Un peu de buée s’échappe de ses lèvres.

Sun s’arrête un instant. Les yeux brillants, face à ces nuages que seul son souffle créé, il le regarde s’élever au-dessus de sa tête, alors qu’un sourire béat éclaire ses lèvres. Il s’émerveille de tous ces petits miracles, que la science n’explique pas encore, souffle plus fort, s’imagine, dragon ! Au souffle redoutable, le voilà qui s’élance, du haut de ses 20 ans, il lui arrive encore d’être un grand enfant.

La mise en mouvement de sa large corpulence écarte naturellement les passants. Le jeune héritier court, pour le simple plaisir de sentir ses muscles rouler sous sa peau, la chaleur se répandre au sein de son torse épais, monter à ses joues rondes, qui deviennent cramoisies. Il manque bien d’oublier la raison de sa venue, quand son regard s’arrête sur la devanture d’une petite boutique… Ah ! C’est là où il devait se rendre !

Son sourire s’étire davantage. Il ralentit son pas pesant et, devant la porte, s’ébroue comme un chien pour se débarrasser du givre et de la neige pris dans ses vêtements. Il saisit la poignée de sa large main, d’un mouvement, ouvre la porte – manque de l’arracher de ses charnières par maladresse. Décontenancé, Sun bat des paupières, s’empresse d’entrer, se cogne le front contre le pan de la porte, grimace, arrive enfin à pénétrer dans la pièce, referme la porte, doucement une première fois, mais elle s’ouvre, la seconde fois est un peu plus ferme, suffisante pour en faire trembler les fenêtres.

_ Ah, voilà !

D’une exclamation enjouée, Sun se redresse de toute sa hauteur. Il a bien grandi, le petit bambin, du haut de ses 2 mètres, le plafond lui paraît toujours trop bas. Epaules solides, un torse développé, un ventre rebondi, ses mains énormes se jouent contre son ventre dans un geste trahissant son impatience. Il porte de hautes bottes en daim, un pantalon en lin riche et épais, une chemise d’un beige doux, un peu étroite pour sa corpulence ; élégamment brodée de fleurs sur son col. Des bracelets de cuir tentent tant bien que mal de protéger ses poignets, mais leurs lacets étirés et abîmés témoignent qu’ils viennent au bout de leur résistance. D’un geste finalement, Sun retire ses moufles, dévoilant ses mains capables de saisir à elles seules le crâne d’un homme ; elles n’ont rien de noble, les ongles sont cassés par endroit, l’on devine une peau épaisse, un vrai cuir.

Le jeune homme sourit de toutes ses dents. Des mâchoires probablement carrées, adoucies par son poids superflu, un nez légèrement retroussé, de bonnes joues rouges comme des pommes, ses yeux d’un brun fauve étincellent face aux bijoux qu’il voit ici et là. En parlant de cet art, il porte deux boucles d’oreille : des fragments d’ambre, taillés finement de forme rectangulaire, suspendus à un seul anneau d’or. Mais sa taille lui suffit pour être hors de portée des voleurs de bourse : et sa masse, quant à elle, est parfaite pour les intimider.

Le plus impressionnant peut-être, est cette chevelure : d’un brun sombre, d’un poil très épais, sa chevelure cascade jusqu’à ses reins. Retenue en une queue de cheval grossière, les mèches indisciplinées retombent devant ses yeux, de part et d’autre de son visage, retombent en une large masse le long de son dos… L’humidité les fait boucler, aussi certaines ondulent, d’autres se dressent, épis sauvages. Une bande de cuir, gravée d’autres ornements floraux, a été enroulée tant bien que mal autour de ses cheveux, le tout maintenu d’une large épingle en bois, à laquelle est suspendu un petit accessoire, un fragment d’ambre. L’homme tente d’être coquet, ou tout du moins, semble apprécier ces petits détails pourtant presque invisibles au vu de leur discrétion.

_ Bonjour, Mlle Hansen !

Sun s’avance et lui tend la main sans vraiment y penser, comptant probablement la lui serrer pour la saluer.

_ Je suis Sun Bao Adda ! Je vous ai envoyé une lettre il y a quelques temps déjà… On entend parler de vos talents jusqu’à mes terres ! Etant de passage, je me suis dit que c’était probablement le meilleur moment pour venir vous voir, vous et vos œuvres !

Un sourire fier éclaire son visage.

_ Et en plus, j’ai des commandes à vous faire passer !

Il tapote fièrement sa chemise, vers son cœur ; dans une petite poche prévue pour, se trouve sa bourse.

_ Enfin, bien sûr, si vous avez le temps de vous y pencher… J’ai bien conscience qu’un art comme le vôtre doit susciter beaucoup d’attention !

D’ailleurs, il se détourne pour aller détailler curieusement certaines pièces d’exposition, n’hésitant pas à courber l’échine pour loucher sur certaines pierres reluisantes…

Elle saisit le commencement de ses doigts larges et épais.

Il faut dire que deux d’entre eux suffisent à emplir sa paume ; sagement, il la laisse exercer la pression qu’elle désire sur son cuir épais, se contente d’un sourire radieux. La pâleur de sa chevelure en écho à celle de sa peau, d’un velouté laiteux, tranchent avec l’intensité de ses prunelles purpurines. Délicatesse d’une silhouette fine et élégante, instinctivement, elle éveille chez lui le désir de ne pas la brusquer, de prendre garde à ne pas lui marcher sur un pied (sous peine de le lui broyer).

_ Et moi, je suis enchanté de pouvoir les voir en vrai !

Affirme le jeune homme, posant fièrement ses mains sur ses hanches.

_ Ah oui ? Qui ?

Qu’il demande en clignant des paupières, décontenancé, jusqu’à être interdit lorsqu’elle avoue son analphabétisme. Sun, soudain, se sent très stupide. Il se décompose, grimace, puis croise les bras sur son torse en détournant les prunelles.

_ Ah… Je comprends mieux. Ne vous excusez pas.

Sun répond d’un geste évasif de la main.

_ Je suis responsable. Je… j’oublie souvent que nous ne bénéficions pas tous des mêmes enseignements. C’est à moi de m’excuser : ce que je possède, n’est pas un dû que tout le monde a. J’espère ne pas vous avoir mise dans l’embarras.

Sun a conscience de sa chance. Et cet exemple ne fait que le renvoyer au malaise qu’il ressent souvent. Il est né, avec une cuillère d’or dans la bouche, n’a jamais manqué de rien, ni d’amour, ni d’argent, ni de moyens… Peut-être que ce qu’il manque, c’est d’un père présent et de quoi apaiser son ambition. Peut-être aussi, d’ouvrir les yeux, sur tant de choses qu’il ressent. Tant d’émotions, de désirs, d’envie, qu’il enferme au plus loin de sa conscience.

_ Oh je… !

Les compliments sur sa tenue le font rougir comme une demoiselle. Très gêné, il baisse pudiquement la tête, les mains jointes contre son ventre, se dandinant un peu d’un pied sur l’autre, le visage éclairé d’un sourire trahissant sa joie.

_ Merci je… Vous êtes très jolie aussi, votre tenue vous met bien en valeurs.

Il se sent pataud, cherche un peu ses mots, ne sait comment rendre sa gentillesse, sans outrepasser ce que l’étiquette exige, il vient là pour des bijoux, non pas pour trouver une épouse. L’héritier, en âge de se marier, est de plus en plus assailli par les demandes oppressantes de prétendantes, face auxquelles il ne sait comment réagir. Combien de fois s’est-il fait avoir parce qu’il croyait être de la simple sympathie, avant de découvrir qu’il s’agissait de tentatives d’approches plus intimistes ?

A ses propositions, le jeune homme, coquet, sent ses yeux briller d’impatience.

_ Oh qu’est-ce que vous pourriez me proposer ? Qu’est-ce qui pourrait bien m’aller ?

La coquetterie de Sun est souvent gênée par sa corpulence. A croire que ceux de sa masse sont attendus plus souvent sur un champ de guerre, dans les bois ou à la forge, que dans une Cour ! Les bijoux sont difficiles à trouver pour ses larges poignets, quant aux accessoires pour cheveux, certains ont définitivement disparu dans sa crinière. A elle-seule, elle est souvent considérée comme un défi pour ses proches qui tentent tant bien que mal de la discipliner.

_ Est-ce que vous faîtes aussi des petits boutons pour les gilets ? Et puis, j’aimerai offrir des boucles d’oreille à un ami, peut-être un bracelet pour ma mère, un collier pour ma petite-sœur, une bague pour mon père…

En quelques mots, voilà qu’il assure déjà à Frederika des commandes prometteuses – et une récompense à la hauteur de ses talents.  

_ Oh… Pourquoi ce choix ?

Il vient du domaine Adda. Du siège de la lecture, et l'un des nombreux fiefs de l'écriture. A ses yeux, tous devraient avoir accès à ces précieuses connaissances : ce n'est pas une question de statut social, mais de communication, d'échange, de lien les uns avec les autres.

_ Sans parler d'élévation sociale…

Ses mains se joignent contre son ventre.

_ Si vous souhaitez un jour apprendre à lire et à écrire, ce serait un grand honneur pour moi de vous enseigner les bases ou vous trouver un professeur ! Des prêtres itinérants peuvent aussi former les personnes qui le désirent ! J'ai espoir, de rendre la lecture accessible au plus de monde possible…

Notamment par la création de l'imprime-livres ! Il s'intéresse de près aux oeuvres qu'elle lui présente et retire ses bijoux, pour s'emparer de ceux qu'elle lui propose. Mais ses grosses mains aux doigts énormes complexifient réellement la tâche et voilà que Frederika doit lui porter secours… Elle n'a probablement aucune difficulté à lui enfiler les boucles d'oreille, mais c'est une toute autre histoire pour la tiare. Sun doit saisir sa crinière à deux mains pour la maintenir, penché du mieux qu'il peut, la jeune femme doit se percher sur la pointe des pieds pour l'atteindre. Ses propres bras manquent de disparaître dans la très épaisse chevelure bouclée, et il faut un peu d'efforts pour réussir à attacher la tiare…

Sun se contemple ensuite dans le miroir et un sourire sincère étire ses lèvres. Il rayonne ! L'or et le rouge, lui vont très bien au teint et il tourne d'ailleurs la tête à différents angles pour s'observer soigneusement.

_ Euh… je dois bien faire le double du poids de mon père…

Grimace Sun, mal à l'aise, avant de fermer son poing et l'abattre sur sa paume.

_ Je n'ai qu'à lui prendre une attache pour cheveux ! Mon père a de longs cheveux bruns, plus sombres que les miens. Des traits fins, des yeux marrons, une petite barbichette ! Ma mère a de longs cheveux blonds souvent attachés, de beaux yeux verts, elle aime porter du rouge… Pao-Lin est toute petite, toute menue, avec des cheveux sombres ! Je pense que vous feriez une très bonne référence !

Il commence à regarder curieusement les étales. Ses yeux s'arrêtent un instant sur des boucles d'oreille discrètes… Un ovale en argent, au bout duquel est suspendu une pierre d'un bleu très profond. Sun effleure sa propre boucle d'oreille, le visage éclairé d'un sourire. Pas du rouge, pour Saja : le bleu lui va bien mieux. Et si lui aime porter l'or, l'argent lui va davantage. Alors ses yeux reviennent sur la tenancière.

_ Je pense les prendre… pour lui.

Il désigne les boucles d'oreilles.

_ Il s'appelle Saja. C'est mon serviteur !

Qu'il affirme avec fierté - et vu la richesse du produit qu'il est prêt à acquérir, soit il a vraiment beaucoup d'argent, soit il tient énormément à lui. Soit les deux à la fois. Il suffit de voir, son sourire niais qui s'éternise à la vue des bijoux : à croire qu'il les imagine déjà, aux oreilles de son… ami.

_ Ca devrait lui faire plaisir… J'espère. Il est plus frêle que moi, tout élancé, avec de longs cheveux noirs… Il est très pâle, a les yeux assez sombres, il est peu expressif, il est tout discret…Il a tout d'un petit chat noir ! Craintif mais très doux, et tout mignon !

Qu'il roucoule, les yeux brillants.

Avant de se figer.

_ … J'ai…. j'ai complètement oublié de leur dire que je partais !

S'écrie-t-il soudain, levant les mains de part et d'autre de son crâne.

_ Aaaaah ils vont s'inquiéter ! Vous avez de l'encre, du papier, quoi que ce soit pour écrire, je dois les avertir !

Panique-t-il soudain en faisant volte-face.

Que va penser Papa ? Et Maman ? Et Saja ? Olala, il les imagine tous les 3 en train de tourner comme des lions en cage, à avoir sonné l'alerte dans tout le Duché, peut-être que tous les gardes sont à leurs recherches en train d'écumer les routes et la moindre charrette !!!

_ Je vais me faire gronder…!

Couine-t-il avec désespoir. Il est mortifié.

Sun cligne des yeux, décontenancé. Ses mains se posent sur ses hanches, alors que le colosse penche la tête sur le côté en battant des paupières.

_ Jaloux… ? Je ne comprends pas le lien entre apprendre à lire et écrire, et un mariage…

Qu’il constate avec une certaine naïveté. Bien que Sun ait conscience d’être un parti intéressant, et d’être sujet la cible de très nombreux courriers de prétendantes, l’idée de représenter une potentielle menace pour ce couple à venir, ne lui frôle pas même l’esprit. Son aide, il l’offre volontiers, la voyant comparable à celle qu’il offre aux vieilles dames pour porter leur sac, ou aux enfants qui veulent récupérer leurs cerfs-volants pris dans les arbres.

_ Enfin si vous ne voulez pas, je respecte votre choix. Sachez seulement, qu’en tant que membre de la famille Adda, la lecture et l’écriture n’ont plus aucun secret pour moi ! Et que j’aimerai… j’aimerai sincèrement que ces savoirs soient accessibles à tous.

L’aide de Frederika fut plus que bienvenue pour les énormes mains de Sun. Les siennes, bien plus fines et élégantes, étaient probablement plus à l’aise avec les attaches. Sun se tenait sagement immobile, tout du moins, du mieux qu’il pouvait, jusqu’à ce qu’enfin, l’attache soit scellée. Il se redresse alors de toute sa hauteur, se contemple dans un sourire ravi.

_ Un petit chat rose… C’est mignon…

Sourit Sun avec une certaine tendresse. Les boucles d’oreille sont prises, déjà posées pour être achetées, avant que le soudain accès de panique ne bouleverse le jeune homme… Comment a-t-il pu oublier d’avertir sa famille ?! Oh, ses parents ont dû mettre tout le Domaine sens dessus dessous… Sans compter Saja qui doit se faire un sang d’encre ! Ah si Sun s’écoutait, il s’arracherait les cheveux par poignées – mais il aime bien trop sa crinière pour ainsi la malmener.

_ Oh merci !

Il se jette sur le papier qu’elle lui tend, le crayon, s’accorde quelques secondes de réflexion, avant d’écrire à toute vitesse. Cependant, malgré la rapidité de la rédaction, chaque lettre est dessinée avec élégance et précision, une simple signature, avant que la lettre ne soit repliée.

_ Je peux vous emprunter un autre papier… ? Je vous le paierai… Avec tout le reste bien sûr ! Merci beaucoup, Mademoiselle… !

Grâce à la rapidité d’action de Frederika et son pragmatisme, Sun parvient à passer à l’action. Il a toujours été, de toute façon, porter plus sur cela que la réflexion : elle vient plus tard. Quand les conséquences le rattrapent. Et qu’il faut apprendre de ses erreurs. Les courriers finalement confiés au messager, il s’essuie le front d’un revers de manche, lâche un soupir soulagé, puis bat des paupières.

_ Qu’est-ce que je faisais déjà… ? Ah oui ! Les boucles d’oreille ! Je vais prendre celles là pour Saja !

Il les récupère d’ailleurs dans un grand sourire, un peu benêt, un peu béat. L’imagine déjà avec – et cela lui fait du bien. Les soucis ? Ils sont déjà chassés au loin. Il sait qu’il se fera tirer les oreilles, mais que peut-il y faire ? Se tourner les méninges, gâcher l’instant, ça ne lui ressemble pas tellement.

_ En plus de ce que je porte aujourd’hui, j’en suis ravi !

De quoi faire la fortune de la tenancière pour les semaines à venir.