_ C’est la Lanterne Verte !

Comme toujours, sa réputation le précède.

Par quelques éclats de rire, les enfants qui s’élancent, le devancent, les adultes qui suivent du regard, la lanterne verte qui se balance. Accrochée à la hampe de sa lance, elle bouge, au rythme de son pas bondissant, elle tourne parfois, lorsque d’un bond en avant, il effraie une petite bande, les moineaux s’éparpillent, Gobelin sourit.

Les cris des enfants l’accompagnent, lui et chacun de ses pas, sa petite troupe à ses côtés, à sa main, un enfant qu’il s’apprête à confier. Le gamin est farouche, bien que parfois, une esquisse de sourire se dessine sur ses traits juvéniles. Les yeux sont les miroirs de l’âme et la sienne est hantée de démons que le rire du Gobelin n’a pas su chasser.

Ses histoires n’ont pas suffis à adoucir la terrible réalité. Celle d’une famille si rapidement enlevée, une maladie qui l’a épargné. Une culpabilité, un fardeau, le poids de sa propre existence, pèse sur ses épaules : sans plus de parents pour l’en soulager. Le village n’a pas voulu de lui, dans certaines terres isolées, la maladie est vue comme une malédiction. Une punition. Ils ont été mis de côté.

Non pas comme Gobelin et sa fratrie qui, dans les temps les plus désespérés, ont découvert la générosité sincère ou intéressée, des villageois. Ce gamin, dès la visite de Gobelin, on le lui a indiqué, vous en voulez ? Bien sûr qu’il en veut, répond-t-il d’un sourire carnassier.

Les dévore-t-il, dans les ombres de la nuit ? En fait-il des mercenaires, aussi assoiffés de sang que lui ? Les doutes ne suffisent pas à taire les craintes, l’on préfère que le gamin finisse avec lui qu’abandonné aux bêtes. A lui-même. Et Gobelin accepte toujours !

Ses rangs croissent et décroissent au cours de ses voyages, et aujourd’hui, il est heureux de voir que cette petite pousse, a su tenir. Malgré la faiblesse qui ronge ses racines, malgré cette souffrance lovée au sein de sa cage thoracique, ce petit a retrouvé la force de manger ce qu’il lui prépare, de courir à ses côtés, de rire, parfois, lorsque Gobelin trébuche ou grimace.

Ils vont devoir se séparer. Et il a beau s’y préparer, Gobelin peine à s’y faire.

_ Nous arrivons. A ta prochaine maison ! Je suis content que l’Ordre des Chevaliers te plaise ! Tu auras tout ce qu’il faut, tu ne manqueras de rien ! Ils t’apprendront à être quelqu’un de bien, bien mieux qu’un Gobelin !

Gobelin rit, dévoile ses dents, d’un rictus, lorsqu’il ralentit le pas, à l’approche des portes. Il échange quelques mots avec le garde à l’entrée, qu’il commence à connaître : ce dernier s’incline, disparaît derrière les portes en bois. Gobelin se balance sur ses geta, avant, arrière, la lanterne grince, sur sa hanche, telle une girouette, elle tourne, selon les caprices de ses mouvements. Une maladresse volontaire, Gobelin bascule durement sur les fesses, il soupire, étend les brindilles qui lui servent de jambes, agite les orteils.

L’enfant ne lâche pas sa grande main, aux longs doigts osseux, armés de griffes noires. L’enfant observe les portes. L’enfant raffermit son emprise. L’enfant, craint-il de se séparer de lui ? L’enfant n’a parlé que de l’Ordre. Des Chevaliers. De son espoir de les rejoindre, d’avoir des amis sur lesquels compter, une Déesse, qui ne t’abandonnera jamais, elle. Alors Gobelin, il se sent misérable, il se sent pitoyable, Gobelin, il se sent monstrueux de le laisser là, mais Gobelin il sait, il espère, que c’est la meilleure chose à faire.

_ Tu veux que je te raconte une histoire ?

L’enfant dit toujours non, d’habitude. D’ailleurs, il lâche sa main et croise les bras sur son torse.

_ C’est une histoire qui se finit bien. Comme toutes les vraies et belles histoires.

Commence Gobelin.

_ Je ne veux pas d’histoires.

_ Moi, si ! Alors bouche toi les oreilles, répond Gobelin en tirant sa longue langue, elle descend jusqu’à son menton, serpentine, elle remonte entre ses lèvres. Ses paupières se ferment, sa tête dodeline.

_ Il était une fois, deux amis, qui s’étaient promis, promis, de ne jamais se séparer. Promesse de leur index noué.

Gobelin lève l’index et le replie.

_ Je ne te laisserai jamais, moi non plus, se sont-ils jurés. Les années passent, ils grandissent, mais un jour, l’un tombe malade. On ne peut le soigner, mais que très loin, très loin dans la ville. L’autre pleure, quand son ami s’en va. Son ami ne revient pas. L’autre devient grand, c’est un adulte fort, il travaille les champs. Il a une femme et 3 enfants. Cette promesse, il l’a oubliée. Il y a tellement de choses à faire, pourquoi s’embêter d’un disparu ? D’une amitié que le temps a balayée ? D’une vie que la maladie a peut-être emportée ? Il n’y pense que quelques fois, quand il regarde les étoiles le soir, quand il met du bois dans la cheminée, quand il est seul, avec lui-même et ses fantômes.

Gobelin repose les mains sur ses cuisses.

_ Il met au feu les courriers qu’on lui envoie. Depuis des années. Il ne sait pas les lire, et ne pense pas même à demander à sa femme de lire à sa place, ce sont ses histoires. Puis un jour, une de ces lettres attire son regard. Il n’y a rien d’écrit, cette fois, ce n’est qu’un dessin, celui d’un arbre, au tronc creusé. Cet arbre, il le connaît. C’est celui sur lequel lui et son ami grimpaient. Il hésite. Cette vieille histoire. Il hésite et s’y rend. Il n’y a personne. Il est furieux. Il tape du pied, il pleure, jusqu’à ce que quelque chose, attire son regard. Au sein de l’arbre, dans un sac, il y a quelques pièces et un nouveau dessin. Une chasse au trésor ? Comme avant ! Le commencement d’une rivière, près duquel se trouve un rocher. De papiers en papiers, d’arbres tordus en aspérités, il remonte le chemin, jusqu’à l’aube, jusqu’à une autre maisonnée. Son ami l’attend là. Assis sur une chaise, incapable de marcher, le visage éclairé d’un sourire. Lui aussi l’attend.

Gobelin rouvre les yeux.

_ Les deux amis se sont retrouvés. Une belle chasse au trésor, pour retrouver ce qu’ils avaient de plus précieux : une personne qu’ils ont aimée. La fin de l’histoire, est celle de retrouvailles enjouées.

Gobelin hésite, mais effleure doucement l’épaule de l’enfant.

_ Pour ta chasse au trésor, suis la Lanterne Verte. Si tu veux me rejoindre ou juste discuter, guette La Lanterne Verte. Combien même nos chemins peuvent se séparer, mon cœur s’est lié au tien et la Lanterne, sera toujours l’indice pour me retrouver.

L’enfant ne dit rien. L’enfant baisse la tête. Gobelin se redresse et, tendrement, perd une main dans ses cheveux.

_ Tu sais… Si je m’écoutais, je ne te laisserai pas. Je t’emmènerai partout, partout, jusqu’au fond d’un terrier ou aux plus hauts sommets. Mais la vie d’un Gobelin n’est pas faite pour les jeunes pousses : ici, c’est un jardin où on sait les épanouir. Et si tu ne t’y plais pas, si tu veux revenir avec moi… Ne t’inquiète pas, je reviendrai te chercher. J’essaye de passer plusieurs fois par années ! Il te suffit de tendre l’oreille et d’ouvrir tes petites prunelles, cherche La Lanterne Verte et mon rire de crécelle ! Ah tiens… Est-ce du monde que j’entends ?

Gobelin se redresse, alerte, les portes s’ouvrent. L’enfant, en cet instant, se précipite dans ses jambes, les enlace, puis se détache tout aussi vite, s’approche du garde.

Gobelin, surpris, sent les larmes monter à ses yeux mais sourit. Il baisse la tête et préfère finalement, d’un mouvement de jambes, tourner légèrement le dos à la porte, il plante sa lance devant lui, s’y accroche à deux mains, bascule vers l’avant et l’arrière comme un rameur, pour étirer son vieux dos, pour dissimuler les larmes qu’il essuie contre les manches de son kimono.

L’enfant disparaît, Gobelin le salue une dernière fois de la main, au revoir, petit poussin.

L’enfant part.

Il sait, il sait très bien qu’il ne doit pas se retourner, mais il ne peut pas s’en empêcher. Le voir s’éloigner, s’en aller, disparaître, chaque pas est un coup de poignard, et le visage du Gobelin, grimace. Le nez se fronce, les lèvres se tordent, les larmes noient ses prunelles, le chagrin gonfle sa cage thoracique, d’un soupir tremblant qui s’échappe. Sa mère, a-t-elle pleuré lorsqu’elle l’a laissé ?

Lorsqu’elle l’a déposé au fond de cette mare pour s’en aller ? A-t-elle regretté ? S’est-elle retournée ou a-t-elle continué ? Les années sont passées, et pourtant, ces questions persistent : lourdes d’un sens, qui à ce jour encore, dicte toute son existence. Celle d’un enfant non désiré, d’un enfant dont elle ne s’est pas sentie apte à s’occuper. Etait-ce à cause de sa voix ? De son allure ? Le voyait-elle déjà, comme un vulgaire Gobelin ?

Il s’est occupé tant d’enfants, et n’a jamais ressenti le désir ou même, la pensée de les abandonner. Qu’ils l’aiment ou pas, là n’était pas la question, non, pour lui, l’important était, qu’ils ne manquent de rien. Qu’ils aient un toit sur la tête, une couverture pour l’hiver, à manger quand ils avaient faim, à boire lorsqu’ils avaient soif. Un refuge, un allié, une protection dans ce monde, avide de chairs, de sang, de larmes, d’enfants à engloutir, d’innocence à détruire.

Entre ces murs, l’enfant sera protégé. Choyé. Plus sécurisé qu’à ses côtés. Car il reste mercenaire : une lame à louer, une vie que l’on peut aisément balayer. Il suffit d’une mauvaise rencontre, d’une maladresse, d’une inattention. Qui le pleurera ? Se demandait jeune Gobelin, en sortant du village, ses frères qui le chassaient de coups de pieds, sa mère adoptive qui ne retenait pas tous leurs noms, sa mère qui l’avait laissé au fond de ce trou humide ?

A présent, ils seraient nombreux, à verser quelques larmes. Tous ces enfants, et ces adultes, qui guettent le passage de la Lanterne Verte. Sa lumière. A cette pensée, son cœur se serre, de soulagement, de reconnaissance, aussi, d’une inquiétude naissante. Car il a donné l’Espoir – et doit prendre garde à ne pas le leur reprendre. Sa vie importe, pour ce qu’il est et représente. Et finalement, il essuie ses larmes, un sourire, revient sur ses lèvres, il ose, il a le courage de voir l’enfant partir. Ils se retrouveront : il le lui a promis.

Une femme s’approche. Petite, gracieuse et élégante, sa voix chantante, gazouillis d’un moineau, le surprend et il se fige pour l’observer. Plumage de neige, yeux bandés, elle s’incline, flocon de neige printanier, qu’une bourrasque trop violente pourrait briser. Gobelin se recule d’un pas, non pas par crainte, mais par respect. Il n’a que trop conscience de son physique peu agréable, aussi aveugle soit-elle, il ne veut pas lui infliger son aura inquiétante.

_ Tempérance…

Gobelin bascule sur ses geta, accroupi, sa lance appuyée contre son épaule, il se tient à sa place, plus bas qu’elle, le fessier à quelques centimètres du sol. La lance devant lui lui sert d’appui, alors qu’il l’observe d’en bas, le visage s’éclairant d’un rictus, qui s’étire jusqu’à ses oreilles.

_ Tempérance, répète-t-il, et les syllabes glissent sur ses lèvres, serpentines, il les étire d’un soupir, Tempérance, quel joli nom, si triste nom, mesure et modestie, maîtrise et exigence, tempérance des envies, des appétits, et pourtant, vous voilà, offrant à un simple Gobelin, la réassurance dont il a besoin. C’est déjà bien trop donné, de votre temps et vos efforts, pour un être tel que moi.

Une telle bienveillance, est inhabituelle, mais pas inconnue. Il pense à cette femme, qui l’a trouvé cul nul, alors qu’il n’avait qu’une poignée d’années. De ses pieds tout froids, ses orteils qui faisaient mal, de cette culotte crevée qu’il remontait sur ses hanches osseuses, de son regard ennuyé lorsqu’elle le regardait. De ce vêtement qu’elle a longuement cousu, jusqu’à le lui lancer. Il se souviendra toujours, de la chaleur et de la douceur du tissu sur sa peau, de son sourire comblé, de cette femme qui, surmontant son dégoût, l’avait approché. Agenouillée devant lui, elle avait glissé autour de sa taille, une cordelette pour que le pantalon tienne, elle avait cousu les ourlets, l’incitant à la patience, d’une demande murmurée – ne bouge pas, petit Gobelin, ne bouge pas -.

Cette femme l’invite à entrer, dans le sanctuaire des sanctuaires, lui, le petit bien petit Gobelin, au corps souillé.

_ Gobelin ne craint pas l’Ordre, ou ne leur confierait pas ce qu’il y a de plus précieux. Des cœurs tous valeureux, bien que leurs âmes soient meurtris par un monde trop cruel. Choyez les, avec un amour qui ferait la fierté la Déesse, et non pas celle de leurs parents : car parents, parfois partis, parfois absents, n’ont pas pu les aimer comme ils le méritaient. Malheureusement, pour tous ceux que Gobelin vous emmène, c’est l’infortune qui les a menés jusqu’à votre porte : Gobelin n’est que le messager de l’infortune et de l’espoir d’une vie meilleure. Espoir, d’une existence qui aura de la valeur et du sens, pour eux-mêmes et aux yeux de toutes les personnes qui les accompagneront, de cet Ordre qui, un jour, peut-être, deviendra leur famille.  

Gobelin les aurait-il rejoins si l’Ordre existait autrefois ?

Non, Gobelin est trop épris de liberté, et Gobelin se convainc qu’il est bien trop vilain pour ça.

_ Tempérance, Gobelin ne puit que prier la Déesse pour qu’il n’y ait aucune modération dans l’amour et la protection que vous leur offrirez. Ces enfants ont déjà tant donné, Gobelin a fait de son mieux pour payer les dettes, mais il faudrait plus d’un être pour les combler.

Il se balance sur ses getas, toujours accroupi, et finalement, pouffe malicieusement à sa proposition. Les yeux malicieusement plissés, il penche la tête sur le côté.

_ Entrer ? Entrer dans le plus saint des lieux saints ? N’avez-vous pas crainte d’inviter Gobelin entre ces murs ? La Déesse ne va-t-elle pas foudroyer votre humble serviteur pour le punir de son impudence ? Mercenaire, il offre sa lame aux plus offrants, il mène des guerres, fait couler le sang, quand il était enfant, il a volé ! Sa place est-elle en ces lieux où tant de belles valeurs sont défendues ? Ne va-t-on pas le prendre pour cible, monstre qu’il est, entouré de Chevaliers ? Sa place est peut-être à terre plutôt qu’en ces lieux…

Gobelin gratte sa joue de son index, l’ongle, frotte la peau, crisse contre le derme, déloge un grain de sable, qui l’irrite sur son passage. Il le sent, bien que ses larmes aient séché, leur sel mord sa chair mise à nu.

_ Mais si le bel oiseau au chant printanier, peut assurer au Gobelin qu’il ne risque d’offenser ni les autres ni la Déesse elle-même, Gobelin veut bien entrer.  

Tempérance s’incline et Gobelin se redresse pour l’observer.

L’homme voit en ce geste une promesse. Elle apaise ses inquiétudes et le libère d’un poids qui pèse bien trop souvent sur ses épaules. Il connaît la blessure de l’abandon. Les questions, qu’il s’est sans cesse posées : sa mère, l’aimait-elle ? Ou le trouvait-elle si vilain qu’elle avait préféré l’abandonner ? Avait-elle survécu ? Etait-elle encore de ce monde ? Pensait-elle à lui ? Et son père ? Qu’était-il ? Sa famille, elle n’est pas de sang, elle est d’amour, mais leur absence persiste. Depuis quelques années, il s’est fait une raison, celle que ses parents resteront à jamais l’un des plus grands mystères de son existence. Et parfois, il se dit que l’ignorance n’est peut-être pas un mal. Il peut s’inventer, père grand guerrier et mère aux mains baignées de lumière, parents aimants qui continuent à le pleurer, il peut s’imaginer, enfant aimé et désiré.

Ces enfants qu’il laisse, pensent-ils comme lui ? Croient ils qu’il ne les aime pas, qu’il les oublie ? S’ils savaient qu’ils accompagnaient chaque instant de ses journées, que chaque nuit, c’est à eux qu’il offre ses prières et qu’en combat, c’est encore à eux qu’il pense. Survivre, pour qu’ils aient l’espoir de le revoir. Il s’efforce de les visiter, le plus souvent qu’il peut malgré ses errances, il sait où et à qui, il a confié les graines de ce nouvel avenir. Le journal glissé dans la poche de son vêtement, est un vrai carnet d’herboristerie, où leur nom et leur localisation sont soigneusement inscrits.

La jeune femme se place à son niveau, sa main si fine, se pose sur la sienne. Les doigts du Gobelin sont très longs, armés d’ongles effilés. D’une peau blafarde, parcourue ici et là, de marques et autres plaies. Sa peau est froide, le sang y circule à peine, malgré les veines qui se dessinent sous l’épiderme livide. Gobelin profite de la promiscuité pour la dévisager, de ses yeux verts, impudiques, incisifs, luisants, sous les longs cils. La lumière glisse comme sur les écailles, au sein de ses pupilles d’un vert reptilien, où s’entrelacent sournoisement la malice et l’espoir. Une bonté d’âme, étouffée derrière ce masque mortuaire, ce faciès de porcelaine, au long nez étroit, aux orbites creusées, à la bouche étirée, lèvres depuis longtemps bouffées par la faim et la peur de l’enfant qu’il était.

_ Allons y. Allons voir les enfants !

Gobelin bondit comme un diable hors de sa boîte, il surgit, les bras en avant, s’élance en quelques bonds précipités, se campe ensuite sur ses deux pieds, tourne sur lui-même, s’incline et offre son bras à la demoiselle.

_ Dame Tempérance, menez Gobelin, la lumière sainte de ces lieux l’éblouit !

Si elle accepte, c’est lui qui s’accroche à son bras. Il glousse telle une demoiselle à la voix grinçante, penche la tête sur le côté avec élégance, laissant ses longs cheveux noirs, longer le côté de son visage. Le visage déchiré d’un rictus carnassier, d’une victoire inespérée, la joie ébranle sa cage thoracique, en onomatopées aigües et caquetantes. L’impatience, le pousse à courir en avant quand les portes s’ouvrent, lâchant Tempérance, car lui, aucune mesure ne freine ses mouvements erratiques.

L’homme se reçoit d’une roue, se réceptionne sur les deux pieds et dresse les bras.

_ Quel bon jour, Ordre des Chevaliers ! Rangez vos armes, Tempérance a offert à ce fieffé Gobelin, sa bénédiction et un passe-droit ! Gobelin partira une fois le soleil et les enfants couchés, il retournera loin, loin au fin fond des abysses d’où il s’est extirpé !

Gobelin rit, heureux de son annonce, et regarde autour de lui. Le burlesque de son apparition peut masquer l’expérience avec laquelle il détaille leur environnement, évaluant les forces, les défenses, le nombre de recrues, cherchant les entraînements, là-bas, ne sont-ce pas des cibles prévues pour le tir à l’arc ? Il se tourne vers la demoiselle et attend qu’elle le guide, car ici…

_ Gobelin est tout, tout petit, entre ces grands murs et sous les yeux attentifs de la Déesse Zorya ! Mais il suffit parfois, d’un seul petit grain de poussière pour qu’une roue cesse de tourner, qu’un chariot en vienne à se renverser, alors Tempérance, veillez à ce que Gobelin ne dérange aucun rouage, de cette magnifique horloge ! Si bien menée et orchestrée, elle rythme la paix de ce monde, d’un pas cadencé.

Gobelin lève les mains et les agite, comme pour un spectacle de marionnette, ou une danse improvisée, la seconde hypothèse semble la plus juste, au vu du déhanché de ses hanches.

_ Gauche droite, gauche droite, un deux, un deux, car ils sont deux à avoir créer ce monde, car deux, est l’équilibre, deux, comme les deux pieds sur lesquels on marche ! C’est donc à deux que nous devons progresser, pour ne pas troubler l’harmonie !

Gobelin revient près de Freyja et lui sourit, il lève un index, qu’il garde en travers de ses lèvres, comme pour intimer le silence, le sien probablement.

_ Oh Gobelin est d’une curiosité maladive et malaisante, Gobelin aime mettre son nez, dans toutes ces histoires que personne n’ose même écouter, tapez Gobelin, s’il est irrévérencieux, renvoyez le à sa place sans hésiter, créature abjecte qu’il est, il ignore parfois ! Où se situent les limites de la bienséance et plus encore, celles que vous ne voulez pas qu’il franchisse.

Il penche la tête vers Tempérance et murmure, avec connivence.

_ Est-ce un miracle de la Déesse, qu’une personne aux yeux bandées occupe un poste si prestigieux ? Quelles sont vos prouesses ? La privation de la vue, est un handicap qu’il paraît difficile à surmonter pour se battre, tout du moins, aux yeux du Gobelin.

Un sourire, un rictus, fend ses lèvres et dévoile ses dents.

_ A moins que vous ne protégiez seulement vos yeux, de la mocheté de certains ! Gobelin peut cacher son visage, s’il dérange ! Sous ses longs cheveux ou derrière sa manche ! Cache toi vilain, vilain !

Malicieux, il lève le bras, dissimulant le bas de son visage, alors que ses yeux se plissent.

La petitesse de sa corpulence le surprend. De la part d’une combattante aguerrie, il s’attendait à ce qu’elle soit aussi solide qu’un ours, aussi imposante qu’une montagne ! Mais ce qu’il abrite au sein de sa paume, est la main délicate d’une jeune femme. Peau de nacre sur os de porcelaine, son rire cristallin accentue l’allure éthérée de sa silhouette diaphane. Pétale de cerisier, gelé par les affres de l’hiver, c’est l’image qui lui vient lorsqu’il la voit.

Alors il virevolte autour d’elle, bruyant et caquetant, ses mouvements brusques et ses acrobaties surprennent et dérangent, d’une oeillade, quelques Chevaliers surveillent les gestes de l'hurluberlu. Mais aussi fou soit-il, Zeng Min sait que bien des aveugles se fient aux sons pour se diriger : les claquements de langue, les grincements du larynx, son pied qui gratte la terre, la lanterne qui tournoie sur sa lance, sa main qui effleure sa main ou son bras, sont des manières subtiles de la guider.

Oh la jeune femme a su se diriger jusqu’ici sans son aide, mais une soeur de Gobelin n’avait plus ses yeux pour la mener. Et lui l’entraînait, au travers du village et de la forêt, sa main nouée à la sienne et quand elle ne supportait plus le contact, il courait près d’elle. Indiquant les racines, d’un coup de bâton, la pente, il roulait dans un rire, les buissons, il se jetait dedans dans un cri. Les enfants abandonnés n’ont parfois leurs yeux que pour pleurer : ils sont tristement nombreux à être laissés, car ils ne voient pas, car ils n’entendent pas, car ils ne parlent pas, car ils ne sont pas comme l’on voudrait qu’ils soient.

Après tout, Gobelin a peut-être été abandonné parce que sa mère le trouvait trop vilain ?

Son sourire s’étire, quand Tempérance utilise son propre titre pour se nommer - Gobelin l’applaudit, ce jeu l’amuse !

_ Merci, merci Dame Tempérance ! Gobelin est heureux, de profiter de votre bienveillance, de votre guidance et de votre si aimée présence ! La seule chose qu’il reste à craindre est peut-être la malice de ce fieffé Gobelin, merci d’accepter ses questions insidieuses, cette curiosité intarissable, à parcourir le monde, l’on veut toujours en savoir davantage !

Cette faim l’a poussé à quitter sa fratrie, son village, à traverser les frontières, à devenir mercenaire. Il ne se lasse pas du voyage : chaque rencontre, chaque paysage, est une excuse pour vouloir vivre un jour de plus. A croire qu’être né au fond d’une mare, lui a donné l’envie, de nager dans le plus grand des océans.

Il l’écoute et observe la boule de lumière avec attention. Décidément, la lumière ne lui va vraiment pas. Elle dévoile les imperfections de sa peau, l’ossature de son nez, le vert, luisant, des yeux, l’huile sombre de ses cheveux ébènes. Ses pupilles sont un puits obscur, au fond duquel, se reflète un pâle feu follet. De lumière, il n’en reste qu’un éclat, déformé, obscur, lugubre, qui s’éteint lorsque les paupières de l’homme se ferment à demi.

Ses lèvres produisent un son étrange, un grincement, un raclement, le croassement d’un corbeau, lorsque sa main déplie ses longs doigts. Les serres de la créature deviennent arachnéennes, lorsque les jointures se font visibles, les doigts se plient, les griffes effleurent la lumière. Comme pour la lui voler.

Le son viscéral meurt entre ses lèvres, et ses doigts se rétractent.

_ La lumière…

Ses lèvres s’étirent en un rictus froid et carnassier. Ses yeux se plissent et l’éclat vif s’embrase au sein de ses pupilles, tels les crochets luisants de poison d’un serpent. Sa voix est grave, posée, cette fois, elle prend naissance au creux de ses entrailles, son coffre fait vibrer ses côtes, elle ronronne jusqu’à son diaphragme, qui pulse au rythme de son souffle. Ca vient des tréfonds de son âme.

_ La lumière miroite, lointaine, elle attire les êtres de ténèbres. Comment, petit éclat, comment est la Lumière de Gobelin ? Tremblotante et incertaine ? Puissante et rutilante ? Brille-t-elle seulement, la magie inexistante, dans les veines du pauvre Gobelin ?

Demande-t-il. La voix tressaille, et pourtant, elle dégage la force d’un homme qui a vu tant d’autres mourir. Qui a vu tant de flammes s’éteindre.

Pour la première fois, ce n’est pas Gobelin qui parle, mais Zeng Min.

_ Vos yeux aveugles discernent pourtant la clarté. Votre don est extraordinaire, et je comprends mieux à présent votre bienveillance à mon égard. Car vous êtes peut-être l’une des seules à avoir vu au-delà du visage ingrat la même lumière, que celle qui brûle au fond de bien des coeurs, Gobelin, vous ne le voyez pas, mais vous discernez l’Humain.

Et prononcer ces mots éveillent en lui une sensation fugace, qu’il prend le temps de savourer.

Sa tête bascule sur le côté, ses yeux se ferment, il écoute les battements de son coeur. Il perçoit la chaleur monter, emplir son ventre, sa cage thoracique, ça monte, jusqu’à ses joues et Zeng Min sourit.

Quelques secondes, le maléfice est rompu. Plus de grimaces, plus de sons étranges, non, Zeng Min croise les bras sur son torse et penche la tête sur le côté, ses longs cheveux cascadent ; le rideau obscur, joue avec la lumière. Dévoilant le sourire sincère, la tête légèrement dressée, le regard malicieux. Les yeux verts ne luisent plus : ils étincellent. Pétillent. S’embrasent. Lorsqu’un rire grave franchit ses lèvres, le soulagement l’invite à lever les bras, les remonter dans ses cheveux, les tirer en arrière. Dévoiler, son visage, le lever vers le ciel, Zeng Min, un instant, ne s’inquiète plus d’être laid.

_ J’aimerai que ma lumière soit de celle que l’on aime suivre. Le vert ! Je l’ai choisi, pour l’espoir, car cette couleur me représente. Le vert des marécages et des feuilles printanières, le vert, de l’Empire où je suis né, le vert, à mes yeux, est la couleur de la vie ! Bien plus que le rouge, la carne mise à nu et le sang séché, non, cette couleur m’est si opposée.

La lanterne grince, appuyée contre son épaule. Et Zeng Min s’est arrêté, contraignant Tempérance à l’imiter, si elle veut l’écouter. Il est rare que le Gobelin laisse percevoir sous son masque, son vrai visage.

Car le ridicule ne tue pas, mais les moqueries, elles, tuent. Et sous couvert de l’auto-dérision, Zeng Min dissimule sa honte, sa haine, pour son faciès difforme, ses longs membres. Zeng Min cache tout ce qu’il n’aime pas. Son nom, il l’a choisi pourtant, mais il le dissimule aussi, car il n’arrive pas encore à s’en trouver digne.

Et en cet instant, les yeux aveugles de Tempérance ont su suivre la trace de la Lanterne.