux, que le théâtre et la musique, se réfugier, dans un tout autre monde que celui là, montrerez vous à Gobelin, vos talents ? Mais peut-être est-ce abuser, de votre sympathie…

Gobelin a les yeux brillants.

Comme tous ces enfants, qui applaudissent probablement Mikazuki.

Le monstre, a encore l'humanité et l'innocence suffisantes, pour s'émerveiller. Le plat ne semble pas le déranger, alors qu'à chaque nouvelle bouchée, un soupir soulagé s'arrache de ses lèvres ; il n'y a rien de plus satisfaisant, que sentir sa faim s'apaiser, de ne plus percevoir, les morsures affamées de ses organes qui le dévorent, de l'intérieur. Gobelin est famélique, la peau étirée difficilement sur ses os saillants, maigre et animé de cette force, d'une vie qui n'est pas encore prête à s'éteindre. Le corps rongé, de l'intérieur, par des années de malnutrition, tient encore par miracle, debout et en mouvements, agité par cette flamme qui brûle au fond des yeux si pâles, cette flamme qui s'est embrasée en pensant, à tout ce que l'on dit de Mikazuki. Le solaire, le rayonnant, l'incandescent !

_ Le plat est bon, riche, épais, il nourrit ! Il y a, des fleurs sucrées, quelque chose de salé, de filandreux, ça ne croustille pas, c'est mou ! Ce n'est pas plus mal, de ne pas avoir à mâcher, juste tout, tout gober, comme un petit, petit Gobelin hihi !

Couine-t-il joyeusement, son sourire s'étirant au point où ses yeux, ne sont plus qu'une ligne.

Si Mikazuki a entendu parler de lui, les rumeurs qui lui sont parvenues sont probablement ambiguës. Certains considèrent le mercenaire, comme un homme d'honneur, d'une gentillesse hors pair, d'autres le voient comme un vulgaire voleur, l'accusent de lubricité, de vulgarité et d'un manque de loyauté. Preneurs d'enfants, créateur de rêves, porteur d'espoir, incarnation, de cauchemar, la malédiction de Nergal inscrite, dans sa chair. Le monde l'a tant dévoré, qu'il n'en reste, qu'un tas d'os.

Mais tous s'accordent, sur l'étrangeté du personnage et de la petite troupe, qui l'accompagne.

Le regard s’élève, à la recherche d'une présence qu'il cherche auprès des cieux, suffit à ce que Gobelin comprenne. Ses propres yeux se dirigent vers les étoiles. Le ciel ne le renvoie qu'au silence des longues nuits passées à prier ; la froideur de l'absence, qu'aucune chaleur astrale ne parvient à combler. Les traversées des comètes, l'austérité glacée de la lune, la distance des étoiles, ne font que le renvoyer à un terrible et écrasant, sentiment de solitude.
De petitesse, dans cet univers immense, où il n'est qu'un fragment de poussières.

_ Oh, je vois. Cette habitude vous permet de recevoir ! Au moins, vos invité.es se sentent toujours convenablement reçu.es… Je vous remercie pour votre générosité.

Gobelin sourit, de ce sourire carnassier qui dévoile les dents taillées en pointes. Les pupilles, dans la pénombre, reflètent les flammes du feu de bois : fragments d'étoiles, cernant le profond trou noir de ses pupilles obscures. Ténèbres, où gît ce qu'il reste de son humanité. Compassion offerte, d'une main qui effleure l'épaule de l'homme avant de vivement se rétracter dans un gloussement nerveux, prenant cette fois, la mixture entre ses doigts pour avidement la porter à ses lèvres.

Le rappel à la mort, le renvoie sans cesse à cette chance de vivre ; il s'empiffre plus qu'il ne mange, pour satisfaire le besoin qui lui déchire le ventre, apaiser la souffrance, se sentir enfin, rassasié et rasséréné. Chasser au loin, la sensation de vulnérabilité. C'est pesant, c'est chaud, et finalement, ses bouchées ralentissent, sa langue lape soigneusement les doigts, la peau, il suçote ses doigts et se cure les dents du bout des griffes, pour en récupérer le plus petit morceau.

Sous les grandes manches, s'agitent les longs doigts arachnéens, dévoilant les mains et les poignets faméliques. Sous la peau livide, roulent les os, s'étirent les tendons, la chair creusée dessine des vallées, soudain percées d'une veine verdâtre. Abandonnant sur le corps, comme un peu de moisissure, un peu de pourriture, la vie qui résiste au sein de ce cadavre.

_ Tutoyer Gobelin ?!... Pourquoi pas… Le tutoiement est inhabituel pour Gobelin, mais il fera de mieux pour satisfaire vo-tes désirs !

La voix coasseuse se brise dans un ricanement qui ébranle les épaules osseuses.

Mikazuki s'éloigne, sous la surveillance à la fois, curieuse et méfiante du Gobelin. La créature se dresse un peu, pour le suivre du regard : inquiet de le voir peut-être récupérer une arme. Un bâton pour le chasser. Ce ne serait pas le premier ! Mais c'est une étrange peluche que le jeune homme vient d'apporter.

Interdit, Gobelin a basculé à 4 pattes, puis s'accroupit. Les mains posées sur les genoux cagneux, la tête qui bringuebale, Gobelin pousse un couinement joyeux et bat des mains à deux reprises.

_ Un spectacle !!!

Le cri enthousiasme s'arrache dans un esclaffement proche de l'aboiement, Gobelin s'est dressé joyeusement avant de se rassoir. Les jambes ramenées contre lui, le menton posé contre ses genoux, les yeux brillants, il écoute sagement. Comme bien des enfants. L'innocence émerveillée face à l'histoire qui prend vie devant ses yeux, il écoute avec attention, sans même comprendre au début, que le récit parle de lui…

Ses paupières battent. Et étrangement, ses yeux se noient d'ombres. Plus de sourires, plus de grimaces, plus de sons. L'être inerte, laisse les mots glisser sur son corps froid sans broncher. Le souffle ne s'entend plus, ne se voit plus ; les pupilles fixes, suivent pourtant raidement les gestes qu'esquisse le marrionnettiste.

L'étoile du Nord, se reflète au fond des prunelles vides.

Et les yeux du Gobelin, ne paraissent que plus grands encore, au sein des traits taillés à la serpe, du grand front, du long nez osseux, entre les mèches noires, qui dévorent absolument toute lumière de son visage. Pâleur d'un linceul, pour peau, un frisson ébranle soudain le corps du Gobelin. Spasmes, d'un cadavre encore ébranlé d'un court moment de vie, Gobelin a soudain saisi la manche de l'artiste, ses griffes plantées dans le tissu de son vêtement.

_ Une autre histoire… Pas d'histoires sur Gobelin…

Ses mots sont presque une supplique, les lèvres soudain tordues d'une grimace.


Si l'égo de l'homme en face de lui apprécie la flatterie, l'effet semble tout inverse sur Gobelin. Le geste trahit un certain désespoir, alors que Gobelin raffermit encore son emprise.

_ S'il vous plaît, une autre histoire…

Son bras retombe, la créature se recule en détournant la tête, laissant ses longs cheveux noirs dissimuler son visage. Le bol toujours dans sa main libre, Gobelin lèche le fond bien qu'il soit vide, glisse sa langue le long des bords, les mâchonne du bout des dents.

Les histoires sont faites pour rêver, non ? Et toutes celles qui font référence à un Gobelin, ne finissent jamais bien, il n'y a pas de belles histoires, avec Gobelin.

Mais il se reprend, quand la douleur d'une de ses dents fendues, le rappelle au présent.

_ … Mais merci. Pour Rudolphe et la très jolie fin. Gobelin l'a appréciée. C'était, c'était, une très jolie fin…

Souffle-t-il d'un hochement de tête, tournant toujours le bol entre ses doigts. C'est bien la première fois, que Gobelin est le héros d'une histoire.

_ Gobelin n'en reste pas moins, petit, tout petit Gobelin...

Murmure-t-il comme pour lui-même.

_ Tout petit, petit Gobelin.

Il y a des maux si profonds, que le temps et les mots ne parviennent pas toujours à déraciner.

Abandonné, dès sa naissance, rejeté, pour ses différences, Gobelin exécrait son existence. Pour alléger ce poids qui pesait sans cesse  sur ses épaules, le poids de sa propre chair et de sa propre peau, la créature essayait à ce que son âme soit la plus légère. Qu'elle s'élève ! Par des valeurs qui l'arracheraient un peu de toute cette misère, cette bourbe dans laquelle il s'enfonçait. Etait-il même sincère, ou était-ce par égoïsme qu'il agissait ? Mais malgré tous ses efforts, il n'arrivait pas mieux à supporter son propre faciès, fuyant les miroirs, brisant la surface des eaux où il aurait pu se refléter. S'entendre héros d'une histoire, est flatteur et tout aussi terrible, renvoyé à cette image, qu'il se refuse de voir. La haine qu'il se voue, n'est plus dépendante des autres : elle persiste, profondément ancrée, dans les souvenirs les plus anciens et au fond des cicatrices.

A la mention de conditions, la tête de Gobelin bascule d'un côté puis de l'autre, dans un geste de réflexion. La deuxième lui hérisse le peu de poils qu'il a et ses lèvres s'entrouvrent, dans une expression des plus écoeurées, jusqu'à rire d'une voix un peu hachée.

_ Pourquoi donc, une histoire avec Gobelin ? Racontez donc l'une des vôtres !

Il plonge sa cuillère dans son bol, la remplit puis glisse le contenu entre ses babines. Pourlèche le bois avec gourmandise, avant d'extirper la cuillère et l'agiter songeusement.

_ Je pourrais passer davantage à l'orphelinat si ma présence ne dérange, ni Aleksander ni les enfants.

Commence doucement Gobelin, tout en suivant ses gestes du regard. Lui, ne craint pas tant la pression d'yeux : habitué à ce qu'on le dévisage, à ce qu'on le juge, à lire le mépris ou le dégoût, le rejet ou la colère, la peur ou le malaise. Ses yeux se referment alors qu'il cherche dans sa mémoire.

_ Je ne sais pas pourquoi vous voulez à tous prix une histoire avec Gobelin… Il y a tant de meilleurs personnage,s de plus belles histoires ! Mais soit. Gobelin se plie aux demandes de son public !

Gobelin toussote. Puis sa voix, autrefois aiguë et pleine de grimaces, se fait plus grave, plus posée, c'est le ton du narrateur.

_ Il était une fois, au fin fond des bois, naît un petit Gobelin. Au fond d'une mare d'eau verte et croupie, en pleine nuit, entouré d'ombres et de boue, son petit, petit corps, poussait de tels cris, était déjà si vilain à l'époque, qu'aucune bête ne vint se repaitre de sa chair. Il y avait plus d'os que du reste, et il n'avait probablement pas très bon goût ! L'on dit qu'une vieille femme le recueillit : elle s'appelait la Sorcière. Vieille, toute ridée, toute plissée, ses mains étaient rèches, toujours occupées à tresser des paniers, à caresser les têtes des gamins qu'elle ramassait ou à s'abattre sur leurs fesses ! Elle était, aussi aimante qu'impitoyable, elle avait mauvaise haleine mais elle cuisinait très bien. Elle avait dans sa maison, tout plein de petit.es que personne ne voulait ! Celleux dont l'esprit ne grandissait pas, celleux dont le corps était différent, celleux, dont les parents ne voulaient simplement pas… Ils étaient bien, une dizaine. Ils pouvaient compter sur la gentillesse et la bienveillance du village à côté, qui leur offraient des vivres et de quoi se couvrir ! C'est en allant chez eux, que Gobelin fut appelé Gobelin, pour sa grosse tête, son gros bedon et son corps tout maigre, pour son rire de crécelle, sa manie de se faufiler, sous les lits ou dans les réserves car le coquin volait ! Nourritures, vêtements parfois, maquillage, à l’Empire, la beauté est une garantie de survie, savez-vous, que des vilains peuvent se faire bannir de leur famille voire destituer ?! Alors imaginez ! Ce qu'on peut y faire aux vulgaires Gobelins !

Gobelin fait mine de dépoussiérer d'un geste négligeant de la main.

_ Mais les gens ont été bons, pour beaucoup d'entre eux, et plus encore, après la mort de ma-mie, car la Sorcière ne survécut que quelques hivers. Ils ont permis à Gobelin, ses frères et ses sœurs, de travailler en échange d'un toit pour une nuit, d'un bon repas, de vêtements. Gobelin a beaucoup appris, et un jour, Gobelin devenu grand, a décidé d'explorer le monde !

Explique-t-il en faisant tourner sa cuillère entre ses doigts.

_ Mais Gobelin ne savait pas, que le monde au-delà, était empli de personnes plus grandes encore, des Géants de Pouvoir. Gobelin apprit à courber l'échine bien bas, pour ne pas se faire écraser ou piétiner, à éviter leurs grands pieds. Là bas ! Tout était immense. Alors qu'il suffisait de quelques minutes pour rejoindre le village, il fallait à présent des jours, des semaines, des mois… Les paysages qui s'offraient étaient si nombreux, que Gobelin n'était pas sûr de pouvoir tous ! Les garder dans son esprit. Il y fit de nombreuses rencontres et réalisa, qu'il y en avait d'autres, comme lui. Des Monstres dont la Société ne voulait pas. Alors il décida de leur offrir à toustes, une famille, qu'il nomma les Lanternes Vertes. Car le vert, est sa couleur préférée, la couleur de l'espoir, de la vie qui s'éveille, car les Lanternes pour apporter un peu de lumière, dans la plus profonde des obscurités. C'est une famille, qui recueille celleux qui n'ont pas leur place auprès des Hommes…. où l'on est accepté, aimé, pour toutes ces différences qui font, qu'on est rejeté.es. Elles peuvent être physiques, mentales, ça peut être, aimer d'une manière différente, porter des vêtements différents, tout ce que Gobelin demande à ses membres, est de faire le bien autour d'eux. Voilà ! Qu'avez-vous pensé de cette histoire? Vous convient elle ? Puis je en avoir une, à votre sujet ?

Roucoule Gobelin avec impatience, jusqu'à finalement prendre son bol et le vider entre ses babines - puis lécher goulument le fond, enfonçant presque tout son visage dans son récipient, le tout, dans des bruits peu ragoûtants.

Au moins, il se régale et semble avoir retrouvé le sourire. Cette histoire, n'est pas vraiment la sienne, mais celle des Lanternes.

Cela a facilité son récit, de ne pas avoir à parler de lui. Et cette histoire, il la connait par cœur, pour l’avoir tant de fois contée.

La remarque fait légèrement grimacer le Gobelin : les babines se retroussent, il sort la langue et roule des yeux, malicieux, il roucoule.

_ Il a demandé, mais Gobelin n'a peut-être pas accepté ? Mais vilain Gobelin, veille donc à mettre à l'aise et tutoie le, bien, bien, Gobelin le fera…

La tête de la créature bascule vers l'avant, laissant ses longs cheveux retomber devant ses yeux, comme une rigole d'eau noire. Derrière laquelle ses yeux luisent, d'une lueur malsaine : sur ses prunelles de verre, dansent de funestes feux follets. Les restes désincarnés, d'émotions diverses mais depuis longtemps noyées, avant que tout ne s'éteigne, d'un simple battement de paupières.

_ Libre à toi, d'aller leur parler. Ils sont nombreux, reconnaissables à la Lanterne Verte, qu'ils gardent toujours avec eux. Quant au terme Monstre, penses-tu que Gobelin insulte les siens ?

Le sourire qui dévoile ses dents brisées et taillées en pointe, se fait cruel.

_ Il est horrible, ce Gobelin, l'est plus encore, si tu le voies ainsi.

Il hausse finalement les épaules, puis d'une souplesse serpentine, bascule ses épaules vers l'arrière, d'une main, se tient, croise ses jambes en tailleurs, dans la courbure de son dos, l'on perçoit une maigreur famélique. Gobelin laisse finalement ses yeux dévier vers le feu, sans que cet éclat ne se ravive au fond de ses pupilles.

_ Monstre, n'est point un terme choisi par hasard. Appelle les, Incompris si tu le désires. Ils ont tant de noms.

Son bras libre se redresse dans un geste négligent, puis se rabaisse.

_ Gobelin les appelle, ses petits monstres ou ses Lanternes. Mais ne devait il point te raconter une histoire ? Pourquoi souhaites tu la lui réécrire ?

Qu'il couine finalement, se redressant légèrement.

_ N'est elle point assez bien, pour toi ?

Qu'il fait théâtralement, levant une main pour l'apposer sur son front, se laissant finalement basculer sur le dos dans un rire. Il étire ses mains, s'amuse à longer la terre de ses doigts : savourer les caresses de l'herbe sous sa peau, il s'imagine ainsi le contact de la soie et d'autres tissus précieux.

Lorsque Mikazuki se lève, Gobelin, bon public, bascule en position de scribe. Ses genoux cagneux repliés, ses épaules naturellement voûtées, son ventre creusé caché par la bosse de son dos replié, sous couvert de ses longs cheveux, il l'observe.

De ses manches, s'extirpent de longues pattes blafardes, arachnéennes : des doigts, immenses, qui lentement se referment sur les chevilles osseuses, la créature gazouille d'impatience. Il aime, les spectacles. C'est ainsi qu'il a enduré une grande partie de son enfance : s'improvisant chevalier ou demoiselle en détresse, guerrier ou dragon, roi ou paysan, succéder les rôles, vivre au travers de tant d'existences. Jusqu'aux naissances, de Zeng et de Gobelin, deux facettes du même être, deux masques d'une seule âme.

Le silence revient quand l'homme prend la parole, Gobelin ne bouge pas et écoute docilement jusqu'à la fin : alors, il applaudit et siffle, avant de rire et étendre les bras.

_ Quelle belle histoire ! Gobelin l'aime beaucoup !

Qu'il fredonne, joignant les mains devant son visage, basculant sa tête d'un côté puis de l'autre.

_ Histoire, d'étoiles, de lumière, dans l'ombre, sans la nuit, il n'y aurait plus d'étoiles pour briller, il faut bien un peu d'obscurité, pour permettre aux astres de briller… Petite étoile sans éclat, qui s'est embrasée, qui a trouvé en elle, son feu pour brûler et qu'aucune pluie, qu'aucun nuage, ne sauront vaincre. C'est un beau, message d'espoir. Qu'est-il advenu de l'autre étoile ? S'est-elle, éteinte pour de bon ? Et quand est-il du soleil ? La Lune, ne jalouse-t-elle pas son éclat ? Comment a-t-Il fait, pour raviver en elle cette lumière ?

Qu'il demande, avec la curiosité d'un enfant, une touche, d'innocence.

Il n'y a pas de fumée sans feu, pas d'histoire sans messages à donner, sans pans de vie à partager.

Cette créature abjecte est si avide, d'existence. D'appartenance.

Envieuse, des vêtements et maquillages qu'elle dérobe et enfile, comme pour se donner un semblant, d'identité, dissimulant son apparence sous artefact et maléfices, tromper les sens, pour effacer toutes ses différences.

Le Gobelin, est accusé de piller les demeures des vivants et des morts, de ravir les grands, d'enlever les enfants, on l'accuse, de les dévorer au fond des bois et d'enfiler leurs peaux comme vêtements. Qu'il n'est pas humain, qu'il saigne peut-être même noir. Ce sont là, les accusations les plus graves.

Et si ce monde, est une scène de théâtre, Gobelin maîtrise son rôle à la perfection ; celui de Monstre et de Bouffon. L'un, haï, rejeté, détesté, l'autre, un peu plus accepté. Cette réputation n'est autre qu'un moyen, de se protéger.

Il y a au travers de ses jeux et grimaces, de ses contes et récits, peut-être un semblant, d’Humanité.