Si quelqu'un se risquait à tenir un concours de popularité opposant les membres de la famille Nyugard, Sirius serait indubitablement au bas du classement. Et au vu des regards excédés que lui lançaient les soldats au service de la famille, ils seraient sans doute les derniers à voter en sa faveur si un tel événement devait prendre place. Tapotant le plat de l'épée sur son épaule, Sirius toise le pauvre soldat qui avait eu le malheur d'être choisi pour faire les frais de sa fureur.

— Cette démonstration pathétique est-elle censée représenter l'étendue de vos capacités ? Vraiment décevant.

Avec le temps, certains avaient pris l'habitude de la virulence dont l'héritier faisait preuve. Cela ne les empêchaient pourtant pas de ressentir de la frustration quant à la manière dont ils étaient traités. Sirius le voyait bien, il en était parfaitement conscient. Il entendait les comparaisons qui étaient faites; le Sirius d'aujourd'hui avec celui d'antan ou encore avec son père qui semblait très apprécié et dont beaucoup lamentait le fait que son fils n'ait pas développé une attitude similaire.

Des commentaires que le jeune homme ignorait avec plus ou moins d'aisance. Après tout, il ne ressentait pas le besoin d'être aimé, juste respecté. Et il croyait dur comme fer qu'une quelconque forme d'affection n'avait rien d'indispensable lorsqu'il s'agissait de gagner la déférence de ses sujets. Peut-être que cette manière de penser n'était pas la plus judicieuse. Mais qui oserait dire à un Nyugard qu'il faisait erreur ?

Un autre Nyugard, sans aucun doute.

Malheureusement pour les jeunes soldats, personne n'était là pour le reprendre — et ce n'était pas la Duchesse qui allait le réprimander pour ça. De plus, l'aîné des Nyugard était d'une humeur particulièrement massacrante. Son entraînement matinal ne s'était pas déroulé comme il l'aurait voulu et il avait besoin d'un exutoire à sa frustration. S'acharner sur le bois avait cessé de le satisfaire depuis une demi-heure, ce qui correspondait également au moment où il avait décidé que les soldats méritaient son courroux.

Ce serait une chose si ces séances permettaient aux soldats d'améliorer leurs compétences. Mais la manière dont l'héritier s'acharnait sur eux ne leur faisait ressentir qu'impuissance et indignation. Une chose est sûre, il ne ferait pas un bon professeur. Du moins, pas pour ceux qu'il considérait comme étant largement inférieurs à sa personne. L'arrogance Nyugard dans toute sa splendeur.

Alors que le soldat à terre tente de saisir son arme, Sirius le stoppe dans son élan en appuyant un pied sur son poignet. Sourire narquois aux lèvres et ignorant l'exclamation de douleur du subordonné, il déclare fièrement :

— Qui est le prochain ? J'espère que celui-ci sera un peu plus résistant. Tenir quelques secondes de plus avant d'être désarmé ne devrait pas être chose insurmontable.

En tant normal, le regard de Sirius n'aurait pas été bien différent des soldats dont les visages semblaient dégouliner d'espoir et d'admiration. Car oui, il avait toujours ressenti une joie certaine lorsque son père entrait dans son champs de vision. Même s'il n'était que de passage. Même si sa réjouissance n'était pas réciproque.

Il libère son emprise sur le soldat, plus par stupéfaction compte tenue de la situation que par la volonté d'obéir à l'ordre de Lief.

Avant la colère, c'est la confusion qui le dévore. Pourquoi lui adresser la parole ? Pourquoi maintenant, seulement maintenant ? Pourquoi est-ce que sa première véritable discussion avec un père qu'il a passé son enfance à admirer de loin était empreinte d'autant de froideur ? C'est l'incompréhension total pour le jeune homme. L'absurdité de la situation lui fait croire à un rêve éveillé. Ce serait bien plus préférable à ce qu'il vivait en ce moment. Mais le ton glacial du Duc est bien réel, les ricanements des soldats sont bien réels. Sirius ne se laissent jamais atteindre par les moqueries et commentaires désobligeants de ces derniers. Mais cette fois-ci, leurs rires l'irritent, le touchent plus qu'il ne l'admettra jamais. Parce que son propre père en est à l'origine.

Cette fois, c'est bien la colère qui le consume. Il adresse un regard noir à Lief et lâche un souffle moqueur.

— Quelle utilité pourrais-je bien trouver à un soldat mort ?

Il se souvenait encore de la dernière fois qu'une personne ait sacrifié sa propre vie pour préserver la sienne. Il préférait ne plus jamais être confronté à une telle situation. Le sentiment que cela lui avait procuré était des plus désagréables, l'héritier ne voulait plus jamais ressentir ça. De la culpabilité ? Comme si c'était possible. Un Nyugard vivait de violence, colère et arrogance. Et c'est tout ce dont il avait besoin.

Sirius le regarde s'emparer d'une arme. Une hache. Ses sourcils tressaillent, il serre les dents à se briser la mâchoire. Il pourrait fuir, se dégager de cette délicate situation. Mais ça ne ferait que leur donner une raison de le traiter de lâche et le jeune homme ne leur ferait pas ce plaisir. Sirius n'était pas un chien. Fuir la queue entre les jambes était loin d'être une solution viable à ses yeux. Plutôt crever.

— Oh ? Après presque vingt ans d'existence, me voilà finalement digne d'une séance d'entraînement avec le Duc ? Quel putain d'honneur !

Et ça monte crescendo. Sa fureur, son ressentiment, sa confusion. Plus son père parle, moins ça va. Lui qui avait toujours rêvé de ce moment sous une lueur positive, il était désormais contraint de voir ce rêve se briser en mille morceaux. Sa prise sur son épée se resserre, encore et encore et encore même quand sa paume commence à lui faire mal. Une douleur qu'il ignore complètement alors qu'il éclipse le reste du monde de sa vision. Il ne voit plus que son père. Et dévoré par la rage, l'héritier s'élance avec abandon vers le Duc, bien décidé à frapper en premier.