L’on murmure, que certains soirs, à la lisière de Babel, à l’orée des bois, une lumière aurait été aperçue.

Un feu follet, d’un vert lugubre.

L’on raconte, que menés par cette flamme, des esprits curieux se sont égarés. Qu’ils ont rencontré, au détour d’un rire, une créature grotesque, arrachée des ombres les plus profondes. Le monstre bondissant et caquetant, au rire de crécelle et aux grimaces affreuses, anime quelques heures les âmes les plus braves, qui repartent, le regard ailleurs et un sourire au cœur, à l’abri des murs de la Cité.

Les enfants plissent les yeux avec connivence, murmurent un nom du bout des lèvres, Gobelin !, par crainte que le vilain ne les emporte au fond du bois ! Et pourtant, ils sourient, rient et s’amusent, la Lanterne Verte, ils l’ont vue, ils veulent écouter les histoires, voir de leurs propres yeux, la créature abyssale.

Et ce soir, dans la pénombre à l’orée du bois, une lueur verte attire naturellement les regards.

La Lanterne Verte est suspendue au crochet d’une lance, plantée dans la terre. Sa flamme vacille parfois, sous les soupirs d’un vent frais. Les derniers relents de chaleur se perçoivent lorsque son souffle retombe, abandonnant dans l’air, les dernières traces d’une aigreur, celle d’une terre sèche. Elle appelle au ciel, pour quelques gouttes salvatrices et le ciel s’emplit de lourds nuages. La tension est perceptible, dans l’attente impatiente, des âmes qui se rassemblent.

Des enfants, des plus grands, observent avec prudence la Lanterne. Elle grince légèrement, par instant, produisant un son strident, qui s’impose, dans le silence.

Un sursaut, lorsqu’une main apparaît. Les longs, longs doigts blancs, se déplient et se referment, sur la hampe de la lance. Dévoilant un court instant, les griffes acérées, recouvertes d’un vernis noir.

_ Qui voilààà ?

Croasse une voix… Avant que la créature ne surgisse d’un bond. Les spectateurs.trices sursautent mais le monstre retombe, en position accroupie. Les cheveux noirs, sont une rigole obscure, où émerge un long nez osseux. Où luisent, des prunelles d’un vert insidieux et incisif. L’être est tapi, les genoux remontés jusqu’à ses oreilles fines, sa tête, s’incline lorsque les pupilles glissent, le long de ses paupières. Comme si son crâne vide, n’est mené que par les mouvements d’yeux de verre, à la surface luisante, dans l’obscurité. Des sons s’échappent parfois, d’une bouche encore invisible : les claquements d’une langue contre le palais, des dents, contraction du larynx, onomatopées osseuses et animale.

_ Bienvenue, bienvenue, petit.es et grand.es, au Royaume des Rêves et des Songes, au Théâtre des Merveilles, à la Tanière du Gobelin !

Sa voix, d’une surprenante puissance, résonne dans sa maigre cage thoracique. La créature s’appuie de sa lance et se redresse, étend son bras libre, vers une estrade qu’on éclaire d’autres lanternes. Gobelin rit et s’élance. Sa silhouette n’est humaine qu’un instant, lorsque l’on discerne ses 4 membres, jusqu’à ce qu’il tombe presque à 4 pattes pour redresser un enfant qui bascule.

_ Oh oh, attention petit poussin ! Ne te presse pas, Gobelin ne part pas bien loin !
Un sourire, étire ses lèvres très fines, ses yeux pétillant d’une malice infantile, jusqu’à ce qu’il plante sa lance au sol et grimpe sur l’estrade d’un bond. Ses bras s’élèvent, alors que le sourire sur ses lèvres, s’étire encore, presque jusqu’à atteindre ses oreilles.

_ Ici ce soir ! Gobelin va vous raconter une histoire ! Une histoire, il y en a tant, il y en a tant dans les livres, mais le mieux est de les vivre ! Ce soir, Gobelin est votre humble serviteur, pour vous mener, là où votre cœur le désire. Sur quelles terres la Lanterne Verte va-t-elle donc vous mener ? Ne vous fiez pas au froid du domaine de North Ordin, si les terres y sont glacées, les cœurs eux, brûlent ! De vie et de passion, pour les combats et la boisson ! L’Empire Nuhoko et son climat paisible, où les bêtes et les petits Gobelins se mêlent au peuple humain, pour des aventures emplies de malice ! A moins que le Royaume du Pharaon, ses dunes de sable et ses murs emplis d’or, n’attisent vos convoitises, où l’eau si précieuse, manque ce soir à Babel ! Sur quelles terres, vous rendrez vous ce soir ?  

Les cris surgissent de toutes parts et Gobelin bascule de nouveau sur ses geta, se balance d’avant en arrière, parfois, fait mine de tendre l’oreille.

_ L’Empire ! L’Empire, crie-t-on de vive voix, et c’est l’Empire qui l’emportera ! Est-ce donc la quiétude du climat, ou les charmes de notre Impératrice, à moins que ce ne soit l’inverse, qui suscitent donc tant d’enthousiasme ? A moins que vous n’espériez seulement la visite d’un Gobelin dans cette histoire ! Sourit malicieusement l’homme, Alors ! Nuhoko !

Gobelin tape deux fois dans ses mains. Les lanternes se parent d’un vert plus tendre. L’assemblée, se retrouve comme sous les cimes d’arbres printaniers aux feuilles gorgées de sève. Des musiciens, compagnes et compagnons de la Lanterne Verte, jouent d’un simple instrument à cordes pincées, une flûte, s’élève et Gobelin devient alors, voyageur.

Appuyé contre un mur invisible, Gobelin fait mine de réfléchir, attendant que l’assemblée se taise, pour tourner les yeux vers elle. Dans un geste complice, il se penche vers l’avant.

_ Sais-tu ce que j’ai entendu ? L’on raconte qu’il existerait une plante, capable de soigner de toutes les maladies, au fin fond des bois de Mori. Mais les lieux, sont très bien gardés, plusieurs épreuves sont à passer, pour la trouver. Es-tu prêt.e à t’y rendre ?

Gobelin attend l’acclamation, pour reprendre.

_ Bien, bien, tu sembles très motivé ! S’amuse-t-il, Mais sois sur tes gardes, prends ton arme, on ne sait jamais quelles mauvaises rencontres l’on pourrait faire ! Ne t’inquiète pas, je veillerai sur tes arrières.

Gobelin fait mine de marcher, d’un pas lent, traversant de part et d’autre l’estrade.

_ Ce sera sûrement le meilleur moyen de soigner ton frère. Il est vrai qu’il est très bon combattant ! Et tu te débrouilles assez bien, toi aussi, tu sais. Moi ? Oh, moi, tant que j’arrive à me curer les dents avec mon épée, je me considère plutôt doué.

Pouffe malicieusement Gobelin. Le ton de sa voix change, devient cette fois, narrateur.

_ L’histoire est celle de Hue et de son comparse, le taquin Ganji. Hue est le cadet, d’une famille de nombreux enfants. Il n’attend pas d’être l’héritier, non, bien qu’il espère, faire la fierté de ses parents. Les espoirs reposent sur son frère, le Seigneur Umeko, mais qui a été mordu par un serpent… Malgré tous ses efforts, il ne parvient pas à trouver un remède. Ganji, lui, est un marchand. Il erre, sur toutes les routes et même en dehors, laissant traîner autant ses oreilles que ses pieds. Il sait tout, ou prétend savoir.

Quelques pouffements s’échappent et Gobelin sourit.

_ Les deux comparses cheminent longtemps, avant d’arriver face au bois épais. Ils s’arrêtent, face aux arbres serrés les uns contre les autres, il fait nuit, ils s’interrogent. Vont-ils rester ici ou traverser la forêt, sous le couvert de la nuit ?

Soudain, Gobelin tend le doigt vers une silhouette, à qui il affiche un sourire.

_ Vous ! Que dîtes-vous de nous aider, à raconter cette histoire ? Vous joueriez Hue et moi Ganji, à moins que vous ne préfériez inverser les rôles ? Et si vous ne souhaitez pas participer, ce n’est rien, faîtes seulement, un petit geste à Gobelin et Gobelin cherchera une autre âme, parmi toustes celleux qui nous regardent ! Et si personne ne veut participer, Gobelin sera plusieurs visages ce soir !

La personne se redresse.

Le mouvement accompagné d’un jet de pétales. Gobelin cligne des paupières, admiratif, il s’accroupit sous la surprise. Ses paupières s’ouvrent et s’écarquillent : ses prunelles s’emplissent d’un émerveillement enfantin, d’ailleurs, il applaudit ! Un geste repris par les spectateurs, qui pensent qu’il ne s’agit qu’un ajout au spectacle. Mais Gobelin trouve ça magique, magnifique, toutes ces fleurs qui tourbillonnent et elle, qui se tient droite et fière. Comme ces esprits des bois, qui s'éveillent au sein des fleurs printanières. Auréolés, de doux parfums et de lumière.

_ Elle accepte !

Glapit Gobelin, d’un bond, il s’élance, voltige jusqu’à l’extrémité de l’estrade. D’un pied qu’il glisse vers l’arrière, il incline le torse et déplie son long bras, chacun de ses doigts, armés d’ongles effilés. Vernis, d’une encre noire, sa peau pâle, s’arrachant de la pénombre.

Face à son sourire charmant, un sourire d’une délicatesse et d’une noblesse évidente, l’abjecte créature courbe docilement l’échine. Mais il y a, dans le regard malicieux qu’il lui adresse, une tendre impertinence. Mercenaire, il sait que son existence ne dépend que de la générosité des plus riches – bien qu’une miche de pain peut lui suffire comme paiement. Mais son assurance, vient de cette liberté qu’il veille à préserver : car mercenaire ! Il est libre de choisir, pour quelle cause se battre et quel Noble, servir.

Elle gravit l’estrade, d’un pas ferme et militaire, d’une détermination écrasante et Gobelin se rétracte d’un couinement, les mains posées sur la tête, il fait un tour sur lui-même avant d’étendre les bras.

_ Acclamez, acclamez ! Le courage et le charisme de cette personne, qui ce soir, accepte de jouer pour sustenter votre curiosité ! Gobelin est ravi, ravi d’être aussi bien accompagné, par vous et par elle, pour cette soirée !

Et Gobelin applaudit encore, quelques instants, jusqu’à ce que ses yeux verts reviennent jusqu’à elle. Les prunelles luisantes dans la pénombre s’unissent à ses yeux d’ambre, l’or et l’émeraude, partagent un éclat. La volonté, de se défier sur ce terrain de jeu. Est-ce une question de fierté ? Peut-on réellement parler de dignité, lorsque l’on voit les mimiques de la créature ? Se tourner au ridicule ne l’effraie guère, car ce soir, Gobelin ne se considère qu’outil d’un destin qu’Almire semble vouloir prendre en mains.

Elle est ! Princière et autoritaire, maître de son image et de ses gestes, la courbette élégante, le verbe énoncé avec éloquence, les mains gantées et le sourire de circonstance. Les yeux d’ambre, prédateurs, l’étudient et l’observent, elle est peut-être, noble et chevalière, roturière et dignitaire, de quoi est-elle le bras armé ?

Car il y a au travers de sa posture et de son assurance, quelque chose à prouver ou à défendre. Elle n’est pas seulement ici pour s’amuser.

Mais Gobelin, lui, a appris à rire de tout et de rien, il fallait bien ! Quand l’on naît avec sa tête, pour garder l’espoir et gagner la sympathie. Pour trouver le plaisir de vivre et de tenir, pour se dire, qu’il avait le droit d’exister, de voyager et d’aimer ! Car combien même, est-il des plus vilains, il veille à ce que ses pas suivent le chemin du bien. Et peut-être qu’un jour, cette lumière se verra avant ses grimaces.

Peut-être qu’un jour, on verra l’humain, sous le faciès du Gobelin.

Et ce soir, alors que les adultes et enfants se réunissent, Zeng Min se dit qu’il a peut-être réussi. Que ce soir, beaucoup partiront avec le sourire. Et qu’il espère, qu’Almire aussi, s’en ira avec un bon souvenir.

Alors il se décide, il fera en sorte que ce soir, son aventure soit mémorable. Qu’elle soit heureuse, qu’elle soit victorieuse, qu’elle soit grandiose et magnifique, qu’elle soit l’héroïne, de son histoire.

_ Oui, oui, Hue et Gobelin jouera Ganji. Le cadet et le marchand itinérant !

L’amertume dans sa voix n’échappe pas au Gobelin – non, Ganji ce soir.

L’homme attache ses cheveux en catogan, laisse une mèche longer son visage. Il repose négligemment sa lance sur son épaule et fait mine de s’avancer, s’étirant dans un bâillement qu’il retient derrière sa main. Grattant sa joue du bout de l’index, il reprend.

_ Mon frère ? Ah !

Un sourire amusé éclaire le coin de ses lèvres. En cet instant, il n’y a plus Gobelin, mais un homme habitué aux voyages, d’un naturel taquin et nonchalant. La malice d’ailleurs, étire davantage ses lèvres.

_ Seigneur, appelez un roturier comme moi par cette appellation ferait s’offusquer votre père ! Enfin. Après tout, il ignore tous ces jeux que nous faisions ensemble il y a de cela quelques années ! Te souviens tu Hue, de ces parties de cache-cache dans les fourrés, de toutes ces fois où je me faufilais dans les jardins de ton père ou tu t’évadais avec moi jusqu’au village ? Il fallait te ramener avant l’aube, avant que les servantes ne voient que tu n’étais pas là ! Qui aurait crû, que tu voyagerais ainsi avec moi ? Enfin ! Nous allons commencer par traverser les Plaines aux Linettes Enneigées, nous rejoindrons les bois sombres de Mori et devrons nous y enfoncer… La route sera probablement longue ! Qu’as-tu emmené pour le voyage ?

Interroge-t-il. Il adaptera la suite de l’histoire, à ce que « Hue » aura pensé à emmener. Narrateur, Gobelin aime partager ses récits et mieux encore ! Les écrire à plusieurs. Vivre ensemble une aventure. Son sourire se fait rêveur, lorsqu’il lève les yeux vers le ciel étoilé, marchant d’un pas lent, pour traverser et part et d’autre l’estrade, faisant croire à une simple promenade.

_ Que ressens-tu à l’idée de quitter ces terres ? J’ai cru percevoir, dans ta voix, une certaine aigreur. Tout va bien ? Ne me fais pas croire que tu es inquiet ! Tu es celui qui saura probablement mieux que moi, nous protéger des dangers que nous allons rencontrer.

Car chaque nuit, les histoires sont différentes, car il arrive parfois, que les spectateurs participent.

_ Est-ce la première fois que tu voyages ?

L'heureuse élue atteste d'un talent indéniable.

C'est avec assurance et spontanéité, qu'elle prend le rôle qui lui a été accordé ; sans même laisser une fois seulement une once d'hésitation ponctuer son incroyable prestation. C'est au travers de cette improvisation qu'elle laisse voir ses capacités d'adaptation, d'un coeur vaillant et d'un esprit agile. Gobelin d'ailleurs, se tient docilement en retrait lorsqu'elle s'exprime ; elle sera le personnage principal, ce soir.

Et Gobelin, ça le fait sourire, il est heureux de partager la scène. D'écrire à deux voix, cette histoire.

Face à la rapière mimée, Gobelin entrouvre les lèvres et écarquille les yeux dans un geste admiratif. Face au sac, ses mains applaudissent et saisissent finalement la corde, faisant mine de l'enrouler autour de son bras pour la rendre à la jeune femme dans un hochement de tête appréciateur.

_ Mon ami, c'est un sac si plein de surprises ! J'y trouve ce que je ne cherche pas, et je ne trouve pas ce que j'y cherche !

Sa réponse fait rire et certain.es échangent un regard empli de connivence. Le sourire de Gobelin se trahit sous le masque, avant qu'il ne s'empresse de l'effacer.

_ Mais je sais qu'il y a des bandages pour panser nos blessures, une boussole pour toujours trouver le Nord, ah ! Une amulette offerte par un homme de ces terres, il prétend qu'elle nous portera chance. S'y ajoutent, un pot de résine des pins de Mori, un peu de sable du Royaume et même, une pierre d'un bleu ciel trouvée sous les glaces épaisses du Domaine.

Énumère-t-il en agitant négligemment la main, marchant à ses côtés, les mains jointes dans le dos, traversant de part et d'autres la scène sous les yeux curieux de leur public. Autour d'eux, le décor prend vie. Les cimes des arbres, au-dessus de leur tête, s'animent sous la caresse d'un vent imperceptible. Quelques feuilles virevoltent. A leurs pieds, des buissons, peints sur des planches de bois, se dressent parfois, de temps en temps ponctués de quelques rochers, donnant l'illusion d'une scène qui avance au fur et à mesure de leurs pas.

La main de Gobelin se lève, se saisit d'une feuille qu'il observe entre ses doigts. Ses yeux d'un vert si froid, se glissent le long des veines qu'il dessine du bout du pouce, ses prunelles revenant vers Almire. Son sourire s'étire, comme un éclat de joie planté au travers de ce faciès lugubre, il s'écrie.

_ N'aie crainte, Hue ! Bien sûr, nos forces unies vaincront tout ce qui se dressera sur notre chemin, mais ne laisse pas la peur te freiner ! La vie est faite de découvertes, de risques et d'obstacles à rencontrer. Mais tu es, comme chaque personne de cette assemblée ! Doté d'un coeur valeureux, d'un courage qu'aucune épreuve ne saura vaincre. J'ai toute confiance en ta force, qu'elle soit celle de ton corps ou celle de ton âme ! Il y a plus à craindre des Nobles que tu côtoies que des loups que nous croiserons !

La remarque malicieuse amuse leur public, pour beaucoup constitué de personnes de modestes origines. Taquin, Gobelin fait mine de s'élancer à la suite d'Almire et reprend alors le ton du narrateur.

_ Les deux amis marchèrent quelques jours. Et au détour d'un sentier, s'étirent les Plaines Enneigées.

L'on entend le doux bruissement d'un bâton de pluie. Buissons et rochers, laissent à présent place à des bouquets clairs aux têtes cotonneuses. S'étant tourné vers le public, Gobelin étend ses bras pour mimer l'étendue de l'endroit.

_ Elles sont immenses. Parfois ponctuées de quelques reliefs. Recouvertes de linettes, que l'on appelle aussi les Queues de Renard. Ces fleurs n'ont aucun parfum, mais elles sont si grandes, si nombreuses, que l'on ne voit plus même le sol lorsque l'on marche. Elles arrivent à la taille de nos comparses et tentent de chatouiller leurs aisselles de leurs têtes semblables à celles d'un plumeau… Jusqu'à présent, nos 2 compagnons n'ont rien rencontré d'extraordinaire. Une marchande itinérante, une petite famille de paysans qui leur a offert la nuit, un chien errant qui les a pourchassés sur quelques mètres, jusqu'à ce que l'autorité naturelle d'Hue parvienne à chasser l'animal. Mais sur le chemin, une stèle se dresse sur leur passage.

Gobelin s'accroupit pour faire mine de lire dans une moue dubitative.

_"Vous êtes ici sur le chemin de l'honnêteté. Pour en sortir, répondez avec honnêteté à chaque question qui vous sera posée. Les menteurs ne pourront jamais quitter ce sentier."

Il se redresse, s'appuie sur son bâton dans une moue en se grattant la joue.

_ Quelle blague ! Reprend Ganji, Je n'ai jamais entendu parler de cette histoire ! Remettons nous en marche !

Gobelin marche, fait le tour de la scène et revient à la stèle. Ses yeux s'écarquillent.

_ Qu'est-ce donc ?! Quelle malice ! S'insurge t-il et cette fois, il court et se retrouve de nouveau, à revenir auprès de la stèle sous les sourires amusés des spectateurs, Par les esprits ! Peut-on les tromper ? Faire comme si nous n'étions jamais passés par là ?

Et voilà qu'à reculons, l'homme se retrouve finalement contraint de faire face une nouvelle fois à la stèle.

Consterné, il affiche une moue franchement ennuyée cette fois, avant de basculer en position accroupie.

_ Ah je me souviens pourquoi je voyage seul ! Il ne m'arrive jamais ce genre d'embrouilles d'habitude ! Faire preuve d'honnêteté hein… Qu'est-il donc écrit tout en bas ? Oh ! Répondez à la question suivante : quelle est votre habitude la plus honteuse ?

Ses yeux reviennent vers le dénommé Hue.

_ Vous commencez par répondre ! S'écrie-t-il soudain, venant se glisser derrière le dos de son ami dans un geste précipité qui amuse la galerie, Pendant ce temps, je réfléchis à ce que je vais bien pouvoir dire !

étranges insanités, au fond des pupilles absinthe. Satisfaction suintante, d'un cadavre soudain saisi, d'un spasme de vie, avant qu'il ne redevienne, Genji.

_ Avancez, avancez, voyez si cela fonctionne !

Encourage-t-il d'une petite voix. Et lorsque Almire s'approche, la stèle retombe - elle peut la dépasser. Mais elle se redresse à l'avancée de Genji qui gratte l'arrière de sa nuque dans une petite moue.

_ Ah ! Il faut croire que vous comme moi soyons contraints de dévoiler notre habitude la plus honteuse…

Ses yeux vont vers la foule et soudain, Gobelin bondit dans le public, sous les cris surpris des spectateurs. Il s'accroupit près d'un enfant, échange quelques mots avec lui, l'enfant pouffe et se cache derrière ses mains. Gobelin hoche gravement la tête et remonte sur la piste.

_ Alors je dois avouer ! La terrible et honteuse vérité !

Clame-t-il, levant une main pour l'apposer contre son front.

_ Ma plus honteuse habitude est…

Les yeux se ferment. Mortifié, Genji lâche, d'une voix tremblante.

_ Oh Hue, je prie pour que votre regard ne change pas à mon adresse ! Ma plus honteuse habitude est… que…

Dramatiquement, Genji retombe à genoux.

_ Je mange mes crottes de nez !

Les enfants éclatent de rire. Les adultes, las ou amusés, échangent un regard avant que la stèle ne retombe. Soulagé, Genji se redresse d'un bond.

_ Passons passons ce moment de gêne voulez vous ?

Il se précipite à hauteur d’Almire et reprend la narration.

_ Devant les héros, se dressent alors deux chemins… Sur la gauche ou sur la droite. Quelle direction vont-ils prendre ?

Des acclamations surgissent et finalement, Genji hoche la tete.

_ Dirigeons nous donc sur la gauche… Je crois qu'il s'agit du chemin à emprunter.

Le narrateur reprend.

_ La plaine s'éloigne. Les queues de renard, se font plus petites, jusqu'à n'être plus qu'à ras le sol. Devant eux, se dressent les bois de Mori. Connaissez-vous, les Bois Illusoires ? Les hauts arbres, aux cimes très épaisses. La brume qui s'arrache de terre, comme si toutes les âmes égarées venaient se dresser face à nos deux acolytes pour les ralentir. Une faible lumière, éclaire leur voie. D'où vient-elle ? Du soleil ou de l'astre lunaire ? La clarté éthérée, leur permet à peine de se voir…

Alors, la voix change, redevient à présent, celle de Genji et son accent rustique.

_ Hue ! Hue, où es-tu ? Ah, te voici, est-ce bien toi ?

Comme aveuglé, Genji lève les mains, se dirige au hasard, jusqu'à retrouver Almire qu'il touche au niveau de l'épaule, effleure son visage, du bout de ses longs doigts aux griffes noires.

_ Peut-être est-ce le moment idéal… D'utiliser la corde que tu as prise. L'as-tu toujours ? Attachons-nous !

Genji mime les gestes, de nouer autour de sa taille une corde, sa main revient sur l'épaule d’Hue.

_ A l'aide de ma boussole, nous savons où se trouve le Nord… Continue Hue, nous sommes sur le bon chemin !

_ Les deux amis avancent, dans l'obscurité. Elle est de plus en plus épaisse et ils ne sont plus seuls, dans les ténèbres. Des craquements de branches, de sons étranges, leur parviennent…

Sons produits, par les acolytes du Gobelin. Sons lugubres, hululements nts ou bruissements, la lumière est à présent tamisée. Les spectacteurs guettent la suite de l'histoire, aor qu'une faible flamme, prend naissance dans la main libre de Genji.

_ Prends donc ma boussole, pendant que je nous éclaire !

La voix redevient, narratrice.

_ Les regards qu'ils jettent en arrière, ne leur font rien voir. S'arrêter, leur paraît inenvisageable et lorsqu'ils se figent, les bruits, ne se font plus percevoir. Comme si les Bois eux-mêmes les guettaient. Les arbres, leur semblent soudain si serrés, leur chemin, se fait plus étroit, les contraignant à marcher, l'un derrière l'autre. Et Hue voit devant eux, une autre stèle. Sur celle-ci, est indiquée :
Vous remontez à présent, la voie du courage.
Préparez vous à affronter, votre plus grande peur.
Celleux qui se défileront, seront à jamais prisonnier.es des bois.
Car il n'y a pas de courage, sans peur, car il n'y a pas d'avancée, sans épreuves.

Genji écarquille les yeux.

_ Hue…

_ Mais sa voix, meurt dans sa gorge. Genji raffermit son emprise, sur l'épaule de son ami. Il craint, pour lui. Se pense sûrement incapable, d'agir, incapable, de le protéger. Car il sait qu'au delà, les attend ce qu'ils redoutent le plus d'affronter.

Gobelin alterne, entre le personnage et le narrateur ; lorsqu'il joue l'un, tourne les yeux vers Hue, lorsqu'il joue l'autre, braque ses prunelles vers les spectateurs. Ses yeux reviennent s'unir, à ceux d’Almire, un sourire, s'étire sur ses lèvres.

_ Et c'est à présent à vous, de conter la suite, jusqu'à ce que vous décidiez de me rendre la main… , susurre-t-il.

Heureux, de partager ce moment.

De vivre cette passion, ensemble.

Lui n'est pas, dans la compétition ou l'adversité ; son existence même est un combat. Mais là, il joue, il vit, une histoire, dont ils sont les Rois. Il n'est, pas Gobelin plus misérable, il est, Maître de son Destin.

Et c'est cette liberté, qu'il veut partager.

Son dégoût est si visible, qu’il frappe comme un coup de poignard.

Les babines, se retroussent, dévoilent les dents taillées en pointes, brisées tant de fois, limées par ses propres soins, le visage déchiré d’un rictus. La vie, mordue à pleines dents, si fort qu’il s’en est tant de fois brisé les mâchoires, un rire machiavélique ébranle le larynx, secoue la cage thoracique, claquements osseux et sons gutturaux, s’arrachent des lippes inexistantes. Les borborygmes, deviennent grondements, comme le ronronnement lugubre, Gobelin, se nourrit des rêves et des cauchemars.

Voir, ce qu’il éveille chez elle, procure une étrange satisfaction. Cruelle, diraient certain.es, celleux qui ne savent pas, ce que Gobelin endure, depuis tant d’années. Rejet, dégoût, mépris, pour ses difformités, le ridicule ne tue pas, mais le dédain et les moqueries, ne le font que trop bien. Conviction de n’être qu’une poussière facile à balayer, qu’un misérable à écraser, un monstre dont l’on reproche l’existence, tout ça s’est ancré, à force de coups, de crachats, de grimace et lui, en réponse, sourit de toutes ses dents.

Impudence, d’une flamme qui refuse de s’éteindre.

L’ordre qui s’abat, comme les mains qui se referment sur ses poignets osseux, lui arrachent un cri surpris et le premier réflexe, de plier les genoux. La réaction surprend la foule, les plus jeunes devant, s’échangent même un regard inquiet – la colère, effraie.

Mais Gobelin attend sagement qu’elle le relâche et lorsqu’elle le fait, agite les mains.

_ Pardon pardon Hue ! J’oublie souvent que tu n’aimes pas que l’on te touche, quel imbécile je fais !

Comme si, cet accident, était tout à fait prévu dans le scénario improvisé, comme si ce n’était pas elle, mais bien son personnage qui réagissait. S’assurer, qu’elle préserve bien son rôle d’actrice et que les spectateurs, n’y voient que du feu, d’ailleurs, la tension retombe aussi vite qu’elle a surgi, les plus sensibles, s’apaisent.

_ Je suis désolé, sourit Genji, à moins que ce ne soit Gobelin, qui la fixe droit dans les yeux, les paumes toujours levées dans un geste pour l’apaiser, comme face à un fauve dont il faudrait contenir, l’agressivité.

Il ne se considère, qu’instrument, objet de l’histoire, raison, de se faire valoir. Car Gobelin n’a pas l’idée, de ridiculiser ou d’humilier, souhaitant lui donner la main, pour lui donner le pouvoir, de dicter la suite de l’histoire, si elle le désire, pour être, plus à son aise, lui sait, qu’il saura toujours s’adapter. Car l’histoire est un cours et lui, est un poisson – devenant tour à tour, Roi, Gobelin, Princesse ou Dragon, rôles enchaînés, spectacles improvisés, dès son plus jeune âge, dans la cour du village ou celle des miracles.

S’échapper, de ce monde parfois si rude, de se corps qu’il exècre, de cette condition qu’il déteste, plonger toute son âme, dans ces personnages qu’il s’approprie totalement, Gobelin a vécu, tant de vies et d’aventures au travers des récits. C’est par ses lectures et son imagination fertile, qu’il a probablement réussi à survivre.

Quand Hue lève son épée vers le ciel, Genji se mord la lèvre.

_ Je n’ai pas vos aptitudes martiales, mon cher Seigneur… ! Comment pourrais-je me protéger… ?

Et alors, la lumière s’éteint, l’obscurité retombe. Tous retiennent leurs souffles, avant qu’une lumière ne s’éclaire soudain. Un drap blanc, en réalité épinglé sur une lance, se dresse face à Almyre dans un gémissement. Les enfants crient de stupeur, face au fantôme qui vient d’apparaître et qui s’approche en direction d’Hue, contraignant l’actrice à réellement employer sa rapière.

Un vrai duel s’enchaîne, où le fantôme voltige, s’échappe, tente soudain une approche, gémit et crie, lorsque les coups portent… L’épée parvient à taillader le monstre et le fantôme soudain, s’échappe.

Les lumières se rallument, indiquant la fin de l’affrontement. D’abord seule sur l’estrade, quelques secondes de silence, avant qu’une poupée recouverte de la tenue de Genji, ne soit poussée en direction d’Hue.

_ Hue, Hue… Gémit une voix faible. Quand Hue tourna les yeux, l’horreur le saisit. Genji, son ami, gisait à terre. Bien qu’il n’y ait aucune trace de sang, Genji, n’avait plus, ni ses jambes, ni ses yeux.

Car sa peur, sa peur, était celle de ne plus voir, de ne plus entendre, de ne plus pouvoir, marcher. Genji, était un bon vivant, un voyageur, un homme qui aimait, parcourir et voir le monde, s’emplir l’esprit, de tout ce qu’il pouvait découvrir !

Mais les Bois Illusoires, lui avaient arraché tout cela. Hue, n’avait pas d’autres choix que le porter pour le reste du voyage ou prendre le risque, de le laisser là.

Il était difficile de savoir, quand cette peur serait vaincue, et s’il y avait même, moyen de la vaincre ! Mais Genji, avait cessé de se plaindre. A même le sol, face contre terre, il respire profondément, les yeux clos, vivant, peut-être, inconscient. A moins qu’il ne refuse, d’être un fardeau pour la suite du voyage ? Car il reste encore tant, à parcourir et qu’Hue, aura probablement besoin de son bras, de son arme, pas d’un corps, à porter !

Quel sera donc son choix ?

Interroge le Narrateur.

Car Gobelin veut faire d’Almire, son principal acteur, qu’elle soit, partie prenante au déroulé de l’histoire et à l’enchaînement des évènements. Ne souhaitant plus, lui imposer un quelconque contact, il a préféré utiliser, une simple poupée de chiffon pour le représenter.

L’attention du public, se dirige tout entière vers Almire, attendant de voir, quelle serait la réaction d’Hue…

L’histoire a changé.

Le ton n’est plus aussi léger. L’ambiance, n’est plus aussi féérique. Les enfants, inquiets, ont retenu leur souffle alors que les adultes sont soudain, saisis par les évènements.

Les yeux fixés sur Almire, à elle, d’offrir à Genji ce qu’elle n’a pas donné à Gobelin. Qu’elle rachète, sa faute, la blessure qu’elle vient d’infliger, à son ego.

Alors pourquoi faire d’elle, l’héroïne ? Pourquoi faire d’elle, celle que l’on gardera dans les mémoires, comme le personnage principal de l’histoire ?

Car le but de ce récit n’est pas de venger, le misérable Gobelin, mais de donner, un message. Aucun spectateur n’a pu percevoir le trouble du Gobelin, la dague qu’elle vient de planter, dans des cicatrices que le temps n’a jamais suffi à refermer, personne ne sait pourquoi la créature, s’est réfugiée à l’abri des ténèbres, qu’elle ne veut plus, se faire voir. Laissant sa voix, rappeler sa présence, à elle seule, elle suffit.

Il n’est, que créateur de rêves, façonneur de cauchemar, porteur d’espoir - c’est le rôle qu’il a décidé d’endosser ce soir.

_ Les paroles de Hue, Genji, les entend-t-il ? Son corps porté par celui de son ami, ses mains saisissent ses épaules, touchent les arbres, il sent, sa présence. Loin du sol terreux, il n’a plus le nez dans la poussière, mais dans ses cheveux, il sent sa chaleur, son corps, prêt à porter le sien.

Être abandonné, est peut-être la pire crainte que l’on puisse avoir. Mais Hue est là, pour Genji.

Car le vrai amour, la vraie amitié, ce n’est pas laisser derrière, ceux qui souffrent, ceux qui ne sont plus, en capacité de marcher, ceux qui ne parviennent plus à avancer. Ce n’est pas abandonner, un ami qui a besoin d’aide ! A condition, que cet ami sait se montrer reconnaissant et vous montrer la pareille !

Les mains de Genji, se reposent sur les épaules d’Hue, pressent sa peau pour le remercier, et à l’orée du bois, Ganji semble soudain, retrouver la vue.

Là !

Il indique, d’une main tremblante.

Je vois la Plante, le Remède aux Milles Mots !

A quelques mètres d’Hue, un éclat de lumière attire son regard. 

Dans un coin de la scène, une lanterne est allumée. Elle dégage, une belle lumière verte : à ses pieds, une simple fleur blanche a été déposée.

_ Alors qu’Hue s’approche, Ganji se détache de lui, son ami a retrouvé ses jambes. Ganji lui sourit, mais reste en retrait alors qu’Hue trouve la source de sa quête. Mais lorsqu’il va pour saisir la fleur… Une ombre le contraint à reculer.

L’Ombre, est une silhouette drappée d’un linge noir épais. La créature se dresse et d’elle-même, récupère la fleur qu’elle garde entre ses doigts osseux. Entre les pans du vêtement, se devinent ses yeux verts - morts. Aucune lueur, ne se reflète au sein des pupilles d’une couleur, dérangeante.

Surface lugubre, d’une mare croupie, à la surface rongée d’algues et plantes aux formes étranges ; voit elle, tous les corps au fond des pupilles noires ? De ce puits sans fonds, où tant d’espoirs se sont noyés.

_ Hue, je suis, la Fée aux Souhaits. J’ai entendu, ton appel et j’ai décidé d’y répondre. J’ai ici, la Fleur que tu recherches, mais j’entends aussi, ce que ton coeur aspire : si tu souhaites soigner Umeko, je te donnerai cette Fleur et te renverrai chez toi, d’un claquement de doigt. Mais j’ai entendu, tes désirs les plus profonds : tu rêves, d’être Seigneur toi aussi. Et il me suffirait, d’un claquement de doigt, pour te renvoyer chez toi et faire de toi, le Roi.

Hue, il est l’heure de faire ton Choix.

Le dernier choix, de cette histoire.  

La voix de Gobelin est méconnaissable.

Grave, sépulcrale, d’une autorité emplie de noblesse, d’une menace suintante, langueur sensuelle, d’un reptile qui glisse à même la peau. Regard mort, planté dans les prunelles de la jeune femme, sa main osseuse, refermée sur la fleur blanche, jointures, saillantes, tendons, perceptibles, sous le linceul, qui sert de derme. Qui recouvre, s’étire, sur les articulations, prêt à se fendre, sous la pression des veines, verdâtres, comme souillées déjà, d’une moisissure qui le ronge.

L’assemblée retient son souffle.

L’apparition de la fée funeste éveille des instincts viscéraux, la peur crépusculaire, ce malaise que l’on ressent en traversant les cimetières, la Mort est avec eux. La créature lugubre, tapie sous son voile sombre, émerge sa main cadavérique, comme tout juste sortie de terre : entre ses doigts, tourne la fleur immaculée. Almire réalise peut-être qu’il n’y a plus de musique pour les accompagner.

Car jusqu’à présent, quelques instruments ponctuaient leur marche, appuyaient les grands moments : en cet instant, il n’y a que le silence. Le bruissement de leurs vêtements et le son de leur voix. Il n’y a qu’eux, au centre de la scène, et les regards se portent sur l’héroïne de cette histoire.

Actrice, dont le masque se fend pourtant au moindre mécontentement, Gobelin d’habitude ne prend pas plaisir à enfoncer ses griffes acérées dans les plaies béantes. Mais son mépris, jeté à son visage, ravive un désir animal. L’envie, de faire mal. De planter ses dents, dans les failles de ce masque, le déchirer à la force, de ses longs doigts osseux, lécher le sang, le pus et les larmes séchés qui suintent, de ces blessures que le temps n’a pas suffi à guérir.

Réalise-t-elle, toutes ces fois où elle a perdu pied, où elle a dévoilé ce qu’elle était ?

Au travers des hésitations, des grimaces, de ses actions, son corps, reflet de son âme, dévoile au grand jour ce qu’elle ne veut pas montrer. Les spectateurs n’y voient que le personnage, mais Gobelin a été mordu par cette vérité tranchante. Cette réalité blessante.
Que malgré tous ses artifices et artefacts, malgré tous ses jeux et ses grimaces, il ne reste, qu’un vulgaire et misérable, qu’un sale et pitoyable, qu’un méprisant et vulnérable, petit, tout petit, Gobelin.

L’histoire se fait d’une morale à laquelle Gobelin ne pense pas : à ses yeux, la jeune femme est libre d’agir, comme elle le désire et non pas, comme il le lui impose. Mais il est intéressant de voir qu’elle connaît si bien les diktats du monde dans lequel ils vivent, pour réussir à faire semblant, pour faire de ces valeurs, siennes. Pour défendre, une morale qui inspirera les enfants, qui soulagera peut-être les plus grands. Almire, se faire la leçon seule, car elle a assimilé et veille à suivre, ce que le Monde dicte de « bien », bien qu’à sa place, Gobelin aurait pu faire d’autres choix…

N'est-ce point-là, le plaisir du jeu ? S’égarer là où il ne faut pas, tenter des choix, que l’on ne ferait pas.

N’est-ce point ainsi, qu’il mène sa propre existence ? Sous couvert, de rires et de malices, de tromperies et d’humour, c’est ainsi qu’il s’est donné le droit d’exister.

Bouc émissaire, d’une société qui l’a haï et rejeté, Gobelin a veillé à devenir bouffon, sujet à mépriser et à plaisanter, provoquer l’amusement, pour récolter quelques miettes d’affection et de tolérance. Se ridiculiser et s’humilier, pour que les autres n’aient pas à le faire, pour qu’ils lui accordent, un peu de pitié et de bienveillance.

Il quémande et mendie, non pas seulement pour l’argent, mais pour simplement qu’on ouvre les yeux et accepte, ses différences. Si nombreuses. Physiques, et psychologiques, il est né, difforme, il est né, monstre, auprès d’un Peuple qui ne l’a épargné, que par Humanité.

Un peu de tolérance, pour cette créature qui n’avait pas grand-chose pour se nourrir ou se vêtir, cet enfant qui se faufilait dans les maisons, pour aider ou voler, ce petit qu’on chassait à coups de balai, mais à qui l’on apportait vivres et vêtements, quand il n’y avait plus ma-mie pour s’occuper de lui.

La liberté d’être et d’agir comptent tant, pour le Gobelin qu’à dire vrai, quels qu’auraient été les choix d’Almire, il aurait fait d’elle une héroïne. Car au fond de lui, la créature, aussi abjecte soit-elle, ne souhaite pas reproduire les erreurs d’une société qui l’exècre.
Mais Almire ne semble pas s’être affranchie des regards qui l’observent : voilà qu’elle accepte, de suivre ce que les autres pourraient attendre d’elle, plus que ce que Gobelin lui permet de faire.

Et il se contente, d’une satisfaction vicieuse : celle de voir, qu’elle est emprisonnée, celle de la voir, muselée, une petite vengeance pour le mal infligé.

Des applaudissements retentissent au discours d’Almire. Ses mots éveillent des émotions positives, en tous cas, ravivent la sympathie du public, des enfants qui, captivés par le récit, encouragent Hue pour son courage, d’adultes reconnaissants, de voir ce beau message.

Aussi, le silence de la jeune femme paraît inaperçu, ne paraît être qu’un moment pour laisser les valeurs invoquées s’infuser dans l’âme des observateurs.

Mais Gobelin n’est pas dupe.

Les yeux ambre, les yeux fauve, plantés au plus profond d’une forêt émeraude. Il voit en elle, rage et autre chose, un tigre qui dévoile ses crocs, un animal acculé qui n’attend que de lui sauter à la gorge, le déchiqueter. Le faire souffrir, lui faire payer, s’abattre, comme un raz de marée, pour tout, effacer.

Purger son existence, de la face du monde, comme une pustule que l’on souhaite percer, une épine à arracher, une mauvaise plante à brûler.

Et sous la capuche noire, au fin fond, de ses yeux verts, de ces puits, si noirs, il n’y a rien. Plus rien qui évoque, Monstre ou Gobelin.
Zeng la regarde. Au plus profond de son âme.

Il voit, tout ce qu’elle dissimule.

Et l’observe. Avec un certain recul, une certaine maturité, il n’est après tout, pas la personne qu’elle a blessé. Le mal déjà effacé, d’un battement de paupières, d’un battement, de cœur, car chaque jour c’est se confronter à ces mêmes épreuves. Ces épreuves qu’il a tant de fois traversées.

Elles ne sont jamais agréables, mais plus suffisantes pour le briser.

Le remède, il le lui glisse entre les doigts.

A moins que ce ne soit, un poison.

Comme pour assentir, appuyer, sa décision de faire, semblant, pour plaire – mais il n’est pas là pour l’humilier. Le but de ces spectacles est avant tout, de faire réfléchir, penser, voire d’aider. Et si sa rage, sa frustration, sa haine peuvent l’aider à se libérer… Zeng ne peut en être que satisfait.

Peut-être, a-t-il réussi à lui faire goûter à ces rares moments de liberté.

Quand son masque s’est fendu, qu’il n’y avait plus qu’elle et plus Hue pour la dissimuler.

Dans ses grimaces, sa douleur, sa colère, des émotions qui témoignent de son désir, d’exister.

_ Le remède fut donc donné à Hue.

Gobelin dissimule son corps, dans l’ombre, il n’y a plus qu’Almire sur scène.

_ Hue put rentrer chez lui, aux côtés de son ami, sans avoir à affronter la moindre difficulté. Il fut accueilli comme un héros, et son remède permit de soigner son frère ! Un frère qui, si reconnaissant, lui tint ces propos :
Hue, mon frère ! Tu n’as point seulement sauvé ma vie, mais aussi le Royaume. L’on m’a fait part, de ton voyage et de tes choix : bien que tu aies été, impulsif, que tu te décrives irréfléchi, tu as pris soin d’être sincère, dans tes réponses, d’être loyal, à ton ami, tu as fait le choix, de me sauver plutôt que d’accepter, le pouvoir ! N’oublie pas, que le réel pouvoir, la plus forte des puissances, est celle de réussir à être soi, combien même le monde et ses épreuves s’opposent à toi.
Je t’ai trouvé, si brave, si persistant, si bon, et je me sens aujourd’hui, si faible et fatigué, aussi je fais de toi, le nouveau Seigneur de ces terres !
Et le Seigneur Hue régna, pendant des années.

Les lumières s’éteignent pour conclure le spectacle. L’on applaudit, avec joie, avant que des lanternes vertes ne soient allumées derrière le public pour les inviter à suivre le chemin pour rejoindre la ville… A l’entrée, Lazur, un jeune homme au visage dissimulé par un voile blanc et portant un turban épais, recueille les dons au sein d’un grand sac.

Almire, se retrouve quelques secondes seule dans l’obscurité la plus totale, avant que quelques lumières ne soient allumées sur son côté gauche, pour lui montrer l’escalier et qu’elle puisse le descendre sans difficultés.

Gobelin, l’index éclairé d’une flamme, allume une autre lanterne, qu’il tient à la main cette fois. En bas de l’estrade, il s’incline légèrement, une main posée sur le cœur.

_ Les Lanternes Vertes vous remercient pour votre participation, Jolie Dame. Et Gobelin espère, que le spectacle vous a plu. Que votre retour chez vous, se passe pour le mieux, sans croiser sur votre chemin, étranges pierres ou bois tortueux…Ni de Gobelin pernicieux !

La créature ricane, de son rire grinçant, en agitant paisiblement sa lanterne.

_ C’eut été, un très beau spectacle, très beau spectacle…

Souffle-t-il en penchant la tête sur le côté.  

Un très beau, spectacle.

_ Gobelin espère, que vous ne ferez pas trop de vilains cauchemars.