Il y a des souvenirs qui se perdent avec le temps profondément enfouis dans la mémoire des concernées. Barbara ne les a pas oubliés, ceux d'une rivalité pour un rôle trop pesant. Ceux d'une adolescente de son âge dont le père était bien différent du sien. Non pas sévère mais cruel, non pas ambitieux mais méprisant. Elle ne l'a connu que de par son titre, ne l'a pas vu plus d'une dizaine de fois et ne lui a adressé la parole que pour des salutations creuses et sans intérêt.

Parler avec des vieux qui ne désirent que la brosser dans le sens du poil l'ennuie profondément. Encore plus quand celui-ci cherche à créer des tensions entre les deux branches de la famille. Il a eu l'idée de cette compétition pour la forme afin de forger deux belles guerrières dont l'une prendrait le titre de Duchesse et l'autre celui de Vicomtesse. Leur rôle était déterminé depuis le début, les pousser à s'affronter et à se détester était tout simplement ridicule et n'a mené à rien puisqu'elles n'ont pas joué à ce petit jeu.

Toutes deux fort occupées par leur propre vie et leurs obligations, elles n'ont pas eu l'occasion de renouer. Il n'y a que leur épée qui parlait à leur place, elles ne se sont jamais adressées de mots ni partagées de sentiments. Les devoirs les accablent, les années défilent. Lorsque Arianrhod décide de rejoindre l'Ordre des Chevaliers, la nouvelle lui reste en travers de la gorge. Trahison. Comment ose-t-elle quitter le Domaine pour rejoindre cette bande d'incompétents ? Qu'une Nyugard les rejoigne est une telle humiliation...

Barbara l'aurait frappée si elle l'avait eu sous les yeux. Sans même savoir ce qu'elle avait vécu. Sans même chercher à comprendre. Elle est bien loin de se l'imaginer. Elle est bien trop furieuse pour cela. Les dents serrées, ses décisions sont partiales. Elle a interdit l'accès aux chevaliers de l'Ordre. Ils n'ont pas le droit de fouler le Fief qu'elle gère et si c'était possible, elle leur empêcherait de se promener dans le Domaine. Sauf qu'elle n'a pas ce pouvoir. C'est Bertrade qui le possède et elle n'en fait rien...

Alors qu'elle est dans son bureau, travaillant sur des affaires en cours, des domestiques viennent la chercher et lui annoncer l'arrivée d'une certaine personne. Ses sourcils se froncent par automatisme, son regard s'obscurcit et elle souffle.

— Ignorez-la. Je n'ai ni le temps ni l'envie de lui en accorder.

Et pourtant... Barbara sait qu'elle ne pourra pas se débarrasser ainsi d'une des précieuses Capitaines de l'Ordre des Chevaliers. Les dirigeants leur ont accordé bien trop de droits. Une main posée sur son front, elle lâche un lourd soupir d'agacement.

— Ouvrez-lui. Non, restez ici. Je m'en occupe moi-même.

Barbara repose ses documents sur le bureau, le contourne et quitte la pièce, suivie par les domestiques. Elles se tiennent trois pas derrière elle afin de ne pas être dans ses pattes. Lorsqu'elle arrive dans le hall d'entrée, deux bonnes viennent ouvrir les portes et permettent à la Capitaine d'entrer dans les lieux. Une fois à l'abri du vent glacé, les portes se referment et le regard inquisiteur de Barbara la dévisage sans cacher ses émotions.

— Ça fait bien longtemps, Arianrhod. Ou devrais-je vous appeler Capitaine ?

Ses bras se croisent contre sa poitrine, elle ignore la raison de sa visite mais elle préfère ne pas camoufler ce qu'elle ressent à l'égard de son ancienne camarade d'entraînements. Après tout, elle est connue pour être froide et désagréable et elle se doit de faire honneur à sa réputation.

— Je ne vous accueillerai pas à bras ouverts. Comment avez-vous pu rejoindre l'Ordre et abandonner derrière vous notre famille ?

Elle n'a pas ouvert la porte. Ce sont ses domestiques qui s'en sont chargées. Si Arianrhod n'était pas une figure qu'elle ne pouvait ignorer, elle l'aurait fermé à double tour et serait repartie à son bureau. Une Capitaine de l'Ordre. Son regard s'attarde sur ses vêtements, ce qu'ils représentent et elle ne peut que lever les yeux au plafond. Pff… Yu-Seong serait tout aussi ravi qu'elle d'en accueillir un dans sa demeure. Est-ce qu'il parviendrait à rester maître de lui ou la mettrait-il dehors, à sa place ? Elle a une vague idée de ce qu'il pourrait faire...

Leur tenue de blanc et de bleu contraste avec celle de la Duchesse, de noir et de rouge. Ils se prennent bien trop au jeu, à jouer aux bons petits soldats. Quel ridicule. Ils se prennent pour la Déesse à revêtir ainsi ses couleurs ? Espèrent-ils qu'elle les protégera où qu'ils aillent ? Tout cela la dépasse. Ou plutôt, elle s'en moque de ce qu'ils veulent accomplir. Ils la gênent à traîner partout comme des rats...

La révérence de la Nyugard a le mérite d'être soignée. Elle n'a pas perdu en élégance. A défaut d'avoir perdu en valeur et en noblesse. Le regard de Barbara la toise. Elle ne la déteste pas. Elle ne la méprise pas. Elle est simplement déçue de voir ce qu'elle est devenue. Elle aurait pu être une fière lionne, elle est une faible souris. C'est dommage.

Où est Lief ? Il ne peut pas s'en occuper à sa place ? Non. Elle ne peut pas lui refiler tout ce qui l'ennuie et la met de mauvaise humeur. Il faut qu'elle en gère une partie. Cependant, dès que la Vicomtesse reprend la parole, ses sourcils se froncent, ses dents se serrent et grincent. Elle est contrariée, grogne presque. Barbara ne peut empêcher une grimace de tordre son visage. Elle la réfrène difficilement.

— Arianrhod alors. Vous n’avez pas perdu de votre répondant.

De quoi parle t-elle donc ? Son charabia l'agace. Elle a laissé son titre, son nom et ses origines derrière elle pour rejoindre cet Ordre à la noix. Elle aurait dû œuvrer sous ses ordres et être une figure digne de la puissance des Nyugard. Non pas une idiote de chevalière, gaspillant sa vie pour les autres sans rien obtenir. Faisant des efforts dans le vent pour des remerciements vides.  

— Ah. Foutaises. Comment pouvez-vous protéger ce qui se trouve hors de votre portée ? C'est ridicule.

Barbara ignore tout. Que ce soient les coups et les blessures infligées par sa propre famille, les mots et les actes qu'elle a subis. Elle ignore tout simplement parce qu'il est inconcevable que ce soit arrivé. Aussi durs et insensibles soient les Nyugard, ils n'agiraient jamais ainsi... N'est-ce pas ?

— Le temps m’est rare. Ne me faites pas regretter de vous en accorder.

D'un geste de main, Barbara l'invite à la suivre et donne quelques instructions aux domestiques afin qu'elles puissent faire préparer du thé et quelques collations. Ensuite, elle traverse le couloir aux murs sombres, ouvre une porte qui mène sur un salon de style baroque. Le noir couvre les murs, le sol et le plafond. Un tapis de peau de bête est au centre de la pièce, sous la table basse aux pieds dorés, formant des arabesques élégants. Les canapés sont disposés d'un côté et de l'autre de la table, de velours, sombres et confortables. Quelques tableaux et bibliothèques alimentent le décor et un chandelier descend au milieu de la pièce, d'or et de verre. Elle en allume les bougies afin qu'elles ne soient pas dans le noir puis s'assoit sur le canapé, bras et jambes croisés.

Il s'écoule quelques minutes sans qu'elle ne prenne la parole. Barbara attend sans se montrer pressée. Ce n'est que lorsque les domestiques toquent à la porte et apportent sur un chariot, des mets sucrés et une théière ainsi que deux tasses, qu'elle se détend un peu. L'une des femmes sert élégamment le liquide dans les récipients avant de s'incliner et de repartir. La porte se referme, les laissant enfin à l'aise pour discuter.

— Ce thé n'est pas celui que vous avez demandé. Il n'est possible de le servir que dans certaines conditions tant il est rare. Celui dans votre tasse est un breuvage un peu fort mais qui revigore, vous en avez besoin après avoir fait route jusqu'ici.

C'est un thé adapté. En dépit des apparences, Barbara ne la hait pas. Elle hait ses choix. Et elle ignore ce qui l'a poussé à prendre de telles décisions. Elles ne se sont pas vues depuis trop longtemps. Trop de choses se sont passées.

— Nous aspirions au même but, que s'est-il donc passé pour que vous soyez ainsi changée ?

Assise dans le salon, Barbara l’observe, le regard empreint d’une certaine froideur qui n’a jamais quitté son être bien qu’il se soit adouci avec les années. Des années qui les ont séparées, éloignées et amenées à un point de non retour. Dans l’attitude de la Capitaine, la Duchesse ne perçoit pas un signe d’amertume ni de regret. Il n’y a pas de volonté de renouer des liens brisés par leur famille. Il n’y a que des incompréhensions qui demeurent, vestige d’un passé de non-dits. 

Elle tente de briser la glace qui les sépare, de se montrer aimable, d’ouvrir une porte fermée à double tours, celle de son coeur. Les paroles qu’elles échangent sont polies mais le ton reste distant, la distance ne s’efface pas. Un certain respect mutuel transparaît dans la voix de Barbara, témoignant de sa volonté de se rappeler du lien qui les avait unies par le passé. Il n’est jamais trop tard pour recommencer. 

Barbara prend une gorgée de son café et laisse la parole à la Vicomtesse qui lui parle de l’éducation qu’elle a reçue, celle fournie par son père. Elle ne se souvient pas de cet homme qu’elle n’a que trop peu côtoyé. Un homme imbu par le pouvoir, désirant former une arme capable de reprendre le pouvoir. Qu’est-il devenu ? Elle ne connaît pas les détails mais à l’entendre, il est décédé. A-t-elle au moins assisté à son enterrement ? Certainement mais cela remonte. Arianrhod a perdu ses deux parents, Barbara possède encore les siens. Elle ne le réalise que maintenant.

— ... Votre éducation… Les Nyugard ont une manière particulière d’éduquer leurs enfants… 

Relève l’adulte en secouant la tête, préférant ne pas penser que Arianrhod soit aussi passée par là. Il n’y a que la branche principale qui se montre aussi dure n’est-ce pas ? C’est plus facile de penser que les autres ont été épargnés que de se rendre compte que tous subissent des entraînements conséquents et des traitements plus ou moins violents. Elle n’a jamais eu ce genre de problèmes de son côté -du moins, elle préfère le prétendre sans quoi elle sait que son mari serait énervé. Cette pensée rend sa boisson encore plus amère. Elle repose sa tasse et observe son interlocutrice. 

Sa question l’interrompt dans ses réflexions. Qu’est-ce qui a changé ? Tant de choses qu’il serait ridicule de toutes les nommer. Son physique s’est affiné, ses muscles se sont développés, ses cheveux ont poussé, son caractère s’est affirmé et son regard s’est transformé. Après un moment d'hésitation, elle prend une profonde inspiration et lance d'une voix soucieuse et ferme.

— Vous donnez l'impression d'être morte plus d'une fois. Quelque chose s'est éteint dans votre regard. Quelque chose a changé.

L’enfant dont la flamme brûlait dans les yeux a disparu pour laisser place à une femme qui n’a plus rien à perdre.

Le regard de Barbara ne perd pas de son assurance. Elle a conscience que ce qu'elle vient de supposer peu paraître fou ; le corps ne meurt qu'une fois et ne se relève plus après. Cependant, l'âme, le coeur, les sentiments peuvent mourir, piétinés par la volonté d'un tiers. Perdre confiance en quelqu'un est aussi une forme de mort puisqu'il est impossible de revenir en arrière et de rattraper le temps perdu. Une fois déçue (morte), il est difficile de passer au-dessus et de s'ouvrir une nouvelle fois au monde. Combien de fois est-elle morte pour en venir à afficher un tel regard ? Seule la concernée peut le lui dire.

La duchesse croise ses bras sous sa poitrine, relève un sourcil, nullement impressionnée.

— ... Il y a bien peu de choses qui m’effraient en ce monde et vous n’en faites pas partie.

Les Nyugard n'ont peur de rien, c'est bien connu. Ils ont été entraînés afin d'être parés au moindre danger et pour faire face à n'importe quelle situation. Elle a affronté un ours par le passé alors parler avec une morte-vivante à côté, c'est une promenade de santé. Barbara sait que Arianrhod n'est pas assez bête pour tenter de l'attaquer dans un espace aussi étroit qui n'est pas à son avantage ni de s'attirer ses foudres. Elle n'aurait rien à gagner à agir de la sorte. La seule chose qui pourrait lui faire peur serait d'apprendre que ses enfants sont encore la cible d'un assassinat. Les Nyugard ont beaucoup d'ennemis après tout.

— Ne vous méprenez pas Arianrhod. Je n’ai pas pitié de vous. Si c’était le cas, je vous aurais tué.

Elle déteste la pitié. Celle que Bertrade a eu à son égard est un véritable poison qui continue encore aujourd’hui de la faire souffrir. La pitié n'apporte rien, elle ne fait que pourrir la vie de ceux qui ont été pris en pitié. Plus de dix ans et elle continue de vivre sa défaite comme une humiliation publique... Et elle devra encore continuer de la vivre jusqu'à obtenir sa revanche... Et ce jour finira par arriver, tôt ou tard...

La Capitaine aime tourner autour du pot et Barbara préfère entrer dans le vif du sujet. Aussi, n'a-t-elle que faire de ses avertissements ; elle ne craint rien pas même la vérité. Rester dans l'ignorance ne lui a jamais plut et elle préfère clarifier ce point.

— Vous êtes la seule à décider si vous voulez raconter ou vous taire. Vous êtes aussi la seule à pouvoir me répondre. N’y voyez là que de la curiosité pendant l’heure du thé.

Comme si c'était un sujet à aborder pendant l'heure du thé. Les jeunes demoiselles d'autres pays doivent préférer parler de leurs loisirs et derniers achats que d'une histoire familiale compliquée... Les Nyugard n'ont jamais fonctionné de la même façon, cela ne date pas d'hier. Elle continue de siroter son café, secoue la tête en l'écoutant parler.

— Ha. Ne me faites pas rire. Je ne suis pas assez bête pour me faire manipuler de la sorte.

De plus, elle n'aurait aucun intérêt à lui mentir, à prendre tant de précautions pour au final, raconter des salades. Ça ne serait qu'une perte de temps et Barbara déteste perdre son temps.